Le transculturel : l’issue incontournable au malentendu identitaire
Contribution de Youcef Benzatat – L’adoption du multiculturalisme en Algérie pour prétendre venir à bout du conflit identitaire n’est qu’un leurre et ne peut que reporter l’affrontement entre l’idéologie ethniciste berbériste et l’idéologie intégriste arabo-islamiste à un lendemain inéluctable pour diverses raisons. Un affrontement qui peut s’avérer aussi meurtrier et destructeur et qui viendrait menacer d’une manière ou d’une autre l’unité du peuple, l’intégrité du territoire national et la souveraineté de l’Etat.
Comment, dès lors, éviter à l’Algérie de s’acheminer inéluctablement vers un conflit violent entre ces deux idéologies, qui s’affrontent déjà sans concessions pour le monopole de l’identité culturelle ? C’est dans cette perspective que le transculturel apparaît comme l’incontournable issue à ce malentendu identitaire.
Le transculturel
L’évolution du progrès technique et scientifique donne cet universalisme où il n’y a plus qu’une instance qui fait consensus, puisque c’est un universalisme qui traverse tous les peuples. Cette évolution introduit de ce fait, en tant que support à la réalisation de cet universalisme, cette autre instance incontournable, le transculturel. C’est dans cette condition d’universalité que le transculturel devient possible.
Le multiculturalisme a fonctionné jusqu’à ce jour sous la forme d’une ghettoïsation culturelle, où c’est la valorisation des cultures qui garantit apparemment l’autarcie des individus et des peuples. C’est dans ce contexte de généralisation de cette façon de ghettoïser le culturel dans les limites d’un espace géographique que se propage le multiculturalisme respectueux de toutes les cultures quelles qu’elles soient, du seul fait qu’elles existent comme incarnation de consensus nationaux ou minoritaires, comme jugements sociaux et communautaires validés par ces consensus. En somme, des préjugés qui font consensus dans une communauté. Ces cultures imposent le respect parce qu’elles existent quel que soit ce qu’elles affirment comme principe de vie. Elles sont liées à une neutralisation du jugement en même temps que cette ghettoïsation du jugement se fait par l’adoption des consensus nationaux et minoritaires.
Ces cultures sont pourtant aussi impuissantes que ces consensus à assurer la maîtrise tellement désirée de l’homme par lui-même ainsi que la jouissance de cette maîtrise comme bonheur culturel. Puisque l’on veut chercher une maîtrise de l’homme, comme on a voulu la maîtrise de la nature visible la science et la technique, qui nous ont donné un certain degré de maîtrise de l’environnement visible. Ici, la reconnaissance des individus en ces cultures va apparaître comme ce qui apparaît au niveau de la science, comme le phénomène de l’agnosie, c’est-à-dire la coexistence des théories confirmées par les faits, mais qui sont contradictoires entre elles. Ici, les cultures existent indépendamment les unes des autres, mais aucune ne vaut, dans la mesure où on les respecte du seul fait qu’elles sont des communautés existantes, mais qui ne réussissent pas à assurer au niveau de la société et au niveau du psychisme la maîtrise de l’homme par lui-même, comme les sciences et les techniques assurent la maîtrise du monde. Ces cultures vivent concrètement et ponctuellement sur chaque point d’existence, mais elles vivent leur impuissance à produire cette maîtrise.
Ce multiculturalisme se contente d’enregistrer la pluralité des morales, la pluralité des systèmes juridiques et la pluralité des systèmes politiques associés aux diverses cultures, et se contente d’inviter à la compréhension des autres cultures comme si leur pure et simple existence est justifiée d’elle-même. Ces rapports ont été décrits par Karl Marx dans sa critique de la société comme la luxuriance naturelle, c’est-à-dire tout ce qui était irrationnel et qui s’imposait sans avoir à se justifier. C’était comme si ce fût la nature qui se déployait à profusion de façon non régulable, au même titre que la posture de ces cultures. Elles sont là, et se justifient d’elles-mêmes. Elles sont réduites à des productions et à des expressions des manifestations objectives de la nature. On doit les respecter ainsi, et si on ne les respecte pas on ne respecte pas l’humanité qui essaye de s’exprimer à travers leurs contenus. Ce respect est à la fois moral et juridique.
Dans ce contexte, l’expérimentation mutuelle aveugle des cultures a produit les catastrophes mondiales qu’a connues l’histoire récente de l’humanité, et a fait plus que de déclencher des guerres, puisqu’elle a mis en péril ces cultures elles-mêmes, en leur substituant des pratiques barbares : la colonisation et le nationalisme allemand avec les lieux de concentration où l’on brûle et l’on enfume des êtres humains, les viols dans la guerre de dissolution de l’ex-Yougoslavie, dans la Guerre de libération nationale en Algérie, dans les guerres interethniques en Afrique, le racisme aux Etats-Unis et, tout près de nous, la barbarie qui s’est abattue sur l’Algérie durant la décennie sanglante par les Groupes islamiques armés (GIA), dans un affrontement généralisé, où il était considéré comme ennemi tout ce qui ne faisait pas partie de l’idéologie culturelle à laquelle on se sentait solidaire. Toutes ces manifestations sont des signes du caractère aveugle de l’expérimentation culturelle.
