Rapport Stora : énième croisade contre les Mahométans (I)
Contribution d’Ali Farid Belkadi – «La guerre d’Afrique ne ressemble à aucune autre, ce n’est point une guerre dans laquelle il suffit d’établir sa force militaire pour dicter à l’ennemi des conditions qui seront le plus souvent respectées et observées ; c’est plutôt une guerre de race dans laquelle le sentiment religieux intervient avec une supériorité et une puissance qui font tout entreprendre et tout braver.» (Dr F. Quesnoy. L’Armée d’Afrique depuis la conquête d’Alger. Librairie Furne, Ed. 1888.)
Des milliers de soldats européens, dont des officiers de haut rang, participèrent à la curée d’Alger. Saccages, rapines, razzias. Jusqu’au massacre des populations de Zâatcha et de Laghouat.
Dans une lettre privée datée du 8 février 1830, adressée par le diplomate Christophe de Lieven au comte Pozzo di Borgo, homme politique corse, devenu diplomate au service de la Russie, celui-ci écrit : «Je serais fâché qu’il fût vrai que la France renonce à son expédition contre les Régences, par l’intimidation qu’aurait exercée l’opinion du duc de Wellington sur ce projet. Cette opinion prouve même l’intérêt qu’aurait la France à persister dans son plan.»
Pour la diplomatie corso-russe, l’affaire d’Alger n’est donc, sur le plan international, qu’un morceau de la «question d’Orient» envisagée dans son ensemble. La «Question d’Orient» incluait Alger, qui végétait en ces années-là sous la tutelle des Turcs.
Les plus grandes puissances de l’Europe, quoique rivales, furent aux côtés de la France lors de la prise d’Alger : le Royaume-Uni, la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Italie ou encore l’Allemagne en Méditerranée orientale et dans les Balkans, profitant des difficultés et du recul de l’Empire ottoman en Europe.
Bien avant l’invasion et la conquête d’Alger en 1830, les Turcs n’ignoraient pas les intentions de la France qui, de son côté, se souciait peu de l’irritation que cette décision provoquait en Europe. A ce moment-là, le gouvernement du roi Charles X n’avait encore aucun parti pris sur ce qu’il ferait d’Alger.
Dans une lettre adressée par le ministre Jules de Polignac (1780-1847) au comte de Rayneval, ambassadeur de France à Vienne, celui-ci dressait la liste des incertitudes françaises concernant le devenir d’Alger, en cas de victoire sur les Turcs.
Polignac voulait céder Alger aux Chevaliers de l’Ordre de Malte, voire partager tout le pays entre les puissances de la Méditerranée, de manière qu’en «partant de l’est et allant à l’ouest, l’Autriche obtiendrait ainsi Annaba ; la Sardaigne : Stora ; la Toscane : Djidjelli ; Naples : Bougie; la France : Alger ; le Portugal : Tenez ; l’Angleterre : Arzew ; l’Espagne : Oran. Entre tous ces partis, ou plutôt avant de n’en choisir aucun, le gouvernement croyait que le mieux était d’attendre et de laisser d’abord faire le comte de Bourmont». (La Conquête d’Alger. Camille Rousset. Editeur Plon. Paris, 1879. P. 88.)
Combattre des peuples mahométans
Le Tsar de la Russie Nikolaï Romanov 1er, 1796-1855, qui voyait avec grand plaisir la France occuper et «conserver à Alger un établissement assez formidable pour assurer à jamais la sécurité de la navigation dans la Méditerranée», proposait de communiquer au commandement français les leçons tirées par ses officiers, lors de la récente guerre qu’ils menèrent contre les Turcs. Le roi de la Russie appelait cela «la manière de combattre des peuples mahométans», donnant ainsi un relief religieux digne des Croisades aux conflits entretenus par les Occidentaux avec l’Orient, à ce moment-là : «La guerre de siège, disait-il, en Perse comme dans les différentes parties de la Turquie, a partout présenté le caractère uniforme qu’imprime à des peuples d’origines diverses le fanatisme d’une même croyance.»
Un officier supérieur du génie russe, le colonel Filosofoff, se joindra à l’expédition française d’Alger comme observateur et conseiller de l’empereur de Russie pour l’affaire d’Alger. Il n’était pas le seul. «Cette affaire (d’Alger), dit Pozzo di Borgo, en amènera bien d’autres. Nous y jouerons un rôle excellent ; on nous le préparera sans qu’il nous en coûte, vous verrez.»
