L’Accord d’association conclu avec l’Union européenne est une capitulation
Par Mourad Benachenhou(*) – Abdelaziz Bouteflika, l’ex-président de l’Algérie, démissionnaire, mais non encore déchu, a-t-il violé son serment solennel, prononcé quatre fois, de défendre la souveraineté nationale ? On ne peut que répondre par un affirmatif sans nuances, à cette question, lorsqu’on analyse, en toute objectivité, et sans esprit partisan, l’orientation qu’il a donnée aux relations économiques internationales de notre pays telles qu’elles apparaissent à travers les accords signés sous ses ordres. Un seul traité constitue l’épitomé de cette politique de «capitulation» au double sens du mot.
Le refus de l’ex-chef d’Etat, refus quasi pathologique, de faire confiance aux Algériens, de mobiliser toutes les potentialités humaines et naturelles du pays et sa décision non ambigüe de mettre les relations économiques et diplomatiques internationales algériennes au service exclusif des intérêts vitaux de puissances étrangères, se retrouvent dans l’Accord d’association avec l’Union européenne, (UE) négocié, puis mis en vigueur le 1er septembre 2005 – il y a donc 15 années de cela – dans la précipitation, mais de manière réfléchie quant à son objectif contraire aux intérêts nationaux les plus vitaux.
Une victoire diplomatique à la Pyrrhus
La motivation première dans la rapidité avec laquelle cet accord a été «négocié», si on peut employer ce mot pour qualifier un exercice où une partie impose à l’autre à la fois ses conditions et les mots pour les exprimer, était, pour l’ex-chef d’Etat, de gagner une bataille diplomatique fictive, une victoire à la Pyrrhus, en fait, une défaite totale où la «reddition à l’ennemi» est totale, et sans conditions.
Cet accord, dont les motivations qui animaient l’ex-chef d’Etat algérien étaient contraires à son obligation constitutionnelle solennelle de défense de la souveraineté nationale, impliquait que les deux partenaires aient des structures de production, si ce n’est complémentaires, mais, du moins, suffisamment diversifiées pour que l’une ne soit pas exclusivement acheteuse et l’autre exclusivement vendeuse. Il se trouve qu’en fait ce traité ne pouvait alors être d’aucun bénéfice à l’Algérie, pour la bonne raison que celle-ci n’avait, à l’époque de la signature, rien à vendre d’indispensable à l’autre partie que cette dernière ne pouvait obtenir de nulle part que de notre pays.
Quelque quinze années plus tard, cette situation n’a pas changé d’un iota, sauf au détriment de l’Algérie, dont le potentiel de production a subi un coup mortel du fait de l’invasion de produits d’importation qui ont fait disparaître ou ébranlé de vastes pans de l’appareil de production national. Les statistiques commerciales de 2019 montrent que les importations de produits manufacturés et de biens de consommation en provenance de l’UE, qui ont connu au fil des années un coup d’accélérateur à la suite de la mise en œuvre de cet accord, représentent 44,30% des achats extérieurs de l’Algérie, pour un montant proche de 19 milliards de dollars, alors que notre pays n’a exporté que pour l’équivalent d’un milliard de dollars de produits hors hydrocarbures, dont la moitié sont des sous-produits des hydrocarbures.
L’ex-puissance coloniale a la part du lion dans les importations algériennes en provenance de l’UE, part qui correspond au quart de ces importations. Ces statistiques commerciales ne couvrent pas les transferts illicites de capitaux vers l’UE, tout comme les activités de services de toutes natures achetées à des entreprises de l’UE, y compris des activités d’audits comptables et de gestion, de gardiennage et d’organisation de foires et de conférences sur le territoire algérien, etc.
L’aide financière de l’UE, une subvention à ses propres entreprises
Quels que soient les mécanismes financiers (Meda I, Meda II, PIN ) programmes indicatifs nationaux) et autres – d’un montant ridicule par rapport au volume des importations algériennes – mobilisés par l’autre partie pour mettre à niveau l’appareil de production nationale, et effectuer d’autres actions au profit de l’économie algérienne, mais exclusivement au bénéfice de sociétés prestatrices en provenance de l’UE, et lui donner la capacité d’exporter autre chose que les hydrocarbures – qui ne sont pas partie de l’accord, comme dans tous les traités de libre-échange internationaux –, la marge de diversification entre les deux parties est tellement large qu’il est impossible qu’elle soit rétrécie dans le court terme au profit de l’Algérie.
L’aide financière européenne est en fait une aide à ses propres entreprises, le coup «du voisin qui veut bien vous prêter son arrosoir et vous laisser utiliser son eau à condition qu’ils servent exclusivement à arroser son jardin !» C’est un peu également celui qui est prêt à faire l’aumône à condition qu’il garde son argent pour lui.
