Lettre de l’Emir Khaled au président américain Wilson Woodword

AEK Khaled
L'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdel-Kader. D. R.

Contribution de Khaled Boulaziz et Kaerdin Zerrouati – L’Eveil national en cours, pour réussir et ressusciter la fougue révolutionnaire de l’Algérie, se doit de s’approprier la grande diversité du mouvement national.

Parmi les personnalités algériennes contemporaines, la figure de l’Emir Khaled, petit-fils d’Abdel-Kader et leader du mouvement national naissant, est sans doute l’une des moins connues parmi la jeunesse algérienne, encore qu’elle demeure vivante dans l’esprit du peuple algérien.

Certes, tous les historiens qui se sont occupés de l’Algérie ont cru devoir signaler son nom, mais leurs appréciations, généralement réduites à quelques lignes, varient considérablement.

Il fut le précurseur du nationalisme algérien, «le premier à avoir mené campagne en faveur de l’indépendance algérienne», comme l’ont écrit notamment G. Esquer et Ch. A. Julien. Il s’est battu contre la France pour porter les revendications en faveur de la représentation des Algériens au Parlement après avoir réclamé pour l’Algérie le droit à disposer d’elle-même. Il fut, quoi que disent les faussaires de l’histoire, «un grand chef nationaliste», célébré comme tel par les Oulémas et les différents partis politiques algériens, puis par le FLN.

Lors de la Conférence de paix de Paris (1919) à la fin de Première Guerre mondiale, le président américain Woodrow Wilson introduit quatorze principes idéalistes sur la paix et la justice, ce qui a donné espoir à des gens comme les Algériens à réclamer leur indépendance.

L’Emir Khaled, le petit-fils d’Emir Abdel-Kader, adopta le principe de l’autodétermination et vit dans cette initiative du président américain une opportunité pour faire avancer les revendications politiques de la nation algérienne.

Il écrit une lettre au Président Wilson pour lui demander son aide et intervention au rétablissement des droits algériens de disposer pleinement de leur destin. Malheureusement, ce dernier n’a pas répondu.

Quarante ans après, un autre Président, J. F. Kennedy pesa de tout son poids politique pour la cause algérienne. La lettre de l’Emir Khaled reste un témoignage incontestable de son engagement nationaliste de première heure qui contribua grandement à la maturité de la conscience politique algérienne.

En voici le contenu dans son intégralité :

«Monsieur le Président,

Nous avons l’honneur de soumettre à votre haute appréciation et à votre esprit de justice un exposé succinct de la situation actuelle de l’Algérie, résultant du fait de son occupation par la France depuis 1830.

Dans une lutte inégale, mais qui a été cependant tout à l’honneur de nos pères, les Algériens ont combattu pendant 17 ans, avec une énergie et une ténacité incomparables pour refouler l’agresseur et vivre indépendants. Le sort des armes ne leur fut malheureusement pas favorable.

Depuis 89 ans que nous sommes sous la domination française, le paupérisme ne fait qu’augmenter chez nous, pendant que les vainqueurs s’enrichissent à nos dépens. La convention, signée le 5 juillet 1830 entre le général de Bourmont et le Dey d’Alger nous garantissait le respect de nos lois, de nos coutumes et de notre religion. La loi de 1851 a consacré les droits de propriété et de jouissance existant au temps de la conquête.

En débarquant à Alger, le 5 mai 1865, Napoléon III lançait un manifeste à la population musulmane : Lorsque, il y a 35 ans, disait-il, la France a mis les pieds sur le sol africain, elle n’est pas venue détruire la nationalité d’un peuple mais, au contraire, affranchir ce peuple d’une oppression séculaire, elle a remplacé la domination turque par un gouvernement plus doux, plus juste, plus éclairé

Nous nous attendions à vivre en paix, côte à côte et en association avec les nouveaux occupants, nous basant sur ces déclarations officielles et solennelles. Par la suite, nous nous sommes aperçus, hélas, à nos détriments, que d’aussi belles promesses ne devaient subsister qu’en paroles.