Le début de l’expansionnisme mondial
Ces affaires militaires avant-courrières de l’expansionnisme mondial européen en Algérie, en Afrique, en Asie, etc. enjoignaient aux Français de se charger du «sale boulot» qui consistait à démilitariser la côte algérienne en la plaçant sous son contrôle. Ceci après avoir chassé les Turcs qui étaient occupés à faire la guerre contre la Russie, les Turcs subissaient alors le soulèvement des Grecs qui luttaient pour leur indépendance.
Le général de Bourmont, qui s’apprêtait à jouer sa carrière à Alger, était assimilé à un nouveau Jules César (Lettre de Pozzo di Borgo à Nesslrode, 12/24 mai 1830. Aux A. E. Correspondance politique : Turquie, 18 juin 1830).
Les chefs français seront complimentés par les armées européennes après leur victoire remportée sur les tribus algériennes, impuissantes et disloquées à Staouéli qui se battirent admirablement mais auxquels les munitions, sur ordre du commandement turc, faisaient défaut. Des forces algériennes considérables affrontèrent les Français à Sidi-Fredj. Les commandants turcs, par crainte de séditions armées de la part des Algériens, rationnaient le nombre de cartouches. Dès ce moment-là, les Algériens lutteront seuls pour tenter de recouvrer leur identité nationale flétrie pendant des siècles par l’occupation turque. C’est ainsi que fut décrétée la guerre contre la France par la résistance algérienne, elle durera, de soulèvement en insurrection, jusqu’à la libération du pays en juillet 1962.
La victoire française à Alger fêtée en Russie
La prise d’Alger ne sera connue que le 23 juillet en Russie. La nouvelle de la victoire française provoquera à Saint-Pétersbourg un intense sentiment de fierté. Cette réussite militaire française, qui fut perçue comme le prolongement de la victoire remportée par les Russes sur les Turcs une année plus tôt, fut considérée comme un grand événement national en Russie. Elle fut saluée par les armées du Tsar (Affaires étrangères. Correspondance politique : Russie, 16 et 24 juillet 1830).
Le corps expéditionnaire français
Pour pallier les lacunes guerrières de leur armée d’occupation, face à la résistance algérienne, les Français firent appel à des renforts européens, jugés plus combattifs. Des troupes bigarrées, originaires de divers pays européens, participèrent à la répression des populations algériennes.
Des professionnels de la guerre furent ainsi opposés à des populations paisibles qui pratiquaient les techniques antiques et désuètes du combat par escarmouches. On n’en était plus aux armes de jets, flèches, lances et arbalètes. Ces mercenaires européens cooptés par des agents recruteurs au nord de la Méditerranée furent d’abord installés dans des garnisons édifiées aux confins des tribus belliqueuses, à la manière des «limes» romains, ces systèmes de fortifications établis le long de certaines des frontières de l’Empire romain.
En attendant de former sur le tas des soldats qui n’étaient pas des guerriers de métier, la France faisait ainsi appel à des soldats de métier issus de différents pays européens.
La Légion étrangère
Durant la préparation de l’expédition d’Alger, de nombreuses lettres de demandes de service, provenant de particuliers et d’anciens militaires à la retraite demandant à participer à l’expédition d’Alger (31 mars, 28 avril, 29 juin notamment). Archives de Vincennes. 1H 2. Dossier 5 (mars 1830).
Jean Bernadotte, le neveu du roi de Suède, est affecté au 14e Régiment d’infanterie de ligne (18 mai 1830). On parle de faire passer de 5 à 10 centimes l’accroissement de solde qui est accordée aux soldats arrivant dans la 8e Division militaire afin de maintenir l’élan des troupes (le 10 avril).
Les Turcs font courir une rumeur selon laquelle l’eau chargée à Marseille pour l’expédition aurait été empoisonnée, il y a possibilité de complot (28 avril 1830). Des officiers étrangers sont admis à l’état-major de l’armée d’Afrique (13, 14 mai), à l’image du colonel d’origine russe Dimitri Vladimirovitch Philosophoff, qui est embarqué sur un bateau à vapeur le 26 mai 1830. Archives de Vincennes, 1H3, Dossier 3 (avril à juin 1830).