Les produits «high tech» importés de l’UE : yaourt, fromage, moutarde, vinaigrette, parfums, bière, glaces à déguster…
Un Accord d’association est fondé sur le principe des avantages réciproques et du fameux principe de Pareto suivant lequel, dans les pires des conditions, même si l’une des parties tire moins d’avantages économiques que l’autre, elle n’en pâtit pas au point où sa situation se détériore au fil des années.
Il faut dire que ce principe minimal de justification de l’association n’a pas été prouvé. L’Algérie importe non seulement des produits qui, visiblement, dépassent ses capacités de production mais également des produits aussi peu «high tech» que les alcools de tout type, les parfums, les produits de beauté et d’hygiène divers, la moutarde, la vinaigrette et même, comble de l’absurdité, les glaces, les biscuits et même le pain !
Même les circuits de distribution nationaux se sont retrouvés parasités par ces importations de consommation, génératrices de super-bénéfices pour leurs importateurs comme pour leurs vendeurs en détail, au point où des activités commerciales strictement réglementées, comme les pharmacies, se sont transformées en boutiques de vente de ces produits importés au lieu de se concentrer sur l’écoulement, si ce n’est la fabrication, des produits dont ils ont légalement le monopole de la distribution.
Nouveaux acteurs politiques au profit des intérêts des puissances étrangères
Plus grave encore : les importations ont donné lieu à la création de puissants groupes de pression, appelés communément lobbies, mais essentiellement des hommes et femmes «entrepreneurs,» déclarés ou faisant commerce, à différents titres professionnels, de leurs affiliation tribales, régionales, familiales, etc. c’est-à-dire de leur influence politique pour renforcer la mainmise de leurs mandataires sur la politique économique du pays, et, en fait, sur toute sa politique car, hélas ! la sphère économique commande tout, y compris les critères de choix des responsables politiques dont on sait qu’ils ne passent que par le filtre de la cooptation sur la base de critères clandestins, certes, mais destinés essentiellement à assurer la pérennité du pouvoir de leurs commanditaires, eux-mêmes plus ou moins «achetés» par les lobbies au service d’intérêts étrangers.
Evolution plus dangereuse encore, des plumes mercenaires, pourvues de diplômes universitaires dont l’obtention a été payée par le généreux système national de bourses, ont été mobilisées pour fournir la base idéologique et l’argumentation destinées à faire croire à tout un chacun qu’en fait cette ouverture économique répondrait à la rationalité des lois du marché, qui ouvrirait la voie à l’opulence partagée, selon les principes énoncés par Adam Smith, l’écrivain écossais du XVIIIe, dans son fameux ouvrage La Richesse des nations et reprise avec plus de détails dans tous les manuels modernes de sciences économique ! Mais, hélas ! cette fameuse «main invisible» ignore l’histoire, les dimensions politiques complexes, tant internes qu’externes, et les relations de puissance entre les nations qui distordent les lois du marché et les mettent exclusivement au service des plus forts et des «mieux armés».
Des «braqueurs de banques» en guise d’entrepreneurs !
On se retrouve dans la situation encore plus absurde, qui n’est nullement le résultat des «mécanismes de marché, mais la conséquence du système de gouvernance interne, où «braqueurs de banques,» car c’est ainsi qu’on peut qualifier la classe des «entrepreneurs «algériens», utilisent les crédits obtenus auprès des banques publiques algériennes, non seulement pour maintenir la dépendance du pays à l’égard des fournisseurs étrangers des produits les plus banals mais, plus grave encore, pour transférer illégalement, et sous le couvert de ces importations, surfacturées de manière systématique et grossièrement exagérées, des capitaux algériens ; ces «braqueurs», loin de contribuer à l’enrichissement de l’Algérie et à son développement, financent la sauvegarde des pans des industries des pays de l’Union européenne et assurent la vitalité de leurs marchés immobiliers et la solvabilité de leurs banques.
Effectivement ces «braqueurs» ne portent pas d’armes, mais leurs sponsors en possèdent, et beaucoup ! Comme dit la fameuse devise des échecs : «La menace est plus forte que son exécution.»
Un pays «émergent» exporte, au vu et au su des autorités publiques algériennes, des capitaux vers le groupe économique le plus puissant du monde ! Certains mettent en cause l’environnement des affaires en Algérie pour expliquer les distorsions dans la structure économique de l’Algérie, qui favoriseraient les activités spéculatives d’importation au détriment des investissements productifs, qu’ils soient nationaux ou étrangers.
