La perte de sens, karn arb’atache [1] ou la transition hégirienne
Par Ferid Recim Chikhi – Partant des nouvelles pratiques étranges et étrangères apparues en Algérie depuis le début des années 1980 et qui se sont consolidées au fur et à mesure que le temps passait, la problématique de la tradition musulmane des Algériens a complètement été altérée. Elle qui occupait les esprits saints des Algériens depuis des siècles n’a pas résisté à l’infiltration et l’expansionnisme islamiste. Les institutions publiques et privées, les espaces publics, les familles, les lieux du savoir et ceux du culte n’ont pas été épargnés. Un survol succinct de ces changements majeurs en revisitant l’histoire tout en abordant l’actualité me semble approprié en cette période de perte de sens.
Oui, «la perte de sens», disaient avec ironie une de mes grandes tantes maternelles et la grand-mère de mon épouse, la perte de sens oblige le musulman contemporain à faire du surplace et/ou à se perdre dans un passé qu’il n’a pas connu, et qu’il ne connaîtra jamais. Pour faire terre à terre, je me souviens des récits que ne manquaient pas de rappeler les plus âgés d’entre nous au sujet du passage du siècle en cours – correspondant, selon le calendrier Grégorien à la fin de l’année 2018 – vers le suivant ou mieux encore la transition vers le XXIe. Pour les musulmans, selon le calendrier Hégirien, il s’agit du passage du 14ième vers le 1XVe siècle.
De nouveaux paradigmes sociétaux
A cette époque (fin des années 1950 et début des 1960), j’étais passionné par cette perte de sens même si je n’en comprenais pas la portée, surtout que, pour moi, le sens c’était la direction, et la direction c’étaient les points cardinaux qui, pour moi, étaient immobiles. Nous cherchions une direction, la boussole faisait le travail en pointant son aiguille vers le «Nord». En fait, j’avais du mal à en saisir la signification. Pourtant, aujourd’hui, je peux m’avancer à dire que, parmi tant d’autres, je suis un témoin de cette perte de sens. En raison de nouveaux paradigmes sociétaux et des dérives religieuses diffusées par les pays du Golfe et leur guéguerre entre sunnites et chiites ainsi que par leurs alliés intéressés plus par le gain détourné que par le devenir des musulmans. Tous ces antagonistes ont perdu le sens de la mesure. Ils ont aussi perdu le chemin de la ligne médiane. Ils préfèrent s’attacher aux extrémismes ceints par les dogmes imposés par des prédicateurs bornés, chauvins, ethnocentristes, rétrogrades, xénophobes et, le pire de tout, misogynes. Les apprentissages des sciences et du savoir en général ne font pas partie de leur environnement.
Adolescent, j’ai souvent entendu deux phrases fréquemment répétées pour qualifier un fait social inhabituel. Elles étaient toujours énoncées par des personnes qui ne respectaient pas le cadre de références habituellement mis de l’avant d’une façon consensuelle. J’entendais : «… Fnette eddania (c’est la fin du monde)… Ah ! Hajuj oua Majuj (ces pourris de la fin des temps…» et «… Hadha karn arba’tache (c’est ça le XIVe siècle)…» C’était pour moi un langage ésotérique mais qui a toujours existé et qui faisait partie de la mémoire transmise par l’oralité ambiante.
De nouvelles pratiques étranges et étrangères
Pour illustrer ce qui précède, quelques éléments tangibles sont à retenir. A cette époque – il y a de cela plus d’un demi-siècle – et jusqu’à la fin des années 1970, les pèlerins de retour de La Mecque offraient des petites fioles contenant de l’eau de Zemzem, de l’encens, des chapelets, des tapis de prière ; rares étaient celles et ceux qui offraient le Coran. Bien entendu, cela dépendait des moyens de chacune et de chacun. Mais, souvent, pour compenser le manque de ces produits, c’était la baraka du hadji et de sa compagne qui était offerte à tous ceux qui les visitaient. Le meilleur consistait en des narrations de ce qu’ils/elles ont vécu durant leur séjour aux Lieux saint de l’islam.
