Stora ou la chèvre, le loup et le chou (II)
Contribution d’Ali Farid Belkadi – «Qui se transforme en âne sera mangé en foin» (proverbe algérois). Pour un léger soufflet administré par le dey d’Alger le 28 avril 1827 au Consul de France Deval à l’aide de son éventail, la France exigea des excuses, une repentance. C’était pour la France un outrage.
Deux mois plus tard, le 11 juin 1827, une escadre de 13 vaisseaux vint bloquer la navigation dans la rade d’Alger. 132 ans plus tard, les Français qui ont assassiné des millions d’Algériens, à travers les propos contradictoires de leur espiègle Président, ne veulent rien entendre, ni excuses, ni repentance, ni réparation.
L’ignorance de l’Algérie et des Algériens par Benjamin Stora depuis qu’il a quitté Constantine, en culotte courte avec son ballon sous le bras, à la veille de l’indépendance algérienne, éclate au grand jour.
Cet historien anciennement trotskyste, que l’on croyait révolutionnaire permanent, selon le credo de Lev Davidovitch Bronstein (alias Trotsky), s’est mis à l’involution ponctuelle, recyclé muet et taciturne, dépositaire officiel et sans gloire de la mémoire faussée de deux rives méditerranéennes antagonistes.
La posture philosophique des trois petits singes de la tradition asiatique : «Pas vu, pas entendu, rien à dire», devient chez B. Stora : «J’ai vu, j’ai entendu et je préfère ne rien dire.»
Les Algériens n’espéraient plus grand-chose des livres de cet ancien compatriote, qui chuchote depuis si longtemps des tas de choses à l’oreille des présidents.
Rapport-Verbatim
Et voilà qu’il vient de commettre une expertise banale et sans imagination, sur commande présidentielle, de l’histoire de la France coloniale en Algérie. C’est ainsi qu’animé du plus bel état d’esprit, d’une grande disponibilité et d’une subordination sans faille à E. Macron que Benjamin Stora s’est courbé pendant des jours, des semaines et des mois sur une rame de feuilles blanches pour en tirer un désolant rapport intitulé «Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie».
Al-Hadj Mohammed Ben Zaâmoum
En 1830, quelques années avant l’apparition de l’émir Abdelkader sur le champ de bataille et 132 ans avant le début des rancunes, les animosités, les ressentiments et les «incendies de mémoires enflammées», selon la formule de B. Stora, les Algériens voulurent signer un traité de paix avec la France. Ils proposèrent de rencontrer le général de Bourmont. Sans succès, cette demande fut rejetée par le chef de la nouvelle colonie française. C’est ainsi que reprirent les hostilités contre le corps expéditionnaire français.
Ce que préconise Benjamin Stora dans les grandes lignes de son rapport à E. Macron a été suggéré aux Français dès les premiers jours de la conquête d’Alger, en 1830, par le chef de guerre Al-Hadj Mohammed Ben Zaâmoum, qui avait perdu dans la bataille contre les Français, à Sidi Fredj, trois membres de sa famille. Al-Hadj Mohammed Ben Zaâmoum écrivit au général de Bourmont une lettre dans laquelle il lui proposait de «réunir les hommes influents de la province d’Alger et de leur proposer les bases d’un traité qui réglerait, à l’avantage de tous, la nature de nos rapports entre les Algériens et les Français, tant dans l’intérêt actuel que dans celui des races futures».
Le général en chef de Bourmont ne crut pas bon de répondre à cette demande du chef algérien. Cette lettre se trouve aux archives de Vincennes, parmi des dizaines d’autres, rédigées en arabe et non traduites à ce jour.
Mohammed Ben Zaâmoum, d’origine kabyle, était obéi par les Iflissen Umellil, également connus sous le nom d’Iflissen Udrar «Iflissen de la montagne», une confédération occupant la partie occidentale de la Kabylie du Djurdjura, qui regroupait les Béni Khalfoun, les Nezlioua et une partie des Guechtoula.