C’est là une «plaisanterie» pour ne pas employer un mot plus familier qui ne résiste pas à l’examen le plus superficiel. Comment expliquer l’émergence d’une classe de milliardaires, dont on ne peut nullement dire qu’ils ont tiré leur fortune «d’innovations destructrices», selon la fameuse expression de Joseph Schumpeter, l’économiste austro-américain (1883-1950) ?
S’il y avait tant à redire sur le climat des affaires, sur la bureaucratie, sur le fonctionnement du système bancaire, sur l’acquisition des terres, sur l’accès aux moyens de payements extérieurs, d’où vient donc toute cette richesse accumulée par une classe dont le moins qu’on puisse affirmer, sans risque d’être démenti, est qu’elle ne peut pas justifier son enrichissement-minute par des inventions qui auraient bouleversé la structure de la production algérienne.
On a également blâmé la règle du 51/49 pour le peu d’enthousiasme des investisseurs étrangers à l’égard de l’Algérie. Cette critique ne tient certainement pas la route, pour la bonne raison que l’ouverture à tous les vents du marché algérien rend les investissements de substitution à l’importation non seulement coûteux par rapport aux opérations commerciales, mais également inutiles : pourquoi investir dans un pays qui s’est engagé par traité international à acheter tout et n’importe quoi de l’étranger ?
On ne soulignera jamais assez, quitte à donner l’impression de se «répéter», que la classe d’entrepreneurs algériens tient plus des «braqueurs de banques» que des «capitaines d’industrie». Elle a un accès illimité tant à l’argent des banques publiques qu’aux réserves de changes, et bénéficie de la subvention, s’ajoutant aux autres aides étatiques mentionnées plus bas, et pas si cachées que cela, d’un taux surévalué du dinar par rapport aux devises étrangères ; et c’est là une des constantes dans les observations du FMI sur l’économie algérienne, contenues dans le rapport annuel commun, connu sous le nom de «rapport article IV» du nom de l’article du statut de cette institution exigeant de pays membres de fournir annuellement les informations sur leur politique monétaire et des changes et sur l’environnement économique nationale.
Le processus d’ouverture économique et de privatisation a échoué
La privatisation, dans des conditions plus que douteuses, de pans entiers de l’appareil de production public et privé, la libéralisation quasi totale des activités commerciales extérieures, la distribution généreuse des crédits bancaires, les exemptions et les exonérations de tous types accordées aux «entrepreneurs», sans compter les subventions aux salaires que sont les subventions au logement et aux produits de première nécessité, la répression des revendications salariales et la passivité du «syndicat» officiel, de même que l’effondrement du droit du travail, etc. ont été exploités par les «entrepreneurs algériens, pour accumuler les richesses, acquérir les biens de consommation de haute valeurs – voitures de luxe, bijoux, bateaux de plaisances –, se construire des palaces dignes de membres de familles régnantes, mener un train de vie somptuaire, investir dans l’immobilier dans les principales capitales européennes, acheter la complaisance des autorités publiques, non pour contribuer à accroître le potentiel de production nationale et à diversifier les exportations.
Bref, tels des requins en furie, ces «entrepreneurs» ont saigné à blanc le pays. On veut maintenant les aider à «blanchir leur argent mal acquis» sous le couvert de relance et de réforme de l’économie !
La «libéralisation» accentuée de l’économie, proposée pour guérir les maux économiques et sociaux du pays et ramener un peu de sérénité dans la sphère politique, apparaît comme un slogan douteux quant aux desseins qu’elle cache, au vu des résultats désastreux qu’elle a déjà produits.
On veut déverser des matières inflammables sous le couvert d’éteindre l’incendie qu’a créé cette «libéralisation à tous vents» et dont les résultats patents n’échappent pas à l’observateur le plus ignorant des arcanes de l’économie !