Au début de la décennie suivante, ce que nous commencions à observer, c’étaient essentiellement quelques vêtements saoudiens portés par les hadjis ou encore par des jeunes devenus mercenaires après avoir rejoint l’Afghanistan et revenus de Djeddah. L’observance des accoutrements des premiers était, jusqu’à une certaine limite, convenable, puisque très tôt l’habit traditionnel reprenait le dessus. En revanche, pour les seconds, venus tout droit de Peshawar – (situé à la frontière du Pakistan et de l’Afghanistan) –, leur accoutrement était devenu leur costume représentatif d’un lieu étranger à l’Algérie et qui était dans plusieurs mosquées. En fait, ils étaient en mission de la daâwa. Ce costume leur octroyait un certain statut qui ne plaisait pas à tout le monde et tous pensaient que c’était une mode qui disparaîtrait rapidement. En fait, le pire, non pas seulement dans l’habillement qui sortait de l’ordinaire mais aussi dans la pratique, c’étaient les nouvelles habitudes de vie que ces «mercenaires et leurs femmes» imposent à tous et surtout à toutes les femmes par des prêches salafistes. Cela se passait, particulièrement lors des cérémonies et autres rituels traditionnels : prières, funérailles, circoncisions et autres mariages. La femme devenait invisible dans le groupe «guidé» par l’homme.
Pour expliquer une de ces pratiques, je me souviens de l’anecdote suivante : une dame âgée, les 80 ans passés, se dirigeait vers la salle de bains pour faire ses ablutions. Une jeune femme, la trentaine bien assumée et fraîchement revenue de son petit pèlerinage de La Mecque (Omra [2]), bien entendu portant hijab, la suit, et au moment où la dame âgée allait placer son pied droit dans une cuvette pour faire ses ablutions, la jeune femme, joignant le «cri» à la parole, lui indique qu’elle doit d’abord commencer par laver son pied gauche pour chasser le diable (ah ! Ce diable qui, depuis toujours, peuplait les échanges entre les individus en apparaissant sans crier gare et presque tout le temps du côté gauche de la personne). La vieille dame, connue comme une pince-sans-rire, lui répondit du tac-au-tac : «Ah ! tu m’as fait peur, j’ai cru que c’était toi le diable !» La jeune fille a tenté de s’excuser de l’avoir «troublée» mais l’octogénaire lui ordonna sèchement de la laisser tranquille. Quelques personnes qui avaient accouru pour connaître les raison du «cri» s’en prirent à la jeune femme et l’invitèrent à stopper ses conseils.
La vieille dame retourna à sa chambre, fit sa prière et revint au salon, où toutes les invitées étaient à l’écoute attentives du prêche déclamé par la jeune femme. La grand-mère s’adressa à l’auditoire quasi silencieux et lui dit avec une espièglerie à peine voilée : «Quoi, vous ne voulez plus écouter mes hikayate (contes) et vous pensez apprendre d’elle des khorayfete (fables). C’est ce qu’on appelle karn arb’atache (le XIVe siècle) ! akhir eddounia (la fin du monde) ! La jeune hijabisée, visiblement très fâchée, se leva et quitta la maison.
Ya’juj et Ma’jûj[3] et Dhou El-Qarnayn [4]
Des événements semblables étaient devenus monnaie courante. Ils marquaient l’apparition de pratiques étranges et étrangères à l’islam d’Algérie, aux traditions, aux us & coutumes du pays. Ce qui était aussi valable pour presque tous les pays arabo-musulmans. Le wahhabo-salafisme infiltrait les sociétés et les vidait de leurs traditions, de leurs cultures, de leurs pratiques cultuelles.
C’est là que la «fin de tous les temps» prend du sens. Selon quelques-uns de mes aînés, karn arb’atache marque non seulement la fin d’un siècle mais configure l’avènement d’un autre. Le mieux dans cette situation est que cette transition façonne aussi des changements majeurs structurants non seulement dans les pays arabo-musulmans mais aussi dans le reste du monde, là où les musulmans forment une minorité victimisante.
