Les Bouteflika ou le destin d’une fratrie brisé par la soif de pouvoir de l’aîné
Par Abdelkader S. – «Est-ce vrai que vous avez cédé le pouvoir de votre plein gré ? Comment est-ce possible, pardi ?» Cette question, Abdelaziz Bouteflika l’a posée à un ancien membre du Haut Comité d’Etat lorsque, en 1994, il avait été appelé à la rescousse pour prendre les rênes après la fin de mandat de Chadli Bendjedid, assuré par une direction collégiale présidée successivement par les défunts Mohamed Boudiaf et Ali Kafi.
Dans la question d’Abdelaziz Bouteflika, il y avait comme un non-dit que son interlocuteur n’avait pas saisi sur le moment. Le long règne sans partage d’Abdelkader El-Mali – son nom de guerre – a fini par déchiffrer le grimoire. L’ancien ministre des Affaires étrangères sous Houari Boumediene laissait entendre que lui ne lâcherait les commandes que les pieds devant si jamais il emménageait au palais d’El-Mouradia. Mais un cendrier plein à ras-bord dans un bureau du ministère de la Défense fera fuir celui que le système avait désigné pour reprendre son parcours de là où il s’était arrêté un certain décembre 1978, lorsque l’auteur de l’oraison funèbre de l’homme au cigare se voyait comme l’héritier légitime du trône.
Un quart de siècle après son bannissement, Abdelaziz Bouteflika acceptera de «jouer le jeu» avant de se débiner après avoir cru que les trois hauts gradés qui l’attendaient dans un bureau aux Tagarins – le ministre de la Défense, Liamine Zeroual, le chef d’état-major de l’ANP, le général Mohamed Lamari, et le patron des services secrets (DRS), le général Mohamed Mediene, dit Toufik – tramaient quelque conspiration contre sa personne car, s’était-il dit, s’il y a autant de mégots encore fumants, c’est qu’ils sont réunis depuis de longues heures avant mon arrivée. Il prendra le premier avion direction les Emirats arabes unis, laissant en rade tout un pays qui cherchait la solution à une crise politique des plus complexes.
Face à cette dérobade en règle, le HCE n’avait d’autre choix que de solliciter Liamine Zeroual pour présider aux destinées de l’Etat et faire face aux hordes islamistes qui mettaient le pays à feu et à sang. Mal entouré, ce dernier rendra le tablier avant la fin de son mandat, poussant la hiérarchie militaire à faire à nouveau appel à celui qui, cinq ans auparavant, leur avait posé un lapin. Il faut dire que la rancune ne fait pas partie du vocabulaire de ses solliciteurs malgré le peu de confiance dont il avait fait montre lors de la première approche ratée.
Cette fois sera la bonne. Malgré le retrait de sept candidats – et non des moindres – de la présidentielle de 1999, le système tiendra les élections comme prévu et fera élire son poulain qui se jouera de ceux qui l’ont fait roi par la ruse et la roublardise qui ont toujours été siennes, depuis la Guerre de libération nationale jusqu’à la dernière seconde qui a précédé la remise de sa lettre de démission à Tayeb Belaïz, alors président du Conseil constitutionnel.
Dirigeant le pays d’une main de fer dans un gant de velours, il s’est attaqué en même temps à l’armée et aux islamistes qu’il finira par renvoyer dos à dos dans sa charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui ni n’a rétabli la paix ni n’a réconcilié les uns avec les autres. Gérant le pays avec la mentalité désuète des années 1970, il passera ses quatre mandats à déplacer les pions sur l’échiquier politique au gré de ses intérêts propres, avançant ses atouts tantôt, les reculant tantôt jusqu’à ce qu’il fît échec et mat, non pas à ses adversaires mais au pays tout entier. II finit par perdre la partie et entraîner l’Algérie dans une spirale dont il est difficile de l’en sortir désormais.
C’est en s’adonnant à ce jeu malsain qu’un général bourru parviendra au poste de chef d’état-major de l’armée et cumulera la fonction politique de vice-ministre de la Défense nationale et que ce dernier finira par l’évincer par la grâce d’un soulèvement populaire «spontané» qui n’empêchera le cinquième mandat que pour mieux agripper l’homme-lige d’Abu Dhabi, Ahmed Gaïd-Salah, son fanatique souteneur, à la suzeraineté.
Depuis, ce sera la descente aux enfers pour Abdelaziz Bouteflika et ses trois frères, le quatrième, Mustapha, complètement éloigné de la chose politique, s’étant éteint d’un cancer quelques années plus tôt, aura évité l’humiliation et l’avanie. L’enterrement de Maître Abdelghani ce lundi au cimetière de Ben Aknoun aura révélé le drame d’une fratrie que la boulimie du frère aîné pour le pouvoir et sa propension à la vengeance ont traînée dans la boue. L’avocat a rejoint le médecin dans sa dernière demeure, inhumé en l’absence de ses deux frères, l’un, Saïd, en prison, l’autre, Abdelaziz, cloué sur sa chaise roulante et cloîtré dans sa résidence médicalisée où il termine ses jours à l’ombre de l’Etat dont il a désassemblé la charpente pièce par pièce jusqu’à qu’il n’en reste qu’un pilotis sur un sol spongieux.
Ce lundi, seul le rescapé Nacer a accompagné la dépouille de son frère à sa sépulture. Le même Nacer qui, en décembre 2019, traqué par les caméras, s’avançant la tête baissée jusqu’au bureau de vote, introduira dans l’urne l’acte de déposition d’un clan réduit en cendres.
A. S.
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