Ces tribus reconnaissaient l’entière autorité de Ben Zaâmoum, lequel, fort de l’apport guerrier non négligeable de cette confédération de tribus algériennes, contrôlait toutes les routes de la Mitidja. Al-Hadj Mohammed Ben Zamoum avait environ 70 ans. «C’était un homme sage, ami de la paix, et il eût sans doute fait tout ce qui dépendait de lui pour tenir ses promesses (…) Il n’agissait, dit encore le général Daumas dans son ouvrage sur la Grande Kabylie, qu’après avoir mûrement réfléchi, prenait conseil des gens renommés pour leur sagesse et ne laissait jamais sortir une parole malveillante de sa bouche. Sa maison était la maison de Dieu, à cause de la magnificence de son hospitalité. L’injure lui était inconnue.» Un héros qui mérite de reposer, avec les honneurs, au Carré des martyrs du mouvement national du cimetière d’El-Alia.
La montagne qui accouche d’une toute petite souris
Une véritable malle aux souvenirs, fouillée non pas de fond en comble, mais superficiellement, hâtivement et dans tous les sens. En grattant la surface futile des problèmes empilés par le temps. Une mémoire brève et à court terme, en se rappelant certains petits épisodes et pas un grand nombre d’autres, de véritables morceaux choisis. Un potpourri d’événements tronqués contés par Garagouz-Polichinelle. Une manipulation sélective d’événements survenus au pays à jamais perdu et jamais oublié. Soleil de mon pays perdu, version Pierre Boussel, plus connu sous son pseudonyme de Pierre Lambert.
Gisèle Halimi
Par exemple, pourquoi Gisèle Halimi au Panthéon et pas Me Jacques Vergès ? C’est simple, les Français ne l’aiment pas, ni sa stratégie de rupture pour défendre l’Algérie hors la loi.
Benjamin Stora suggère Gisèle Halimi au Panthéon. Pourquoi pas Me André Berthon, qui fonda, en 1953, la Ligue de défense des musulmans nord-africains ou Me Yves Dechézelles, l’avocat défenseur des causes anticolonialistes à l’époque la plus illustre de Messali Hadj ? Ou encore Me Henri Douzon, l’avocat d’Henri Alleg ou Me Pierre Braun qui plaidait pour les résistants algériens à Oran, Annaba, Blida durant les années de braise, ou encore Me Pierre Popie abattu par l’OAS, qui, dès son jeune âge, prit le parti des Algériens en lutte pour le bien le plus précieux sur cette terre : la liberté ?
Agiotages, tripotages, tripatouillages
Le rapport-verbatim de Benjamin Stora semble avoir été rédigé en réquisitionnant des milliards de neurones déconnectés de l’histoire algérienne, parfois même à l’opposé de ses préoccupations historiennes, pignon sur rue. Il faut aller vite et remplir 160 pages. Pondre un rapport d’expert en ayant bien en vue la postérité ce n’est pas rien.
Ce rapport, c’est l’histoire de la chèvre, du loup et du chou que le batelier doit mener de l’autre côté de la rivière sans encombre. Sachant que le loup peut manger la chèvre, que la chèvre peut manger le chou.
L’Algérie et la France sont deux berges méditerranéennes lointaines et si proches à la fois, qui, selon les temps, se rapprochent, s’étreignent et s’annulent souvent. Un couple digne d’un film hollywoodien. L’apprentissage relationnel biaisé par la pensée Aussaresses qui ne dérange plus grand monde en France, ou celles d’autres assassins hors pair, soldats amnésiques qui font et refont dans leur tête leur guerre perdue, les harkis qui font mine d’être dans l’incapacité à se souvenir de faits anciens, de leurs méfaits et de leurs forfaits inqualifiables. Jusqu’aux pieds-noirs si purs, immaculés et innocents qui trempaient leur pain dans la délicieuse sauce coloniale.
Les psychologues parleraient de combinaison des facteurs de l’entourage social et des facteurs psychologiques influents sur le comportement. On a vu cela chez E. Macron, alors simple candidat à la présidence, en voyage à Alger ; il avait qualifié la colonisation de «crime», de «crime contre l’humanité» et de «vraie barbarie». Dans une interview à la chaîne Echorouk News, diffusée mardi 14 février 2017, il déclarait : «La colonisation fait partie de l’histoire française (…). Ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes.»