Dans ces conditions, il importe de discerner les côtés positifs et négatifs d’une culture. Le côté positif de ces cultures, c’est l’enregistrement dans les habitudes de pensée et d’action de groupes humains d’un acquis irréversible des formes d’humanité, et donc de stabilisation. Les cultures apparaissent dans ce cas comme des facteurs de stabilisation des conditions nécessaires à la vie en commun.
D’un autre côté, il faut discerner l’aspect par lequel les cultures gardent des habitudes consensuelles, des habitudes ethniques, des habitudes locales et des habitudes nationales de pensée et d’action qui empêchent tout rapport humain, et qui neutralisent d’avance tout dialogue interculturel. Car, chaque culture a ses préjugés qui permettent de diagnostiquer et de stigmatiser l’autre comme autre, et comme étant barbare, n’appartenant pas à notre culture et, donc, comme étant barbare sous tel et tel aspect dans cette condition de barbarie.
Le dialogue interculturel se révèle une nécessité. Il s’avère indispensable pour palier tout ce qui est créé d’insupportable et inédit dans cette expérimentation aveugle des cultures les unes par rapport aux autres. Il s’avère aussi comme une nécessité de mise à l’épreuve de la capacité de chaque culture à se proposer comme une forme de vie assumable par tout ce qui y participe. Il se révèle nécessaire aussi dans la mesure où ce sont des ensembles de préjugés qui se confrontent et s’entrechoquent. Il faut pouvoir les juger soit comme des conditions de vie, soit comme des barrières qui empêchent de vivre en commun deux cultures qui existent.
Le dialogue interculturel d’une certaine manière est une notion idéologique. Car les cultures sont liées à des conglomérats politiques, qui sont légitimés eux-mêmes dans la conglomération par les cultures qui les abritent. Donc, on ne peut dissocier les mondialisations culturelles du phénomène de la mondialisation politique dans son aspect démocratique. La diversité culturelle est le lieu du dialogue interculturel. C’est aussi le lieu où la culture ne se soumet pas aux impératifs idéologiques.
Pour s’affirmer une culture doit faire le tri entre ce qui est objectif et ce qui ne l’est pas, ce qu’elle ne peut pas continuer à soutenir, et prendre une conscience critique de ses limites dans la compréhension même qu’elle a des autres cultures. C’est Jean-François Lyotard qui a eu en premier cette intuition à la fin des années 1970 en parlant de «paganisme» et de «rudiments païens» dans sa description de ce qui se passe aux limites des cultures. C’est dans les limites des cultures que la pensée postcoloniale situe aujourd’hui le territoire de sa recherche. Il est nécessaire de soumettre la culture à la critique dans le cadre de ce phénomène anthropologique d’expérimentation interculturelle. Car, les marges des cultures sont à la fois des frontières, et ce sont aussi des barrières. Cette position critique est rejetée par une vision républicaine de la vie. Critiquer les limites des cultures, c’est s’en prendre aux cultures elles-mêmes comme mode d’existence.
Par conséquent, c’est un mode d’irrespect immoral, parce qu’elles sont légitimées par leur propre consensus. La démocratie républicaine et la démocratie libérale ne peuvent pas s’attaquer aux problèmes des cultures parce qu’elles les abritent comme des républiques culturelles en elles. Cette incapacité des démocraties néolibérales à juger et à critiquer les limites des cultures se traduit par une attitude d’ethnocentrisme des cultures. Les cultures apparaissent comme des sortes de données anthropologiques qu’il faut sauvegarder, comme on sauvegarde l’existence même de ces cultures. L’ethnocentrisme des cultures est validé par le consensus, qui est une sorte de paravent arbitraire. C’est ce consensus aveugle qui empêche la critique de se produire. Devant ce paravent, la culture ne connaît ses limites que par la connaissance qu’elle a des autres cultures.
Les démocraties et les républiques parce qu’elles doivent défendre l’autarcie des cultures comme elles doivent défendre l’autarcie des individus et des groupes, elles forcent à reconnaître les cultures comme valides d’elles-mêmes du seul fait qu’elles existent.