L’Accord d’association Vietnam-Union européenne : un accord gagnant-gagnant
L’exemple de l’accord signé en juin 2020 entre le Vietnam et l’UE met encore plus en relief l’inanité de l’accord du même type passé entre l’Algérie et le plus puissant ensemble économique du monde. On donnera ici simplement, et sans commentaires, le contenu résumé de ce récent accord, tiré d’un site internet : «Qu’est-ce que l’accord UE-Vietnam ? L’accord UE-Vietnam est un accord de libre-échange établi dans le but d’éliminer 99% des droits de douane entre l’Union européenne et le Vietnam. Ce pays d’Asie du Sud-Est a une croissance économique de 7% par an et est le deuxième plus grand partenaire commercial de l’UE dans la région, grâce à une exportation de ses marchandises vers le continent de 42,5 milliards de dollars en 2018 et une importation depuis l’UE de 13,8 milliards de dollars. Avec cet accord, l’UE augmenterait d’ici 2035 ses importations depuis le Vietnam de 15 milliards de dollars (principalement des équipements de télécommunications, vêtements et produits alimentaires) et ses exportations de 8,3 milliards de dollars (principalement du matériel de transport, produits chimiques et agricoles». Il est également attendu la création de 14 000 emplois dans l’Union européenne pour chaque milliard d’euros exportés». ( https://fr.wikinews.org/wiki/Accord_UE-Vietnam_:_le_Vietnam_a_vot%C3%A9_l%27accord_de_libre-%C3%A9change)
En conclusion
Le mode de gouvernance de l’économie algérienne au cours de ces vingt dernières décennies a été caractérisé par la subordination des intérêts nationaux à des objectifs strictement personnels de la part de l’ex-chef d’Etat, qui apparaissent non seulement à travers l’exemple du mode de réalisation de la Grande Mosquée d’Alger, sujet traité ailleurs, mais encore plus clairement, à travers l’Accord d’association entre l’Algérie et l’Union européenne, accord qui reproduit le modèle des «capitulations» d’antan imposées unilatéralement par les puissances coloniales au détriment des intérêts de leurs «partenaires commerciaux» plus faibles.
On verra bien des bureaucrates des deux côtés prouver que l’Accord d’association entre l’UE et l’Algérie a eu des effets positifs sur l’économie algérienne, qui auraient contrebalancé ses effets négatifs et, plus spécifiquement, l’explosion des importations algériennes en provenance de cette entité économique et son impact négatif sur l’industrie nationale algérienne, mais la réalité des statistiques douanières tout comme de l’état de l’économie algérienne est là pour prouver le contraire.
Le blâme du caractère déséquilibré de cet accord doit être dirigé non seulement contre le chef d’Etat algérien précédent, qui tenait à gagner «à la Pyrrhus» une victoire diplomatique, creuse et ressemblant à un acte de reddition aux diktats de nos partenaires économiques les plus proches géographiquement, mais également contre la nouvelle classe des «entrepreneurs braqueurs de banques».
Cette classe de «prédateurs» dont les sources d’enrichissement sont des plus opaques, et qui ont non seulement rien prouvé quant à leurs capacités entrepreneuriales, dans le sens normal du terme, a plus fait pour rendre l’Accord d’association aussi nuisible que possible à la diversification de l’économie nationale que pour la libérer de l’emprise extérieure, et ont contribué à rendre cette association totalement perdante pour l’Algérie et totalement gagnante pour l’Union européenne.
On peut affirmer que le processus de privatisation a échoué, et que tout le raisonnement fondé sur les enseignements des partisans du libéralisme a été démenti par l’expérience algérienne et par le comportement de la classe des «entrepreneurs spécifiquement algériens».
On aurait pensé que, face à la concurrence étrangère, et sur la base du fameux principe ricardien des «avantages comparatifs» l’industrie algérienne allait connaître un bond en avant du fait du faible prix de l’énergie et de la main-d’œuvre. Mais les statistiques prouvent que notre industrie a reculé au cours de ces vingt dernières années, et que ce qui en reste ne doit sa survie qu’au fait que, d’une façon ou d’une autre, elle bénéficie des subsides de l’Etat, directs ou indirects, et qu’elle n’est pas allée vers plus de sophistication, plus de diversification à la mode coréenne ou chinoise.
On ne peut pas reconstruire l’économie algérienne sur des théories, transformées en slogans pour les besoins de la cause, dont les «missionnaires» utilisent l’analogie au lieu de partir de la triste réalité algérienne.
C’est une ineptie, au vu de la situation économique du pays, dont les causes et les conséquences profondes sont visibles au moindre des passants que de militer pour une grande ouverture et l’accélération de la privatisation.
Finalement, ce ne sont pas les arguments d’analogie qui vont remplacer une analyse sérieuse de la situation actuelle et laisser poindre l’existence d’une vision claire pour sortir le pays de cette existentielle. Faut-il le souligner ? Le Danemark n’est, hélas ! pas l’Algérie et il a, en fait, non seulement une économie autrement plus avancée et plus diversifiée que l’économie algérienne, mais également une législation progressiste du travail qui date de 1898, même si peu d’entre elles a fait l’objet de lois spécifiques, ayant obtenu l’approbation de ses structures parlementaires, excepté une loi-cadre ancienne et la loi généreuse de 1996 sur les conditions de licenciement des travailleurs. Au Danemark, comme dans tous les pays qui ont adopté le Code civil français, «le contrat vaut loi entre ceux qui y sont parties».
M. B.
(*) Ancien ministre de l’Economie, professeur titulaire des universités, auteur de dix ouvrages traitant de questions économiques et politiques algériennes.
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