L’inventaire à la Prévert(*) de Benjamin Stora
Contribution d’Ali Akika – Une guerre n’est pas un commerce où un comptable fait son inventaire pour calculer ses impôts pour avoir la paix avec le fisc. Non, la guerre est une chose sérieuse pour être confiée à un militaire pas plus qu’il faille abandonner son écriture à un historien. Car la guerre est un gros morceau de l’histoire qui appartient aux peuples qui la font et non à ceux qui l’écrivent sur commande, une fois que les fureurs des tempêtes se sont calmées. Il faut donc cesser de raconter la rengaine naïve de «laisser les historiens écrire l’histoire».
Les écrits et les paroles ne sont pas d’or. Surtout à notre époque où des statues de «héros» sont déboulonnés après avoir été encensés. Beaucoup de ces «héros» qui ont fait l’objet de milliers de romans, de films, d’essais sont remis en cause dans le monde et en France. Napoléon par exemple est sur la liste des «accusés».
L’histoire n’est plus à la merci des scribes comme à l’époque des pharaons. Du reste dans certaines langues, on fait la différence entre l’histoire (sommes des bouleversements et événements concrets) et la façon de la conter, de l’écrire. En anglais, il y a history et story. Dans la langue arabe, on a târîkh et hikâya.
Comme je n’ai pas envie de commenter une par une les propositions de Stora, un genre de catalogue à la Prévert, je me contente de cerner le lieu d’où parle l’auteur et à qui il s’adresse.
Voilà pourquoi je ne vais pas faire de choix parmi cet inventaire d’autant que j’ai, dès la huitième page du rapport, compris à quelle sauce l’histoire de notre Guerre de libération allait être cuisinée. Voici donc les deux phrases de la page 8 :
1- «D’un mot jaillit la vérité de l’un de ces jeunes Français – un million et demi – qui ont été envoyés pour combattre en Algérie.»
2- «Un nationaliste algérien qui a vécu l’injustice coloniale et a trop longtemps attendu l’indépendance.»
Si j’ai bien compris, du soldat français jaillit la vérité mais il est revenu sain et sauf comme 98% de ses copains. L’Algérien, lui, ne se préoccupe pas d’une quelconque vérité, son seul souci est d’avoir longtemps attendu l’indépendance. A la lecture de ce rapport, un Français lambda sera fier de cette vérité qui sort de la bouche d’un de leurs compatriotes. Mais le même Français ne saura jamais l’indicible douleur du peuple algérien qui a perdu 12% de sa population en sept ans et demi de guerre. C’est symptomatique que l’auteur du rapport donne le nombre de soldats d’une armée qui fit la guerre en Algérie et que ce chiffre correspond à peu près aux morts algériens de ladite guerre. Voilà donc la frontière qui sépare les deux histoires, d’un côté 50 000 morts contre plus d’un million de gens qui étaient chez eux. Après ça, on continue, naïvement ou bêtement, c’est au choix, de parler d’histoire commune.
Les mots et les chiffres sont parlants, et celui qui met en évidence un certain vocabulaire et certains chiffres pour mieux en cacher d’autres, ce n’est certainement pas un oubli ou de la paresse. Maintes fois j’ai écrit des articles sur le 17 Octobre 1961 où je «hurlais» qu’il ne peut y avoir d’histoire commune quand des forces ennemies se tirent dessus, chacun dans ses tranchées et, surtout, pour un objectif politique diamétralement opposé. Dans la tempête médiatique soulevée par le rapport, l’auteur semble revenir, regretter la formule d’histoire commune qui fut le mot valise qui s’est imposé chez nous. Il semble avoir entendu qu’on lui préfère la notion d’histoire croisée, formule tout aussi inepte. Les regards croisés est un «sport» pratiqué en littérature ou au cinéma où la subjectivité des regards permet de juger la qualité de l’écriture et le talent de l’écrivain ou du cinéaste sur un même évènement.
Ici, il s’agit de la Guerre d’Algérie. On ne peut se contenter de plaire et de servir les enjeux politiques d’un Etat ou d’aider à la concrétisation d’ambitions d’hommes politiques. Quand on est historien, on essaie de résister à la doxa de l’époque, d’éviter de transformer en dogmes ses penchants idéologiques mais plutôt faire appel au réel qu’on doit analyser avec les outils conceptuels appropriés. A défaut de s’atteler à un travail rigoureux et sans fioriture, on choisit de se cacher derrière des sommités comme un philosophe éminent pour écorner la vérité vue sous un angle pas du tout choisi par hasard. Prenons l’exemple de la juste mémoire du rapport Stora, notion empruntée au philosophe Ricœur (Macron a été son élève). J’ouvre une parenthèse pour cet emprunt. Que dit Ricœur : «Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués.»
Il n’y a pas que Stora qui est fasciné par cette idée de l’oubli. C’est devenu une mode par les temps qui courent (1). On demande aux victimes d’oublier en digérant leurs douleurs. La philosophe Fleury Cynthia vient d’écrire un essai sur comment guérir du ressentiment. L’oubli, une bonne trouvaille pour que les enfants des victimes meurtries par l’histoire et disparues n’aient ni la force ni l’envie d’interroger le passé pour que les responsables de leurs déchirures puissent dormir tranquilles. Revenons aux mots et aux images qui disent la justesse d’une idée ou d’un événement.
Je prendrai, pour ma part, la notion de «juste» de l’image dans le cinéma. Je citerai J. L. Godard qui fait une différence entre «c’est juste une image» et une «image juste». Dans le cinéma, on choisit la place des images dans le montage. Il en est de même en littérature grâce aux subtilités et à la musique de la langue. Ainsi, en français, une certaine chose, un certain moment, c’est différent d’une chose certaine, et d’un moment certain.
