Labours-semailles 2020 : une campagne mal engagée
Par Djamel Belaïd(*) – Les céréaliers français peuvent d’ores et déjà se frotter les mains, l’an prochain l’Algérie sera encore fortement importatrice de blé. En effet, la campagne céréalière s’engage dans de mauvaises conditions climatiques mais aussi organisationnelles. Ce serait un miracle que la récolte à venir soit exceptionnelle. Pourtant, le professeur Mekliche estime que l’Algérie possède un potentiel de production de 100 millions de quintaux. Voyons ce que nous ne savons pas encore faire.
Des pluies automnales en retard
Comme souvent cette année, les pluies automnales sont tardives et irrégulières. En septembre et octobre, il a très peu plu. L’ouest du pays n’a particulièrement rien reçu. Le centre a eu quelques pluies, quant à l’est du pays il a été un peu plus arrosé.
Quand il ne pleut pas, les agriculteurs ne labourent pas et ne sèment pas. Ils attendent la pluie afin que le sol soit moins dur à travailler et, surtout, qu’il y ait assez d’eau pour que les semences déposées en terre aient assez d’eau pour germer et se développer.
Ces dernières années, avec le réchauffement climatique, le niveau des pluies s’est réduit de 25%. Fin novembre-début décembre, des pluies abondantes ont eu lieu, mais en de nombreux endroits, les agriculteurs n’ont pas pu travailler ce sol détrempé car les tracteurs risquaient de s’embourber. Ils ont dû attendre quelques jours ce qui a retardé d’autant plus les semis.
Les particularités du climat semi-aride
On le voit, le climat méditerranéen et en zone semi-aride est capricieux. Outre des pluies irrégulières, il ne permet pas de développer des cultures dites de printemps en sec (tournesol, betterave notamment). La plupart du temps, ces cultures doivent recevoir un complément d’irrigation. Aussi, contrairement à ce qui se passe en Europe, toutes les cultures doivent-elles être implantées à l’automne. C’est le cas de l’orge, du blé dur, du blé tendre, des fourrages de vesce-avoine, des pois-chiches, lentilles.
Un vrai casse-tête pour les exploitations agricoles. Car, en un laps de temps très court, il faut labourer et semer plus de 3,5 millions d’hectares. A cela, il faudrait rajouter la même superficie actuellement en jachère, c’est-à-dire non travaillée et laissée comme pâturage pour l’élevage du mouton. Cette dernière activité est très rémunératrice et concurrence donc la production de céréales. Comment dans de telles conditions cultiver des céréales et notamment les semer à temps? Car, précisons-le, les céréales doivent être semées entre la mi-octobre et la mi-novembre. Au-delà, on s’expose à de fortes chutes de rendement.
La stratégie proposée par le Madr
Face au manque de pluie, les instituts techniques sous tutelle du Madr proposent d’irriguer les champs de céréales dès le mois de novembre. C’est ce que vient de déclarer à Ennahar un des responsables d’un institut technique du Madr. Penchons-nous un instant sur cette bonne-fausse idée.
Tout d’abord conviendra que s’il faut arroser les champs, c’est qu’il n’a pas plu et que dans, ce cas-là, les barrages ne sont pas totalement remplis. Il s’agit donc d’utiliser ces réserves d’eau de façon parcimonieuse sachant qu’il s’agit de les partager avec l’industrie et les besoins d’eau potable des villes. Rappelons que pour approvisionner en eau les villes du littoral, il est fait appel au très coûteux système de dessalement de l’eau de mer. Selon, Attar, le dessalement de l’eau de mer dévore 95% du budget du ministère de l’Energie et le mètre cube d’eau est cédé à 17 centimes alors qu’il revient à 80 centimes à l’Etat. Quant à l’approvisionnement en eau des villes de l’intérieur du pays, il est question d’installer des canalisations jusqu’au sud afin d’y prélever l’eau des immenses nappes souterraines d’eau fossile.
Considérons ensuite les choses du côté des agriculteurs. Arroser des champs présente un coût en heures de travail et matériel. Il faut déployer des arroseurs et des canons à eau et veiller à les déplacer régulièrement. Or, ce coût ne permet pas un gain aussi important que dans le cas d’un champ de pomme de terre ou de pastèques. Aussi, avant d’arroser dès novembre une parcelle de blé, un agriculteur y regardera à deux fois…
Faire comme les Marocains et les Espagnols
Comme on le voit, la stratégie d’irrigation précoce prônée par le Madr ne colle pas aux réalités du terrain. Mais, surtout, avant d’arroser, il s’agit de s’assurer que les actions de base aient été effectuées. Chacun connaît l’adage : «Un binage vaut deux arrosages.» Or, en matière de céréales, il existe des méthodes de travail du sol qui préservent l’humidité du sol. Elles ont particulièrement été quantifiées à la station agronomique de Settat (Maroc). Il est apparu que le labour a le plus grand effet sur le dessèchement du sol et qu’à l’opposé les outils à dents et la technique de semis direct valorisent l’humidité du sol.
