La corruption comme acte de trahison
Par Mourad Benachenhou – Il y a quelque temps de cela, la Cour suprême d’un Etat membre de l’Union européenne a pris une étrange décision en faveur d’une entreprise nationale de cet Etat, entreprise qui, pour l’obtention de contrats avec une importante, si ce n’est essentielle, société nationale algérienne, avait distribué «généreusement» des «pourboires» sous forme de commissions faramineuses, permettant à leurs indus bénéficiaires, non pas de «se payer un café», selon l’expression populaire, mais une chaîne entière de restauration, si ce n’est plus.
Ces sommes n’ont pas coûté un dinar ou un dollar à l’entreprise européenne, puisqu’elle était à 100% sûre de récupérer l’argent distribué en l’intégrant, sous une forme ou une autre, immédiatement ou à tempérament, dans les factures qu’elle devait envoyer à la société nationale algérienne. Toutes ces «commissions» étaient d’autant moins injustifiables qu’elles étaient illégales aux yeux du législateur et de la pratique juridique algérienne, car elles payaient un service inutile, car non requis par les lois et pratiques algériennes.
Pour appuyer cette précédente affirmation, il suffit de se référer aux codes de marché publics adoptés au fil des années depuis l’indépendance de l’Algérie, qui prévoient différents mécanismes d’appel à la concurrence étrangère pour la réalisation de travaux ou l’achat de matériel.
Des procédures d’appel normalisées à l’échelle mondiale
Malgré les multiples réformes algériennes destinées à garantir tant l’intégrité de la procédure de passation de marchés financés entièrement sur les ressources publiques, et destinées à éviter les surcoûts et/ou l’octroi de contrats à des entreprises étrangères-écran n’ayant pas la compétence technique ou l’assise financière leur permettant de réaliser les travaux ou livrer le matériel demandé, les procédures suivies n’ont cependant pas ou peu changé dans le fond comme dans la forme, et ne font que reprendre les normes quasi internationales de choix des partenaires, normes d’ailleurs suivies tant par les entités économiques publiques que privées.
Les conditions de passage par telle ou telle procédure sont préétablies. Les spécialistes dans ce domaine savent de manière plus ou moins précise, compte tenu des spécificités techniques et financières du bien ou service demandé, quelle procédure peut ou doit être suivie.
Dans un certain nombre de pays, on demande aux participants à l’appel à la concurrence internationale pour la fourniture de biens ou services de passer par un «sponsor» rémunéré au pourcentage du montant de l’opération visée et chargé d’informer le soumissionnaire des lois et règlements du pays en la matière, et de faciliter son contact avec les autorités de régulation du pays en cause et le donneur d’ordre national.
La législation algérienne, elle, rejette toute intermédiation entre soumissionnaire et donneur d’ordre : celui-ci est tenu d’adopter une attitude de neutralité totale en matière d’accès aux informations nécessaires aux éventuels soumissionnaires et en matière de choix des soumissionnaires en fonction de critères complexes dont chacun reçoit un coefficient permettant de classer objectivement ces soumissionnaires et de choisir le mieux-disant, c’est-à-dire celui qui présente à la fois les garanties de prix et de compétence technique assurant le succès, au coût optimal, de l’opération de livraison du bien ou service, quel qu’il soit.
L’intermédiation dans les marchés publics : un acte de corruption clairement établi
Donc, toute tentative faite par un soumissionnaire d’utiliser un «intermédiaire» est automatiquement considérée en droit algérien comme une tentative de corruption. De même, tout payement d’une commission à un intermédiaire chargé de faciliter l’octroi du marché au profit de telle ou telle entreprise étrangère, est classé comme un «pot-de-vin», donc un acte de corruption destiné à fausser la procédure d’appel à concurrence au profit du soumissionnaire qui a fait appel à cet intermédiaire et l’a payé pour son intermédiation.
Il ne fait donc pas de doute que les sommes versées par cette entreprise nationale étrangère à des ressortissants algériens – quels que soient, par ailleurs, leur statut officiel ou leurs activités légalement déclarées et professées et quel que soit, par ailleurs, leur rang dans la hiérarchie administrative ou politique de l’Algérie – constituent des actes de corruption délibérée.