Un hôpital doit être formé à Mahon, à l’est de l’île de Minorque, en territoire espagnol, dans les Baléares. Les Tunisiens qui pensent à leurs bonnes affaires en profitent pour vendre des centaines de bœufs à l’intendant en chef de l’armée, le baron Denniée, l’épicier de l’armée française. On parle de l’éventuelle participation à l’expédition de bataillons suisses. La Sardaigne se propose de fournir du blé et des moyens de transport pour l’expédition d’Alger.
L’ambassadeur de France à Madrid demande l’aide des Espagnols pour assurer le transport des troupes françaises. Des renseignements sont donnés à l’état-major français par un officier de marine arrivant d’Alger, le 10 avril 1830 (Archives de Vincennes 1H3. Dossier 6). Il est possible d’acheter des bœufs et des moutons nécessaires à l’expédition au Maroc et à Tunis.
Quelque temps auparavant, des soldats qui s’étaient engagés dans les rangs de l’armée napoléonienne accoururent de tous les coins de l’Europe pour être versés dans le corps de la légion étrangère. On en fit des «étrangers devenus fils de France, non par le sang reçu, mais par le sang versé».
Ils furent ainsi des milliers d’Européens à débarquer en Algérie au cours du mois d’août 1831, quelques mois seulement après la création de la Légion étrangère par le roi Louis-Philippe, le 9 mars 1831.
Ces mercenaires au service de l’invasion française de l’Algérie, avec l’accord des gouvernements de leur pays, furent d’abord regroupés en colonnes armées, unies par une origine commune et la nationalité. La conquête du pays exigeait de nouveaux appuis. Aux légionnaires qui étaient sans emploi après les guerres impériales s’étaient joints des conscrits venus de l’Europe entière, des prisonniers de droit commun pourchassés par la justice de leur pays d’origine qui s’étaient enfuis en France. Pour faciliter leur recrutement, la loi du 9 mars 1831 autorisait les engagements d’individus étrangers dans l’armée française sur simple déclaration verbale, sans présentation préalable de documents d’état-civil. Ce recrutement était également proposé aux Français fuyant la justice.
Escouades internationales à Oued El-Harrach
Dès le 27 avril 1832, les résistants algériens vont livrer bataille à ces escouades internationales sur les rives de l’Oued El-Harrach.
Une liste impressionnante de soldats d’origine étrangère, véritables débris de l’armée napoléonienne, devenus maréchaux de France ou généraux sous la République et l’Empire, participeront à la formation du corps expéditionnaire français qui sera envoyé du côté d’Alger quelques décennies plus tard. Du moins ceux qui restaient encore en vie. Certains d’entre eux, retraités, reprendront du service. Ils sont originaires de Belgique ; de la Confédération germanique et d’Autriche ; de Hambourg ; de Prusse ; Saxe-Cobourg-Gotha ; du Danemark ; d’Egypte (deux chrétiens coptes). Hunin (N.), général de brigade en 1800 ; Abdul-Aga (Michel) ; général de brigade en 1800 ; d’Espagne ; des Etats de l’église ; des Iles Ioniennes ; de la Pologne et de la Russie ; du Portugal ; de la Sardaigne ; de Suisse. Ce cosmopolitisme des armes françaises allait guider la formation de la Légion étrangère.
Ces milliers de soldats et officiers qui appartenaient à divers pays européens, s’appelaient Strozzi, Loewendahl, Ornano, Rantzau, Macdonald, Massena, Berwick, Maurice de Saxe ou encore Poniatowski. La France vint faire la guerre aux Algériens avec, dans ses rangs, l’élite des soldats européens. Des éventreurs professionnels.
Ces troupes de mercenaires européens se distingueront au combat dès le mois de novembre 1832 dans la région d’Oran. A ce moment-là, les Espagnols du 4e Bataillon de mercenaires étrangers feront partie d’une exploration générale de la région avec l’ensemble des troupes françaises de la garnison d’Oran, sous les ordres du général Boyer. Ils sont plus aguerris que les troupes françaises ordinaires du fait de leur expérience européenne de la guerre.