Pour conforter ou, au contraire, déconstruire cette idée, une analogie serait, me semble-t-il, appropriée. En effet, selon le Coran, Dhou El-Qarnayn, qui aurait été Alexandre le Grand, aurait vécu durant la seconde partie de son siècle et le suivant, d’où la référence aux deux siècles (karnayne) correspondant à 326 av. J.-C. – ce qui semble improbable vu l’âge de son décès, à trente-six ans. La période en question, selon le calendrier hégirien, chevauchait deux siècles. Le problème c’est qu’à son époque l’islam n’existait pas. En revanche, je préfère ce que m’ont légué mes aînés qui considéraient que Dhou El-Qarnayne était bien Alexandre le Grand, l’empereur qui partit de l’Occident pour conquérir l’Orient, a su régner sur les deux bouts du monde. Une de ses œuvres de conquérant et autocrate aurait été le mur qu’il a érigé pour stopper les Ya’juj et Ma’juj (Gog et Magog), un peuple de corrompus et de violents. Signe annonciateur de la proximité de la fin des temps, ils se heurtèrent au génie de Dhou El-Qarnayn. Durant cette période, la nôtre, c’est-à-dire karn arb’atache, on verra le «Massih Ad-Dajjal [5]». Il correspondrait, par exemple, à un certain Trump qui aurait voulu bâtir son mur comme Dhou El-Qarnayn. Les Ya’juj et Ma’juj seraient les migrants sud-américains ou, peut-être, les chinois qui immigrent partout dans le monde (non ! Là, je fais dans la dérision).
De la tradition musulmane à la pratique islamiste
Finalement, on peut s’écrier : Ah ! Les arabo-musulmans, mais bien entendu pas tous les musulmans, sont encore et toujours en «Une» de l’actualité en ce début de XXIe siècle. Ils prennent de la place dans les unes des quotidiens, les écrans télés, les radios… et bien entendu, les réseaux sociaux. L’islam, ses musulmans et surtout ses islamistes prennent une place dominante dans l’information, l’analyse, les commentaires et les débats des médiums. Heureusement, et en dépit de diverses tentatives d’homogénéisation, y compris par la coopération – œuvre des Etats islamiques (OCI), selon la charte de l’Isesco (Doha) –, les Arabo-musulmans forment toujours des communautés diversifiées, hétérogènes et plurielles. Chacune d’elles se présente avec de multiples facettes identitaires, culturelles, sociales et économiques. Des blocs segmentés, constitués en silos, placés les uns à côté des autres, indépendants mais bien reliés par les cinq piliers de l’islam. Ils donnent l’impression d’être consensuels avec l’imposition de l’arabe comme langue commune et l’islam sunnite comme la religion de tous ; pourtant, les divergences sont avérées, incontestables et elles se justifient, ne serait-ce que par l’histoire des peuples. Leur histoire avant l’avènement de l’islam. Le mieux est que les traditions musulmanes par leur intelligence, leur tolérance et leur indépendance offrent à leurs citoyens la capacité et la possibilité de ne pas pratiquer mais seulement d’en faire partie.
Bien des paramètres (les piliers et les préceptes de base de l’islam) rattachent les musulmans les uns aux autres mais bien d’autres (les cultures, les langues premières, les us & traditions locales) les distinguent aussi, les uns des autres et, lorsque les islamistes façonnés dans les laboratoires occidentaux dans le but de barrer la route au communisme, ils ont été renvoyés dans leurs pays d’origine pour participer dans le jeu de la mondialisation à leur affaiblissement en menant une guerre absurde et mortifère contre leurs civils. Dès lors, la perte de sens s’est généralisée. Aujourd’hui, une normalisation des relations entre les pseudo-puissances des pétrodollars et ce qui était encore hier et en surface leur ennemi juré, Israël, son concepteur le sionisme avec la bénédiction du Royaume-Uni, la majorité des pays arabes se gargarisent de la nouvelle géopolitique qui favorise une nouvelle configuration du Mena, remplaçant les accords Sykes-Picot de 1916, signés entre, encore une fois, le Royaume-Uni et la France et qui avait été un prélude au dépeçage de l’Empire ottoman. Cet accord étant arrivé à son échéance, ce sont les Etats-Unis qui en sont les maîtres d’œuvre. Il faut reconnaître que le Président sortant a réussi son deal en ciblant les intérêts des uns et des autres.