Un non-lieu insultant qui ne concerne pas les autorités judiciaires algériennes
Or, cette Cour suprême a décidé de prononcer le non-lieu au profit de cette entreprise, en arguant du fait que la pratique de l’utilisation des «intermédiaires bien introduits» et de leur rémunération faisant partie coutumière des relations commerciales en Algérie, ladite entreprise n’aurait pas commis le crime de «corruption» pour laquelle elle était poursuivie, mais a seulement respecté la pratique du «pot-de-vin» habituelle dans notre pays.
Cette Cour suprême fait d’une pierre trois coups. Elle innocente une entreprise nationale du pays en cause de tout crime économique lié à cette affaire spécifique et, de plus, moralement condamnable. Elle valide la corruption comme moyen d’obtention d’avantages économiques par toute entreprise du pays en cause, dans des pays tiers, et invalide dans le futur toute accusation de corruption contre une entreprise du pays en cause, lorsque l’acte est commis hors du territoire national et, évidemment, hors du territoire de l’Union européenne. Enfin, elle classe l’Algérie parmi les pays où la corruption est une pratique, si ce n’est légale, mais du moins légitime, et ne constituant pas une activité criminelle ou moralement condamnable.
Une décision de justice qui légalise la corruption internationale
Il ne s’agit pas, ici, de s’indigner contre cette qualification prononcée par la plus haute autorité judiciaire du pays en cause car, hélas, elle ne fait que reconnaître un état des lieux que révèlent actuellement à longueur de procès les séances des différentes cours de justice algériennes.
Les juges de ce pays étranger ne sauraient être considérés comme incitant à la corruption, mais seulement comme reconnaissant, pragmatiquement, que dans l’Algérie «bouteflikienne» qui est loin d’avoir rendu son dernier souffle, la corruption n’avait rien d’exceptionnel ni de condamnable, et était pratiquée aux plus hauts niveaux de l’Etat.
Il ne s’agit pas, ici, non plus de prouver, en appui au jugement de cette instance judiciaire étrangère, que la généralisation de la corruption jette le doute sur la réalité des différentes institutions de l’Etat, chargées, d’une manière ou d’une autre, de veiller à ce que les deniers publics soient utilisés sur la base de critères et de procédures assurant qu’elles contribuent au bien-être de la population et à la puissance de notre pays.
Mais, malgré tout, on peut se poser légitimement la question suivante : à quoi servent toutes ces lois, toutes ces institutions, des Assemblées représentatives de tous niveaux, en passant par la Cour des comptes, les services d’audit et de contrôle d’entreprises publiques, leurs conseils d’administration, les règles de la Banque centrale, l’organisme de lutte contre la corruption, etc., si la corruption est généralisée au point où même des instances judiciaires indépendantes dans un pays tiers en reconnaissent quasiment la légalité ?
La corruption généralisée : indice d’une crise institutionnelle profonde
Le trop-plein institutionnel face à cette généralisation de la corruption cache, en fait, un vide sidéral, prouvant que la crise morale, que la corruption indique que c’est également une crise institutionnelle profonde qui met en question la prétention que l’Algérie serait un Etat de droit institutionnel. Cette question de la crise institutionnelle n’est que signalée ici car elle mérite d’être approfondie.
Il est à souligner que la corruption continue, jusqu’à présent, à être abordée judiciairement, comme si elle ne ressortait que de la répression d’un crime particulier commis personnellement par des individus nommément désignés et non comme un phénomène révélateur d’une crise institutionnelle grave mettant en péril l’intégrité et la continuité de l’Etat.
La qualification de «trahison» usée et abusée
Au-delà de ces considérations qui soulèvent des problèmes sérieux quant au système étatique lui-même, on se contentera, ici, d’aborder de manière trop brève pour le sujet, vu la dimension de l’écrit choisi, la liaison, voire la fusion entre l’acte de corruption et la trahison.
Il faut reconnaître que le terme «trahison» a été tellement abusé dans notre pays et utilisé comme insulte – donc qualificatif subjectif sans liaison avec les actes commis par celui qui en est l’objet – qu’il est difficile d’en cerner le sens pratique réel. On en tentera toutefois, ici, une définition rapide. Par «trahison», on entendra tout acte délibéré commis par une instance officielle nationale, dans le cadre de ses compétences légalement établies, et destiné à – ou ayant pour effet de – nuire aux intérêts nationaux au profit d’intérêts étrangers.
La trahison, dans ce cas de figure, se définit par ses auteurs, leurs intentions et ses conséquences sur le pays visé. Les auteurs doivent occuper une position suffisamment importante au service de l’Etat pour que leurs décisions aient un impact négatif sur cet Etat.