Les Turcs se sont rendus en quelques jours à Alger. La guerre menée par les Algériens débute silencieusement dans l’ensemble de l’Algérie, sous prétexte de mettre fin au piratage barbaresque en Méditerranée. C’est parti pour 132 ans.
Le 27 mai 1833, cette troupe espagnole soutint un combat contre les Algériens, près d’Oran, dans les parages immédiats de la mosquée Korguta.
Alors mea culpa, repentance ?
L’Espagne s’enracine sur la côte du Sahara et tente de s’agrandir au Maroc. Cette ancienne puissance médiévale, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, tente de protéger ses îles Carolines contre les convoitises territoriales allemandes.
Le Portugal, qui fut au cours du XVe siècle la plus grande puissance économique, sociale et culturelle à l’échelon mondial, accroît ses possessions au Congo en s’attribuant le Dahomey. La Hollande s’empare de l’île de Sumatra. La Russie s’installe durablement au cœur de l’Asie.
Le roi des Belges, Léopold II, grâce à une astuce pseudo-philanthropique, est parvenu à créer de toutes pièces l’immense Etat indépendant du Congo, avec l’aide de la Conférence de Berlin, en 1885. Celle-ci qui réunit quatorze puissances du monde, place ce pays sous la souveraineté du roi Léopold.
L’empire allemand, qui veut sa part des terres mondiales, part s’établir en Nouvelle-Guinée, au Cameroun et au Congo. L’Angleterre, surprise par d’autres pays européens dans l’Afrique centrale, s’arroge le delta du Niger. Elle occupe l’Egypte pour protéger son empire des Indes, se rapprochant ainsi de la Chine en conquérant la Birmanie. L’Italie convoite la Libye et tente de s’établir en mer Rouge.
C’est l’escalade des dominations et des emprises européennes sur le monde. La France, qui est préoccupée du trop-plein de sa population, veut sa part des richesses africaines.
Après l’Algérie, elle établira, en 1881, un protectorat en Tunisie, puis elle s’appropriera le Haut-Sénégal, le Haut-Niger ainsi que le Congo occidental en lorgnant d’autres terres, dont Madagascar. Cette boulimie de possessions emmènera les politiques et les généraux français jusqu’en Asie où s’opère la conquête du Tonkin et de l’Annam, après la Cochinchine et le Cambodge.
De 1830 à 1882, en 52 ans, on a compté pas moins de cinquante et un généraux ou hauts fonctionnaires civils qui se sont succédé pour enchaîner les Algériens et leur imposer une guerre larvée, latente, menée à petit feu, au jour le jour. Le 2 novembre 1830, des Maures d’Alger et des Turcs demandent la naturalisation française, Clauzel oppose son veto à cette demande jugée inconvenante. On ne veut pas des musulmans.
Dans ses Lettres d’un soldat, Plon, Paris, 1885 (réédité par Christian Destremeau, 1998), il écrit : «Nous nous sommes établis au centre du pays… brûlant, tuant, saccageant tout. Quelques tribus pourtant résistent encore, mais nous les traquons de tous côtés pour leur prendre leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux. (…) On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme (…) Voilà mon brave ami comment il faut faire la guerre aux Arabes, tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs, en un mot anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens.»
Un fatras de nationalités européennes
Fort-de-l’eau, actuelle Bordj Al-Kiffan, où fut transposé un morceau d’Espagne, est le point de ralliement des Mahonnais de Minorque, là se côtoient les familles Garcia, Perez, Ramon, Pons, Mascaro, Garda, Marquez et Sintés. Ailleurs, des centaines de colons se répartirent les terres arables algériennes, comme cet Anatole Haldemeyer, arrivé en 1854 en Algérie qui obtint immédiatement une concession de 45 ha de terre arable, confisquée à des familles indigènes de Birtouta. Jusqu’à la fin de la drôle d’aventure française en Algérie et le départ des descendants de Sardes, d’Espagnols, Belges, Italiens, Siciliens, Maltais, Grecs, Allemands, Polonais, Roumains, Suisses, jusqu’aux Anglais et aux Australiens. Ceux que l’on appellera plus tard pieds-noirs. Ceux du soleil de mon pays perdu.
«Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté» (Victor Hugo, pp. 286-287. Choses vues, Paris, Gallimard).
A.-F. B.
(Suivra)
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