L’islamologue Saïd Djabelkhir : «La place du débat n’est pas au tribunal !»
Par Abdelkader S. – «La place du débat intellectuel n’est pas dans les tribunaux. Je dis à ceux qui me contredisent que s’ils estiment que mes idées sont fausses, ils n’ont qu’à venir débattre avec moi sur n’importe quelle chaîne de leur choix», a affirmé l’islamologue Saïd Djabelkhir. «Les divergences d’idées existent depuis le premier siècle de l’hégire et jamais les exégètes n’ont recouru à la justice (qadi) pour faire condamner l’avis contraire», a-t-il insisté, en réponse à une question sur le procès qui vient de lui être intenté.
«Ce que certains considèrent être une provocation [de ma part] est lié à la langue populaire que j’utilise dans certains de mes écrits sur les réseaux sociaux, c’est tout. Je le fais sciemment pour que la frange la plus large de la société puisse comprendre et pour ne pas rester dans la langue académique absconse que personne ne saisit, y compris à l’université. Il faut sortir du dialogue de sourds. Ce jeu est fini. Il faut simplifier le discours pour que tout un chacun puisse assimiler. Il faut que les gens lisent eux-mêmes et ne se contentent pas d’écouter untel», a martelé l’académicien.
Le théologien hétéroclite qui refuse l’hégémonie d’une obédience sur une autre a indiqué que «beaucoup de gens essayent de nous convaincre que la religion est univoque». «Moi je dis non, c’est un mensonge !» a-t-il objecté, en expliquant que «la religion, en tant que textes, comporte de nombreux avis divergents, de nombreuses interprétations et de nombreuses lectures. Je refuse que n’importe quelle tendance, que ce soit celle des Frères musulmans, des salafistes ou autres, prétende détenir la vérité absolue.»
A ceux qui disent qu’il «n’est pas habilité» à traiter des questions religieuses, Saïd Djabelkhir rétorque : «A supposer qu’ils aient raison, je pose cette question : les spécialistes ont-ils été autorisés à émettre leur avis ? Mohamed Arkoun a été traité d’apostat, Nasr Hamid Abou Zayd a été séparé de force de sa femme et a été expulsé de son propre pays, Faraj Fouda a été assassiné, le professeur algérien en théologie Hadj Douak s’est exprimé à la Radio du Coran et un membre de l’association des Oulémas l’a accusé d’être atteint de troubles mentaux.» «Permettez-vous à ces experts d’émettre leur avis ? Ceux qui font douter de mon habilité n’ont qu’à vérifier à l’Institut des sciences islamiques du Caroubier pour s’en assurer. C’est aussi simple que ça», a-t-il insisté.
Pour l’islamologue, «l’étudiant en théologie est censé commencer à s’entraîner à l’effort d’innovation (ijtihâd), à donner son avis et à critiquer les textes librement dès la première année [universitaire], il ne doit pas attendre de devenir professeur pour ce faire». «Y a-t-il un degré de spécialisation précis sur lequel l’ensemble du monde musulman est d’accord de sorte que celui-ci permette de dire que tel ou tel a la capacité de donner son avis librement ou pas ?» s’est-il interrogé dubitatif, avant de répondre : «Cela n’existe pas et n’a jamais existé depuis le premier siècle jusqu’à nos jours.» «Pour preuve, un grand nombre de théologiens ont été reniés, parmi lesquels Al-Suyuti, Ibn Taymiyya, Ibn Daqiq Al-Îd, Abdelaziz Ibn Abdessalâm et beaucoup d’autres», a-t-il précisé.
«Ceci est connu à travers les siècles : à chaque fois qu’un savant tente d’apporter des idées nouvelles, il est systématiquement déjugé. Ceux qui adoptent cette attitude croient se débarrasser de la critique, alors qu’ils se trompent éperdument, estimant, pour certains d’entre eux, que l’intérêt prime le texte», a encore dit le chercheur, qui reproche à ses détracteurs d’«être encore dans l’ancien paradigme des septième, huitième, neuvième et dixième siècles». «Cette approche consiste à dire qu’il y a des vérités à révéler au grand public et d’autres à garder pour soi. Je récuse cela. Avant, quand les religieux se limitaient à leur spécialité, à cette époque-là, il existait une chose qui s’appelait sphères publique et privée. Il y avait des choses qui ne se disaient qu’entre érudits, de sorte à ne pas semer la discorde (fitna)», a expliqué Saïd Djabelkhir.
«Il faut bien comprendre qu’au XXe siècle la religion a débordé sur l’espace public et le domine désormais», a-t-il soutenu, en expliquant que par religion, il entend «les discours religieux et idéologique». «Elle (la religion, ndlr) menace la vie des sociétés, si bien que nous assistons à des attentats au nom des idéologies et des discours religieux, nous assistons à des enlèvements, à des assassinats, à des guerres civiles qui font un nombre incalculable de victimes», a-t-il regretté, en arguant que «dès lors, on ne peut plus cantonner la religion au seul espace académique». «Aussi est-il devenu impératif de porter le débat religieux à l’espace public, à travers les réseaux sociaux», a-t-il estimé.
«Aujourd’hui, les nouveaux phénomènes que nous subissons, l’islam politique notamment, ont éliminé le mur qui séparait les espaces et les discours réservés l’un au commun des mortels et l’autre aux initiés car l’islam politique s’est incrusté dans tous les aspects de la vie», a fait remarquer Saïd Djabelkhir, en constatant que «la maîtrise de ce débat nous échappe, en réalité».
A. S.
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