On n’examine dans cette tribune que l’acte de trahison lié à la corruption et non, par exemple, la collaboration secrète avec un Etat étranger dans le but de lui livrer des secrets portant atteinte directement à la sécurité nationale. Ce type d’actes est suffisamment clair, même s’il implique le secret, pour ne pas donner lieu à commentaires supplémentaires, d’autant plus qu’il existe des services et des lois chargés, pour les premiers, de découvrir ces actes de trahison et, pour les seconds, de les réprimer.
Il s’agit d’établir le lien entre corruption et trahison, liaison qui n’apparaît pas clairement et qui fait que l’acte de corruption semble ressortir exclusivement du crime économique, donc exclusivement de préjudices matériels, sous quelque forme que ce soit, alors que ses dégâts ne se limitent pas à des pertes pouvant être exprimées en termes monétaires.
La trahison comme mise de la puissance de l’Etat au service d’intérêts étrangers
Lorsqu’une entité étrangère est impliquée, la corruption au niveau le plus élevé de l’Etat est un acte de trahison car elle soumet les décisions qui relèvent des attributions officielles à ce niveau aux intérêts et aux diktats étrangers contraires aux intérêts nationaux, quels qu’ils soient.
Il faut souligner que la complicité de corruption est équivalente à la corruption. Même si l’intermédiaire qui a reçu une rémunération de la part d’un agent étranger, que ce soit une entreprise privée ou publique, ne partage pas son «pot-de-vin» avec la haute autorité nationale, celle-ci n’en est pas moins complice de la déréliction des intérêts nationaux au profit d’intérêts étrangers car, sans la participation ou la complaisance de cet agent de l’Etat, l’entité étrangère n’aurait jamais pu faire prévaloir ses intérêts sur ceux de l’Algérie.
L’intermédiation : un crime de corruption et de trahison
Même si pas un centime des centaines de millions de dollars distribués par l’entité étrangère pour biaiser une décision officielle à son profit ne tombe dans l’escarcelle de l’autorité nationale impliquée, celle-ci n’en a pas moins commis un acte de trahison en privilégiant les intérêts étrangers au détriment des intérêts nationaux.
L’autorité publique algérienne de qui dépendait la décision finale tout comme, d’ailleurs, l’intermédiaire algérien qui a bénéficié du pot-de-vin, sont aussi coupables l’un que l’autre de trahison.
L’intermédiation ne peut ni innocenter de l’acte de trahison ni en annuler la qualification. Il n’y a même pas partage de responsabilité entre l’un et l’autre des acteurs algériens. Tous deux sont coupables, au même degré, d’atteinte aux intérêts économiques, dont sécuritaires, de l’Algérie et sont supposés subir les conséquences de leurs actes, même si une cour étrangère a considéré que ses citoyens ou ses entités impliquées dans cet acte n’auraient rien fait d’autre que suivre les pratiques de corruption algériennes.
L’intermédiation pourrait donc quelque peu brouiller la signification de l’acte de trahison co-commis avec l’acte de corruption.
Les cadeaux d’Etat privatisés sont des actes de corruption qualifiables de trahison
Mais les choses deviennent plus claires lorsque l’autorité algérienne personnellement définie reçoit elle-même l’élément déclencheur de l’acte de corruption.
Il est dans la pratique des relations internationales et depuis qu’il existe des entités étatiques établies que les visites de dignitaires étrangers donnent lieu à échange de cadeaux. Les livres d’histoire comme les actualités rapportent une foison d’exemples de cadeaux échangés, dont certains représentent des montants exagérés.
Mais tout ceci participe du protocole, c’est-à-dire d’actes destinés à manifester l’honneur réciproque entre les autorités des pays concernés. A travers le cadeau offert au chef d’Etat ou à une haute personnalité politique par un chef d’Etat ou une personnalité politique étrangère, c’est l’Etat qui est honoré et le cadeau est destiné à être préservé et exhibé dans un musée ou toute autre institution spécialisée dans l’archivage des cadeaux d’Etat.
Ce ou ces cadeaux ne sont donc pas la propriété personnelle de celui qui les reçoit et ils sont offerts de manière officielle et en toute transparence afin que tout un chacun en comprenne la symbolique et se sente honoré que ses représentants officiels reçoivent ces preuves de respect de la part d’une autorité officielle étrangère.