Depuis l’obtention de ces résultats, au Maroc, l’INRA développe cette technique du semis direct. En Espagne également, elle est développée. Et le constructeur espagnol Sola (présent en Algérie) développe des semoirs adaptés à cette technique qui se passe du labour.
Le labour, très coûteux en carburant
Arrêtons-nous un instant sur le labour par la charrue en acier introduite en Algérie par les colons. Il s’agit d’un outil brutal qui contribue à éliminer les vers de terre et détruit la fertilité du sol. A ce titre, il contribue également à l’érosion et à l’envasement des barrages. A ce titre, c’est un outil à proscrire. Mais les agriculteurs y sont très attachés, le travail d’explication pour les en détacher sera long.
Mais le labour présente deux autres inconvénients : sa lenteur (en une journée on ne laboure en moyenne que 2 hectares) et sa forte consommation en carburant (25 litres de gazoil par hectare). A propos de gasoil, il faut noter la forte tension que connaît le marché. Cela est dû à sa forte consommation par les véhicules, la contrebande aux frontières et à son utilisation par les groupes électrogènes. Attar, ex-PDG de Sonatrach, expliquait récemment sur les ondes de la Chaîne III qu’une partie de ce carburant est importée au prix de 1 dollar le litre alors qu’il est cédé à un prix très bas au consommateur.
Est-ce l’arrêt à terme de ces subventions qui fera les agriculteurs se tourner vers le non-labour avec semis direct ? En 2008, bien avant l’agression qu’a subie la Syrie, le gouvernement syrien avait dû suspendre les subventions sur les carburants qui représentaient 15% du PIB. En quelques mois, les agriculteurs avaient alors vu les prix des carburants être multipliés par 3. Et nombreux s’étaient alors tournés vers le semis direct. Un de ces céréaliers syriens avait alors confié à un agronome local : «Avec la quantité de carburant autrefois utilisée par labourer mes terres, avec cette nouvelle technique, je peux maintenant en travailler 4 fois plus.»
Le semis direct, des débits de chantiers six fois plus rapides
Chacun l’aura compris, le non-labour avec semis direct est une sérieuse alternative à la situation actuelle. Par rapport, aux méthodes traditionnelles, il possède l’avantage de réduire les coûts de mécanisation, de multiplier par 6 la vitesse des chantiers et de pouvoir être opérationnel même après une pluie. En effet, l’absence de travail profond du sol évite le risque d’embourbement des tracteurs.
Quand on a en tête que la céréaliculture algérienne repose sur la capacité des agriculteurs algériens à emblaver près de 7 000 000 hectares en moins d’un mois et demi, la technique du semis direct est une alternative intéressante qui mérite l’intérêt de tous. C’est si vrai qu’en Algérie, Maroc et Tunisie de grosses exploitations sont déjà passées au semis direct, en Australie, ce sont plus de 85% des exploitations qui l’utilisent.
Cerise sur le gâteau, un semoir pour semis direct peut être tiré par un tracteur de faible puissance, tel le tracteur de marque Cirta fabriqué à Constantine et majoritairement présent dans les exploitations. Rappelons la position actuelle prônée par les instituts techniques du Madr ; elle se résume à ce leitmotiv : pour labourer et semer plus vite, les agriculteurs doivent s’équiper en plus gros tracteurs. Quand on connaît le prix actuel des tracteurs, le lecteur pourra se demander sur quelle analyse sont fondées ces préconisations.
Faire appel à toutes les bonnes volontés locales
Malgré la léthargie actuelle concernant les techniques céréalières en Algérie, un petit groupe d’agronomes, d’universitaires et d’agriculteurs a très tôt perçu la révolution technique actuellement en cours dans le monde. C’est que l’Algérie est affiliée à un institut internationnal, l’Icarda d’Alep, au sein duquel des spécialistes australiens ont procédé à un transfert de technologie. Intéressés par une coopération avec l’Icarda et ses banques de variétés de blé, ils ont montré aux artisans locaux comment construire des semoirs low-cost. Et entre 2006 et 211, 8 ateliers privés ont construit 92 semoirs pour semis direct.
Les cadres algériens de l’ITGC, en contact avec l’Icarda, ont ramené ce concept et construit un prototype de semoir : le semoir Boudour. Cette mise au point s’est faite en partenariat avec l’entreprise publique de matériel agricole PMAT et l’entreprise espagnole Sola au niveau de l’unité CMA de Sidi Bel-Abbès. Depuis, plus d’une quinzaine d’engins ont été construits et régulièrement exposés dans les foires et salons agricoles. Ainsi, quelques agriculteurs se sont équipés de ces engins.
Céréales, raisonner algérien
On peut se demander comment malgré l’existence d’une fabrication locale de semoirs innovants, tout n’est pas fait au niveau du secteur agricole afin de mieux faire connaître la technique du semis direct.
