Les historiens jettent l’éponge
Contribution de Saâdeddine Kouidri – Pour un historien français, le rapport sur les questions mémorielles et la guerre d’Algérie de Benjamin Stora à Macron est un moment historique. Dans ce cas, nous ne doutions pas que la «crise de la rationalité économique de l’Occident libéral» est au point de nous fournir le signe que l’histoire se transforme crescendo en transhistoire. Dans le cas présent, malheureusement c’est pour secourir le capital et non l’évolution des sociétés.
On constate que la Révolution entamée le 1er Novembre 1954 dans le cadre du Mouvement de libération nationale (MLN) continue à faire des victimes parmi les scribes du capital, et pas seulement ! Ceux qui nous reprochent de commenter le rapport de Stora ignorent que c’est de l’Algérie, phare de l’anticolonialisme, qu’il s’agit, d’une part, et une façon de saper tout effort de décolonisation des pays d’outre-mer et océans en nous invitant à chanter «Liberté, c’est tout ce qui nous reste», sans préciser que c’est celle de mourir quand il s’agit des pauvres et des indigènes, d’autre part !
Quand des historiens ignorent que dans une guerre il y a obligatoirement des vainqueurs, ces anticolonialistes qui avaient raison avant les autres, et qui sont à ce sujet au-dessus du lot, contrairement à ce que dit Stora, approuvé par cet historien, qui reprend ce jugement «tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres». Un énième argument pour décourager les anticolonialistes des îles françaises et mettre sur le même pied le révolutionnaire et le collabo, le harki.
En paraphrasant Me Miloud Brahimi, nous disons : si les dignitaires nazis ont été sanctionnés au lendemain de la victoire, les grands criminels de la colonisation et des luttes de libération sont assurés de l’impunité. Les historiens qui font l’amalgame entre la victime et son bourreau roulent pour le capital. Ils tentent d’innocenter le coupable et culpabilisent les militants qui luttaient et qui luttent à mort contre l’injustice. Si le système politique antidémocratique algérien a fait du révolutionnaire un moudjahid, en contrepartie d’une rente, en sus de le ficeler au libéralisme par l’intermédiaire de la religion et donner cette teinte indélébile aux martyrs, seraient-ils chrétiens, athées, qu’importe. Un point commun que les antidémocrates ont avec Stora qui, lui, s’attarde sur Ibn Badis et Messali pour mieux ignorer les novembristes.
Une histoire commandée par un président ne peut être que transhistorique et on constate crescendo que l’histoire, en général, fait place à l’évolution, alors qu’ici c’est la régression pour des intérêts mercantiles. L’historien est donc missionné pour influencer la scène politique et commerciale.
L’historien est Pascal Blanchard, codirecteur d’Achac (Paris), centre de recherche qui travaille sur les représentations, les discours et les imaginaires coloniaux et postcoloniaux… pour comprendre la France du XXIe siècle et ses crises. Il est précisé qu’«il est tout simplement indispensable de tenir compte, lucidement et sans passion, des héritages coloniaux». La question qui se pose à cette louable intention est dans la transmission de l’héritage. Est-ce en honorant les traîtres à leur patrie, tout en tournant le dos aux héros encore vivants et aux martyrs, ceux-là qui ont sauvegardé la dignité de la France, aux yeux des peuples ? Ce n’est plus de l’histoire mais de la falsification des mémoires. Cette falsification rend illisibles les évènements et finit par ce constat de Stora : «60 ans de guerre des mémoires nous ont fatigués.» Effectivement, le mensonge fatigue car il va à contresens de la nature humaine, en sus de leur «Guerre d’Algérie» ils reviennent à leurs «évènements d’Algérie» alors qu’il est temps de parler des «luttes d’indépendance» dans le MLN, à la rigueur s’ils ne veulent pas la qualifier de Révolution. Quand un historien parle de la «Guerre d’Algérie» et du colonialisme, dans un rapport, il ne peut pas la circonscrire à un «contentieux franco-français», car la France possède encore des dizaines de milliers de kilomètres d’océans et de mer malgré la loi de l’ONU sur la décolonisation.
Pourquoi la période 1954-62 est-elle dissociée de la colonisation à leurs yeux ? Aux nôtres, cela s’entend car le premier coup de feu nous a libérés mais pour eux qu’est-ce que cela sous-entend ? Il y a mille questions à ce sujet mais, pour situer la falsification, il faut savoir que dans le rapport de Stora, Gisèle Halimi est présentée comme une opposante à la Guerre de libération alors que dans son entretien avec Nadjia Bouzeghrane elle est une militante anticolonialiste. A les écouter attentivement, ils vont finir par nous faire croire que Maurice Audin n’est pas algérien ! Et comment leur en vouloir quand cette semaine un de nos procureurs de la République demande la perpétuité pour un jeune innocent ?
L’aide de la France au Maroc à l’occupation du Sahara Occidental est l’illustration que ce colonisateur adopte la tactique de l’offensive pour dissuader l’opinion mondiale de se pencher sur le sort de la Guadeloupe, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie, la Réunion, la Mayotte.
Quand on apprend que Stora n’a jamais signé, ne serait-ce que la pétition de ses collègues réclamant la «déclassification» des archives de la colonisation couvertes par un secret, un autre signe qui prouve que dans les cas positifs qu’il prône, il ne joint pas l’acte à la parole, de là à lui reprocher de parler des colonies actuelles relève de l’utopie !
L’expérience du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage créé sous Chirac devrait nous interpeller. Elle a été, comme on le sait, confiée à la nièce du talentueux avocat du FLN Gisèle Vergès qui révèle dans Spoutnik : «A l’époque, il y avait encore certaines possibilités. Mais très rapidement, nous nous sommes aperçus de la volonté d’imposer des entraves. Personnellement, je n’en pouvais plus, je suis partie et aujourd’hui je suis critique. Jean-Marc Ayrault, l’ancien Premier ministre, actuel président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, a récemment reconnu que l’enseignement sur l’esclavage a régressé dans les manuels scolaires. Nous n’avançons pas, nous reculons.» Comme on le constate, Gisèle et Stora ont été tour à tour instrumentalisés par cette régression dont parle Jean-Marc Ayrault, à juste titre, qui est liée indubitablement à ce racisme nourri, abreuvé, par le système colonial qui perdure.
S. K.
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