Il y a nécessité de sortir le dialogue interculturel d’un pur rapport de compréhension et d’enregistrement, donc, d’une compréhension réciproque ou incompréhension réciproque. C’est là le lieu de validation interne de la culture, de remplacer les notions de connaissances par des notions de compréhension. Il y a nécessité de sortir le dialogue interculturel d’un pur rapport de communication et d’enregistrement d’une compréhension ou d’une incompréhension réciproque. Il y a nécessité de créer la possibilité de discerner en quoi les rapports nécessaires de complémentarité culturelle dévoilent des constantes anthropologiques, qui ne peuvent être reconnues comme telles, qu’en étant adoptées par les partenaires des diverses cultures impliquées.
Ce qui est en question, c’est de porter un jugement sur ce que les autres cultures font montrer comme limites, mais en même temps, ce qui dans ces autres cultures est essentiel à la nôtre pour subsister. Dans ce cas, le discours critique, ce n’est pas seulement un discours critique des limites de sa propre culture. Ce n’est pas simplement quelque chose qui va contre l’ethnocentrisme, contre le consensus ethnocentré nécessairement, puisqu’il ne considère pas ce consensus ethnocentré comme une autorité, et ce discours est politiquement et moralement incorrect, mais il doit se produire comme tel, et c’est ce discernement critique qui rend possible le dialogue transculturel. Il y a une distinction entre dialogue interculturel où l’on considère que les cultures sont là comme des personnes et, en même temps, entre ce qui brise cette légitimité a priori des cultures, où il s’agit de voir les limites de sa propre culture et en même temps de voir ce qui dans les autres cultures est essentiel à la nôtre pour se développer.
Le dialogue transculturel se fonde sur des constantes anthropologiques qui sont disséminées dans diverses cultures et qui sont la plupart du temps stigmatisées sous l’aspect d’exagérations insupportables. C’est dans le discours critique que les frontières propres aux diverses cultures peuvent être repérées, et qui peuvent comporter des données dont on a soi-même besoin pour vivre dans sa propre culture. On ne peut le savoir si l’on fait seulement une étude descriptive de ces cultures. Mais si on fait ce que les moralistes ou les économistes appellent une lecture évaluative, ici, une lecture critique des conditions de vie que donne une culture et que ne donnent pas les autres. Car, le respect des cultures dans le dialogue interculturel ne peut pas se limiter à une attitude formelle de reconnaissance d’une autre culture, à la façon dont le droit nous oblige à respecter le droit à l’existence d’une autre personne. Même au niveau juridique, on est en droit de critiquer la culture du droit dans laquelle on est. On peut proposer comme loi, par exemple, des transformations du droit concernant les femmes, la laïcité, etc., parce qu’il faut pouvoir neutraliser ce qui produit une mentalité qui, d’avance, rend taboue toute parole. Il faut reconnaître la culture comme le lieu où l’institution politique est le modèle de la culture elle-même. Pouvoir donc maîtriser la totalité de ce qui se passe et, par conséquent, ne pas pouvoir reconnaître des erreurs graves dans le traitement des conditions de minorités, tels les non-jeûneurs, les non-croyants, ce qui revient au même, les femmes isolées, les métisses, etc., comme manquement aux rapports culturels de base pas de compréhension et de reconnaissance à proprement parler.
Le dialogue interculturel ne peut pas reconnaître seulement la culture comme une autre personne, comme une personne morale. C’est la façon dont le droit nous oblige à reconnaître les cultures, et les missions des diversités culturelles à limiter d’avance le dialogue interculturel en le neutralisant complètement, tout en considérant que la morale est une partie de l’humanité et, par conséquent, il faut être moralement juste à l’égard des cultures, et puis aseptiser le rapport aux autres cultures, comme si, d’avance, on fût moralement incorrect d’analyser son bien-fondé. La culture et le régime politique dans lequel on est empêché d’avance à cela ne produisent pas seulement de l’injustice, mais des actes de barbarie, par exemple, les manifestations d’intolérance contre les femmes isolées, la destruction des biens d’autrui du seul fait qu’ils fonctionnent comme des lieux de liberté, le lynchage et la pénalisation de non-jeûneurs et des non-croyants, etc., qui se produisent régulièrement au sein de notre autarcie culturelle.
Le dialogue interculturel ne peut rester confiné dans un contexte de multiculturalisme. Car, rester dans ces relations de multiculturalisme, c’est valider une égalité formelle entre cultures analogues à celles que le droit veut promouvoir entre citoyens autonomes. Il doit être un respect exercé dans l’acte même de critique par lequel une culture reconnaît devoir intégrer ce qui lui manque et qui a servi de base avec la culture avec laquelle elle est en dialogue. Le manque de la culture, c’est le consensus qui apparaît purement formel, qui prétend être l’émanation des lois du monde, parce que les lois des hommes sont considérées, ici, comme si elles étaient des lois du monde. Mais ces lois ne sont que des règles et, par conséquent, ce sont des règles établies par consensus. Et le dialogue interculturel se meut, selon ces règles, justement dans les limites du dialogue libéral, et ses limites ne sont que les limites de la bulle du consensus idéologico-politico-culturel.
Y. B.
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