Il faut compter avec les lourdeurs administratives propres aux structures actuelles et notamment l’absence d’associations paysannes fortes et représentatives. Comme cela avait été précisé à Sétif, lors du premier séminaire international consacré à l’agriculture de conservation, il faut également compter sur le fait que ce nouvel outil s’inscrit dans un système de cultures. En effet, le labour, malgré tous ses défauts, présente l’intérêt d’éliminer les mauvaises herbes. Aussi, utiliser le semis direct implique de varier les cultures dans la rotation et d’utiliser régulièrement les techniques de désherbage chimiques et mécanique. Or, sur ces deux points l’agriculture locale est très en retard ; seulement 25% des superficies sont désherbées chimiquement. Par ailleurs, dans les rotations les céréales d’hivers (blé, orge, avoine) dominent et, de ce fait, tout un cortège de parasites associés à ces cultures sont omniprésents. L’introduction massive de cultures de printemps n’étant pas possible, il s’agit d’introduire plus de cultures de légumes secs et d’oléagineux afin de déstabiliser les parasites associés aux céréales. En effet, dans ce type de culture, il est plus facile, par exemple, de se débarrasser des mauvaises herbes de la famille des graminées qui colonisent habituellement les céréales, c’est-à-dire la folle avoine, le ray gras et surtout le brome.
Irriguer, moyen de cacher nos dysfonctionnements
Ainsi, si irriguer permet pour les services agricoles la facilitation de plaquer dans les campagnes algériennes, des techniques importées de l’étranger, cultiver en sec et notamment en non-labour avec semis direct, nécessite de se creuser la cervelle. Restons un instant sur l’irrigation. Pour bon nombre de cadres, ce moyen représente la baguette magique devant résoudre tous les problèmes. Or, pour potentialiser les colossaux moyens que suppose l’irrigation, il faut d’abord maîtriser les aspects techniques de la culture. L’irrigation de complément qui est à distinguer de l’irrigation continue sous pivot, telle qu’elle est pratiquée dans le grand sud, ne doit pas tenter de cacher les dysfonctionnements de la filière céréales.
Revenons au semis direct et à ce qu’il implique comme moyens à mettre en œuvre. Du fait du peu d’équipement matériel des petites exploitations et du fait du faible développement des légumes secs et des oléagineux, l’introduction du semis direct doit avant tout répondre à la préoccupation du désherbage.
Si en Espagne, dans les grandes plaines canadiennes et australiennes, le désherbage chimique ne pose pas de problème étant donné la débauche de moyens techniques existant, en Algérie, il s’agit de se mettre à niveau en tenant compte des conditions du terrain. Or, cela est triste à dire mais ce n’est pas dans les façons de faire des services agricoles. En effet, maintes innovations agricoles de ces dernières années ne viennent pas de l’appareil de vulgarisation dépendant du Madr, mais d’initiatives paysannes et entrepreneuriales. C’est le cas des serres multichapelles, des pivots rotatifs d’El Oued, de l’enrubannage des fourrages ou de la production de mash fourrager à Sétif et Constantine.
La céréaliculture à la veille d’une révolution technique
Le fait de ne pas simplement raisonner l’introduction d’un outil, en l’occurrence ici du semoir pour semis direct, mais de raisonner cette innovation en termes de nouveau système de cultures, peut expliquer le retard dans la mobilisation de la lourde administration du ministère de l’agriculture et de l’entreprise PMAT, seule à même de pouvoir produire et vulgariser le semoir Boudour. On rappelle que toute entreprise se doit d’avoir un service commercial digne de ce nom.
Nous sommes à la veille d’une révolution technique, celle du non-labour avec semis direct plus largement désignée sous le vocable d’«agriculture de conservation» dont les deux autres piliers sont le nécessaire maintien sur le sol d’un minimum de résidus de récolte et le nécessaire allongement des rotations évoqué plus haut.
Malgré les hésitations et le repli corporatiste de certains administratifs, ou les lourdeurs de l’administration centrale, nous sommes à la veille de cette révolution technique car nous n’en avons pas le choix. Les défis de l’économie nationale et de l’agriculture locale sont multiples : accroissement rapide de la population, réduction des revenus liés aux hydrocarbures, réchauffement climatique, érosion dramatique, risque de dérapage du Hirak et situation géopolitique (menaces armées à la plupart de nos nombreuses frontières).
Tôt ou tard, le prix des carburants agricoles augmentera. Déjà, nombre d’agriculteurs se disent écrasés par la spéculation sur le carburant et menacent de ne plus produire de blé. Tôt ou tard, les prix à la production des céréales stagneront ou seront revus à la baisse, décourageant les céréaliers à produire. Tôt ou tard, les pluies automnales seront encore plus faibles asséchant nos barrages. Tôt ou tard, les possibilités d’achats de céréales à l’étranger se réduiront, se cantonnant alors au seul blé tendre, élimant de nos tables le blé dur, bien plus cher à l’achat sur les marchés étrangers.
Seule nous restera notre capacité d’innovation et de mobilisation des énergies créatives. Parmi les cadres et les fellahs, elles sont nombreuses. L’agriculture de conservation avec le non-labour et semis direct s’inscrit dans cette perspective. Une fois ce pas franchi, alors l’irrigation de complément aura toute sa place, mais pas avant.
D. B.
(*) Chercheur indépendant
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