Si celui qui reçoit le cadeau officiel non seulement ne le signale pas, mais en use et en abuse, d’une manière ou d’une autre, comme s’il était sa propriété personnelle, la nature du cadeau change. Il s’agit, alors, d’une contrepartie automatiquement reconnue pour un service rendu ou à rendre au profit de l’entité étrangère quelle qu’elle soit. En l’acceptant, le haut responsable se reconnaît comme étant engagé à rendre à son donateur le service qu’il lui a demandé ou qu’il lui demandera au moment opportun pour lui dans le futur. Ce haut responsable se met ainsi à la disposition de son bienfaiteur, représentant d’une entité politique ou économique étrangère.
Dès lors que le cadeau d’Etat est privatisé par l’autorité officielle récipiendaire, il donne la preuve de la commission du crime de corruption accompagné d’un acte de trahison car, dans ce bas-monde, rien ne se donne pour rien et seules les «soupes populaires» offrent des repas gratuits, pas les Etats les uns aux autres.
En conclusion
Un récent jugement rendu par la Cour suprême d’un Etat membre de l’Union européenne, au profit d’une entreprise publique de cet Etat, l’innocentant du crime de corruption dans un affaire de passation de contrats avec une société nationale algérienne, vient, en quelque sorte, confirmer que la corruption aurait atteint, dans notre pays, un niveau qui en fait un phénomène officialisé par une pratique généralisée à tous les niveaux de l’Etat algérien, quel que soit le statut hiérarchique de ce niveau.
Cette décision de justice relance le problème de la définition de la corruption : est-ce un crime de droit commun ou est-ce un crime contre l’Etat impliquant sa qualification d’acte de trahison par lequel un haut responsable algérien mettrait à la disposition d’une entité étrangère, politique ou autre, une parcelle de son autorité mettant les intérêts de cette entité étrangère au-dessus des intérêts de l’Etat algérien, que ces intérêts soient politiques, économiques, monétaires, ou autres ?
Le crime de corruption qui s’est généralisé, comme le prouvent les procès actuels, pose le problème de la réalité des institutions et des lois supposées veiller à la défense des intérêts nationaux. Si tout ce système institutionnel complexe n’a pas réussi à protéger les intérêts de notre pays, la question de sa validité se pose avec acuité et l’addition de nouvelles lois ou de nouvelles institutions n’ajoute rien à la capacité de l’Etat de se prémunir contre ce crime qui ébranle les assises mêmes de cet Etat.
Les cadeaux d’Etat sont des pratiques universelles de caractère protocolaire offerts par les représentants d’un Etat étranger et destinées à symboliser le respect accordé à cet Etat, et non sujets d’appropriation personnelle par l’autorité algérienne qui les reçoit. Ces cadeaux sont préservés, en général, dans les musées nationaux en vue de rehausser la fierté des citoyennes et citoyens, et comme symbole de la grandeur de leur pays et de l’estime dans laquelle il est tenu par les autres Etats.
L’ acceptation des cadeaux d’Etat offerts par une autorité officielle ou autre étrangère à un haut fonctionnaire algérien, quel que soit son titre, constitue automatiquement un acte de corruption et de trahison, qualificatif sans réserves, si ce haut fonctionnaire considère ce cadeau comme un bien personnel et en fait commerce pour son enrichissement personnel au lieu de le verser à l’organisme chargé de la préservation et de l’exhibition au grand public de ce cadeau d’Etat.
Les actes de corruption révélés au fil des jours au cours des procès en cours sont-ils limités à ceux qui encourent présentement les foudres de la justice ou ne constituent-ils que le haut de l’iceberg d’un système de corruption généralisée, profondément enraciné dans la pratique officielle, livrant, secrètement une bonne partie de l’appareil d’Etat à des intérêts étrangers occultes et laissant poindre les raisons pour lesquelles certaines personnalités et certaines immenses fortunes acquises par la prédation continuent à bénéficier d’une inexplicable immunité ? Quelles intentions funestes animaient l’ex-chef de l’Etat, démissionné mais non déchu, lorsqu’il a fermé les yeux, sinon encouragé, la corruption à tous les niveaux de l’Etat, livrant aux entités étrangères les intérêts existentiels du pays ? Ces questions ne recevront-elles jamais de réponses pourtant indispensables pour tourner la page du bouteflikisme et rendre à l’appareil d’Etat la légitimité nécessaire pour sortir le pays de cet abîme ?
M. B.
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