Le passé de l’Algérie est un gigantesque et multicolore kaléidoscope qu’il faut regarder non seulement en face, mais derrière, à droite, à gauche, en haut, en bas et dedans. Un pays complexe et ses gens jamais soumis, sauf à Dieu, le Seigneur des mondes. Des centaines de têtes décapitées le témoignent au MNHN de Paris. Les seuls résistants de la liberté au monde à avoir fini, chacun, dans une boîte en carton de chez Bata au MNHN, ce grand musée de la civilisation française au XXIe siècle.
Une fois Emmanuel Macron devenu Président, plus question d’excuses à l’égard des Algériens et des Algériennes, victimes de crimes abjects durant la Guerre de libération. Oubliés le «crime contre l’humanité» et la «vraie barbarie». E. Macron, engoué de Shakespeare à ses débuts didactiques, théâtralise la relation France-Algérie en voulant marquer de son empreinte l’histoire algérienne : il met en scène Benjamin Stora dans un rôle de servant, habituellement dévolu aux soubrettes.
Macron défend l’ère coloniale de toutes les accusations et des reproches adressés aux générations antérieures, depuis le maréchal de Bourmont au général Bugeaud jusqu’à Bigeard et Massu. Pour atténuer leurs fautes, il proclame : «Ce n’est pas moi. C’est l’autre. Je n’étais pas là.» Sans se douter que l’histoire d’un pays se fait et se construit avec la somme de toutes les générations, jusqu’à la préhistoire, si possible. Un conditionnement de l’histoire, des excuses prononcées à Alger du bout des lèvres, aussitôt évoquées, aussitôt éteintes et oubliées. Je m’excuse.
Quand on marche sur les pieds de quelqu’un, la moindre des politesses est de s’excuser. Quand on assassine un peuple entier, c’est bien plus grave.
Laissons la mémoire là où elle se trouve, à ses connexions neuronales qui détiennent les clés du passé de chacun d’entre nous. La mémoire proposée par Stora est un assemblage de souvenirs où s’entremêlent juifs, pieds-noirs, et les Algériens marginalisés dans leur propre pays, privés de présent, incapables de se projeter dans le futur. C’était hier.
Ibn Khaldoun s’est parfois trompé, la preuve…
Lecteur au millimètre, entre les lignes et en filigrane, j’ai personnellement relevé des erreurs dans Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, de même que dans son Histoire des Berbères.
En voici une, rectifiée par moi, qui prouve que le grand Ibn Khaldoun s’est trompé même en parlant de la Kahena : Jésus Ben Sira, l’auteur du Siracide, livre appelé aussi L’Ecclésiastique ou Le Livre de Ben Sira le Sage, est l’un des livres sapientiaux de l’Ancien Testament (La Thora) qui a été rajouté vers 200 av. J.-C. à la Bible juive.
Ibn Khaldoun appelle Jesus Ben Sira : Youchâ Ben Charekh et il lui attribue le rang de vizir (ministre) de Salomon. Or, le règne du roi et prophète Salomon a été établi approximativement de 970 à 931 av. J.-C. par les spécialistes.
Entre le règne de Salomon et la rédaction du Siracide, il s’est passé près de huit siècles.
La Kahena n’a jamais été juive, ni judaïsée
Lorsque Benjamin Stora écrit que la Kahena était une reine juive, dans le sillage de Gisèle Halimi et d’autres, je lui réponds ceci : «L’affirmation d’Ibn Khaldoun, ou supposée telle, que la Kahena était juive repose sur une erreur de traduction. Il déclarait simplement que certains Berbères avaient été, peut-être (rubbama) judaïsés dans un lointain passé mais qu’ils n’étaient plus juifs à la veille de la conquête arabe. C’est ce que dit à ce propos l’historien, penseur et islamologue tunisien Mohamed Talbi, mort dans la nuit du 30 avril 2017 à Tunis.»
L’auteur arabe du XIIIe siècle Al-Maliki note à propos de la Kahena que lorsqu’elle allait dans les batailles «elle avait avec elle une énorme idole de bois qu’elle adorait ; on la portait devant elle sur un chameau».