Pour revenir à la juste mémoire, les Algériens ne veulent pas d’une mémoire qui s’évapore sous la double pression du temps qui passe et de ceux dont la mémoire flanche, comme dit la chanson. Ce qui apaise un peuple, ce n’est pas un médicament ou des séances de psychanalyse (nécessaire pour certains individus), mais la reconnaissance de la vérité qui permet de rendre une «justice juste». Le rapport de Stora est truffé de formules et de notions qui font jolies dans le tableau mais servent surtout à faire pleurer Dupont et Dupont dans les chaumières. Pourquoi nous parler de ces pieds-noirs qui sont moins payés que les Français de la métropole ? Ce rappel dit quoi ? La simple exploitation du travail par le même système économique qui sévit des deux côtés de la Méditerranée.
En quoi les Algériens ont-ils une quelconque responsabilité dans l’exploitation des pieds-noirs d’autant que les autochtones étaient doublement exploités et qui plus est dominés chez eux ? Personne n’a dit que les pieds-noirs étaient des Rockefeller. Ils pouvaient rester à l’indépendance, et personne ne contestait leur présence dans le pays puisque les Accords d’Evian leur donnaient le droit de rester en gardant la nationalité française mais aussi d’acquérir la nationalité algérienne. Du reste, des «pieds-noirs» ont participé à la Guerre de libération (le poète Jean Sénac) et certains en sont morts comme Yveton et Audin. On sait que les Européens se sont installés en Algérie sous la double pression de la misère dans leurs pays d’origine et sous l’incitation de l’Etat français pour occuper le terrain. Cette occupation du territoire répondait à une double nécessité, militaire et économique. Mettre le projecteur sur des populations diverses est une façon d’occulter lesdites nécessités. En un mot comme en cent, c’est une petite ruse pour ne pas dire clairement les choses et faire oublier les causes et la nature de la colonisation qui est une entreprise de dépossession et d’aliénation de l’être.
Comme on sait que les pieds-noirs ne roulaient pas sur l’or, la manière d’en parler ressemble aux brefs de comptoirs de café de commerce. Participer à cette petite musique revient à renforcer une opération de déculpabilisation à deux sous. Franchement, est-ce sérieux de mettre au même niveau le statut des pieds-noirs qui serait injuste et moins favorable que celui de la Métropole, et l’innommable enduré par les Algériens à l’époque coloniale avec ses cortèges d’«enfumades», d’empoisonnement des puits d’eau sans parler des massacres du 8 Mai 1945 de populations qui ont contribué à la défaite du nazisme.
L’Algérie veut s’adosser à son Histoire avec un H majuscule, avec ses hauts et ses bas. Au passage, je ne vois pas dans le rapport de Stora et je ne comprends pas ce que viennent faire les contradictions internes de la société algérienne avant la colonisation. Car, à partir de juillet 1830, l’Algérie avait affaire et subissait d’autres contradictions, d’une certaine et nouvelle nature coloniale, enfant «putatif» du capitalisme en voie de développement. Mettre dans le même sac les pieds-noirs et les autochtones, les «invités» et autres étrangers qui ont «visité», c’est une façon de banaliser la colonisation française. Non, il n’y a pas de fatalité en l’histoire. Celle-ci, depuis l’aube de l’humanité n’a jamais été le produit de la fatalité et autres accidents chers aux historiens-charlatans mais obéit à d’autres mécanismes. Les peuples colonisés l’ont compris, ils s’arment pour se défendre pour empêcher la reproduction des sinistres cortèges d’enfumades cités plus haut.
Pour conclure, dans la mesure où le rapport de Stora est une commande d’Etat, d’un président qui pense déjà à la prochaine élection présidentielle, et en tenant compte du lieu d’où le rapporteur parle et en direction de quel public, il n’y a pas de quoi s’étonner du contenu de son rapport. Il faut garder de l’énergie pour le rapport de l’historien algérien Chikhi qui a été désigné par le président de la République. Les réactions que ce futur rapport va engendrer seront plus instructives pour identifier et mesurer les différentes visions de l’histoire et du monde qui traversent la société algérienne. On verra alors qui va prendre au mot les différentes déclarations des chefs d’Etat français qui ont fait des visites officielles en Algérie. Emmanuel Macron a parlé de la colonisation comme crime contre l’humanité. Pareil crime a fait l’objet d’un jugement par un tribunal international. Les faits historiques sont là, et les déclarations et prises de position nombreuses. La confrontation entre le réel et sa représentation nous indiquera si on a fait appel à l’intelligence de l’histoire ou bien si on s’est contenté de baigner dans les délices de l’idéologie… pour d’autres desseins.
Car, en dépit des tentatives du parti unique au pouvoir depuis 1962, les Algériens connaissent les faits et les contradictions de leur société. Ce sera une occasion de connaître les rapports à l’histoire existant dans la société. Dit autrement, on verra qui nous parle du târîkh et ceux qui racontent des hikâyâte pour nous distraire et… nous endormir.
A. A.
(*) Inventaire ou catalogue de Prévert, poète français 1900/1977. Poème où l’ironie et la tendresse cohabitent pour raconter les choses de la vie courante où tout se mélange et d’où nous tirons nos rêves et nos espoirs.
(1) Stora reprend entièrement cette idée dans son rapport. C’est devenu une mode en France. On demande aux victimes d’oublier. La philosophe Fleury Cynthia a écrit un essai «Ci-git l’amer» ou comment guérir du ressentiment. L’oubli une bonne trouvaille pour que, les enfants des victimes disparues, n’aient ni la force ni l’envie d’interroger le passé et et que les responsables de leurs douleurs puissent dormir tranquilles.
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