Les faux frères et les amis silencieux
Dans les pays arabes, les régimes en place alliés au mouvement islamiste sont les instruments de la déliquescence des gouvernants en place et ils sont à l’origine de cette perte de sens généralisée et jamais égalée. Nous sommes déjà, au début de la cinquième décennie du siècle hégirien (1441) et à la fin de la seconde du nouveau millénaire Grégorien (2020), pourtant aucune des deux hypothèses ne s’est confirmée. Cependant, bien des choses ont changé, un pan entier du Mena vit les effets d’une guerre généralisée et peine à se redresser ; des pays musulmans du Golfe arabe, à quelques exceptions près, serrent la main de l’Etat d’Israël et trahissent l’idéal, si idéal il y avait, d’une unicité fictive ; le Maroc reçoit le soutien des pétromonarchies arabes mais pas celui des pays musulmans de l’Asie orientale et obtient en contrepartie la mise en œuvre du fait accompli pour poursuivre la colonisation du Sahara Occidental ; le Sahel brûle à petit feu sous la supervision de la France et de ses alliés alors que, selon l’éditorial d’El-Djeïch (8 décembre 2020), les militaires algériens appellent le peuple à la vigilance et aux risques extérieurs auxquels, de toutes façons, beaucoup parmi eux ont peut-être contribué en étant convaincus qu’ils sont intouchables ; le Hirak a été stoppé net par le Covid-19 mais ses effets sont à examiner et à méditer dans le court terme, tout en ayant à l’esprit une anticipation sur le statut tant territorial que citoyen du pays. Où qu’il soit, l’Algérien doit se saisir des synergies que le Hirak a générées afin que la démocratie et la gouvernance du pays soient citoyennes, et notamment citoyennes. Le temps, les stratégies, les politiques de bien de pays semblent avoir attribué des faveurs à ceux qui ont fait appel à leurs intelligentsias et poussé dans le coin de l’échiquier mondial ceux qui ont ignoré les leurs. Le monde change et même si aux frontières les incertitudes sont bien présentes, elles sont aussi mères de toutes les tempérances.
F. R. C.
Conférencier et formateur
[1] Le XIVe siècle hégirien correspondant au XXIe siècle Grégorien.
[2] La Omra est un petit pèlerinage à La Mecque qui se fait tous les mois de l’année. Il est néanmoins recommandé de le faire pendant le mois de Ramadhan.
[3] Gog et Magog (Ya’juj et Ma’juj) : Cités deux fois dans le Coran à propos du récit de Dhou El-Qarnayn (S18 V94) et étant un signe annonciateur de la proximité de la fin des temps (S21 V96) et Sourate 21 Al-Anbiya (Les Prophètes).
[4] Dhou El-Qarnayn = celui qui a vécu durant les deux siècles (la fin du précédent et le début du nouveau). Beaucoup le considèrent comme étant Alexandre le Grand. «Celui qui a deux cornes.» Dans le Coran, la sourate Al-Kahf, les ayate 83-101 le citent comme étant celui qui voyage vers l’est et l’ouest. El-Qarn = le siècle.
[5] Le faux messie, menteur, le trompeur serait une figure maléfique de l’eschatologie islamique. Il est dit qu’il apparaîtrait de l’Est… Orient. Il est comparable à la compréhension chrétienne de l’apparition de l’Antéchrist dans l’eschatologie chrétienne.
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