Gabriel Camps a vite fait de voir dans cette idole une statue de la Vierge. En fait, il s’agit du dieu Gourzil de l’ancien paganisme berbère. D’après Corippe (La Johannide, V, 22-26), les anciens Berbères Laguatan lâchaient sur l’ennemi un taureau représentant leur dieu Gourzil.
Entre 698 et 702, la résistance de certains Berbères menés par la Kahena fut, selon la légende, l’un des événements les plus marquants de la lutte contre l’islamisation du Maghreb. Les adversaires de l’islam, juifs et chrétiens, sautèrent sur l’occasion pour tenter de confisquer le personnage. Les juifs assimilant le nom de cette reine des Djeraoua au substansif Kohen «prêtre» et «grand prêtre» (en hébreu Kohen Gadol, Kohen ha-Gadol ou Kohen ha-Rosh) titre porté dans le judaïsme traditionnel.
Le monothéisme interdit les tatouages
Le même auteur Al-Maliki signale les tatouages qui couraient tout le long du dos de la Kahena jusqu’à ses fesses. Il était interdit aux juifs de se tatouer. Voilà pourquoi la Kahena, reine berbère des Aurès, ne pouvait être juive.
Les prophètes et messager Muhammad et Moïse ont interdit la pratique des tatouages, ceux-ci étaient soupçonnés de véhiculer des croyances polythéistes. La Thora, dans Le Lévitique (19-28), met en garde contre cette pratique: «Vous ne ferez pas d’incision dans le corps pour un mort et vous ne ferez pas de tatouage.» Cependant qu’un hadith du prophète (rapporté par Mouslim, 3966) dit : «Qu’Allah maudisse la tatoueuse et celle qui sollicite ses services.» Un hadith rapporté par An-Nawawi va dans le même sens.
Les anciens Berbères vouaient des cultes à Neith-Ta’anayt, Isis, Nout, Tanit, Athéna, Ishtar, Ashtarté, Déméter, Artémis, Juno Céléstis ou encore à Vénus. Il s’agit parfois d’une seule divinité du paganisme antique qui changeait de nom, selon les régions ou le pays.
A propos de la musique chaâbie
Benjamin Stora écrit à propos des chanteurs juifs algériens : «On pourrait également citer les frères Nacash ou Robert Castel, acteur, humoriste et chanteur de musique arabo-andalouse, fils de Lili Abassi, maître du chaâbi. Il vient de décéder, en décembre 2020.»
Le chaâbi algérien
Les chanteurs juifs Lili Boniche, Luc Cherki, Blond-Blond, Lili Labassi, Edmond Atlan, Edmond Yafil, Maria Soussan, Simone Tamar, Cheikh Zekri ou le Cheikh Zouzou ne sont pas, n’ont jamais été, des maîtres de la musique chaâbie. Les chansons juives appartiennent aux variétés musicales modernes d’inspiration orientale.
Le chaâbi algérois est étranger aux chanteurs juifs, tout comme le chant bédouin ne leur sied pas. De même que l’achwwiq des montagnes de la Kabylie, l’ahellil de Timimoun ou le tindé de l’Ahaggar.
Le chaâbi algérois, dont la plupart des Algériens ne comprennent pas certaines paroles, est un art musical issu de la poésie dite malhoun, réservée à l’élite algéroise musulmane. Le chaâbi est ce que le Cante Jondo andalou est au flamenco. Des chants du fond de l’être. On pourrait dire de même à propos des codes sophistiqués du tango argentin ou du blues de Big Bill Broonzy ou celui de Sleepy John Estes. On ne peut pas comparer les trompettistes de variétés français Georges Jouvin ou Maurice André à Chet Baker, Miles Davis ou Clifford Brown.
La tradition chaâbie algéroise se nourrit de textes d’une haute teneur poétique, d’auteurs maghrébins, la plupart du temps mystiques, soufis que Djounayd définissait par la formule ésotérique : «Le soufi est quelqu’un qui est tel qu’il était, alors qu’il n’était pas encore.»
Enfin, être juif, c’est d’abord et surtout une pratique religieuse, comme on est chrétien, musulman, bouddhiste. Cela n’a rien à voir avec les ethnies ashkénazes ou sépharades, ni avec une quelconque race.
A.-F. B.
(Suivra)
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