En effet, comme au temps des Romains, les Français refoulèrent progressivement les vaincus en s’appropriant les plaines fertiles et les plus riches contrées. Jusqu’à nos jours, on continue de créer de nouveaux centres de colonisation, en enlevant aux indigènes les bonnes terres qui leur restent, sous le prétexte intitulé : Expropriation pour cause d’utilité publique. Les biens Habous, qui se chiffraient par des centaines de millions de francs et qui servaient à l’entretien des monuments religieux et à venir en aide aux pauvres, ont été pris et répartis entre les Européens, chose extrêmement grave étant donné la destination précise et religieuse qu’avaient assigné à ces biens leurs donateurs. De nos jours, malgré la loi de séparation des églises et de l’Etat, le peu de biens Habous qui reste est géré par l’administration française sous le couvert d’une cultuelle dont les membres serviles ont été choisis par elle. Inutile d’ajouter qu’ils ne possèdent aucune autorité.

Contrairement à notre religion, l’administration profite de toutes les occasions, surtout pendant cette guerre, pour organiser dans nos mosquées et nos lieux saints des manifestations politiques. En présence d’une foule composée surtout de fonctionnaires, on fait lire des discours préparés pour la circonstance par les chefs du culte et on pousse même le sacrilège jusqu’à faire participer la musique militaire à ces manifestations humiliantes pour l’esprit religieux du musulman. Voilà ce qu’on a fait des déclarations du général de Bourmont du 5 juillet 1830 et de la loi de 1851.

Pendant 89 ans, l’indigène a été accablé sous le poids des impôts : impôts français et impôts arabes antérieurs à la conquête et maintenus par les nouveaux conquérants. En consultant la balance des recettes et des dépenses de l’Algérie, on voit aisément que, des indigènes surtaxés, la répartition du budget ne tient presque aucun compte de leurs besoins spéciaux. Plusieurs tribus sont sans route et la grande majorité de nos enfants sans école.

Grâce à nos sacrifices, on a pu créer une Algérie française très prospère, où la culture de la vigne s’étend à perte de vue ; le pays est sillonné de chemins de fer et de routes entre les villages européens. Pas très loin d’Alger, on trouve des tribus entières, dont les territoires très peuplés, pauvres et abrupts, sont sans voie de communication. Des agglomérations importantes sont dépourvues de tout. Comme au temps d’Abraham, on y puise l’eau avec des peaux de boucs, dans des citernes ou des puits à ciel ouvert. C’est ainsi qu’en tout et pour tout, la part des plus nombreux est la plus faible et la charge des plus pauvres est la plus forte.

Sous un régime dit républicain, la majeure partie de la population est régie par des lois spéciales qui feraient honte aux barbares eux-mêmes. Et ce qui est typique, c’est que certaines de ces lois qui instituent des tribunaux d’exception (tribunaux répressifs et cours criminelles) datent des 29 mars 1902 et 30 décembre 1902. On peut voir là un exemple de la marche régressive vers les libertés. Pour que nous ne soyons pas taxés d’exagération, nous joignons à cette requête deux brochures écrites par deux Français d’Algérie : MM. François Marneur, avocat à la cour d’appel d’Alger, et Charles Michel, conseiller général et maire de Tébessa. Elles sont édifiantes sur l’odieuse injustice de ces lois.

Un autre exemple démontrera la violation de la parole donnée ; le voici : Avant 1912, les troupes indigènes étaient recrutées par voie d’engagement volontaire moyennant quelques avantages offerts aux engagés. Ces avantages furent supprimés progressivement et on arriva, en 1912, à la conscription obligatoire, d’abord partielle (10% du contingent) ensuite totale et cela malgré les énergiques protestations des Indigènes. L’impôt du sang nous a été appliqué en violation des principes les plus élémentaires de la justice. Appauvris, asservis et avilis par le droit du plus fort, nous n’avions jamais pu croire cependant qu’une pareille charge, réservée aux seuls citoyens français, jouissant de tous les droits, viendrait un jour peser sur nos épaules.

Des centaines de milliers des nôtres sont tombés aux différents champs de bataille, luttant malgré eux contre des peuples qui n’en voulaient ni à leur vie ni à leurs biens. Les veuves, les orphelins et les mutilés de cette guerre ont des traitements ou des subsides inférieurs même à ceux des néo-Français. Beaucoup de blessés, incapables de tout travail, viennent grossir les rangs des malheureux qui pullulent dans les villes et les campagnes. Il est bien facile à l’observateur impartial de constater la grande misère des Indigènes. A Alger même, des centaines d’enfants des deux sexes, déguenillés et rachitiques, traînent leur misère dans les rues en sollicitant la charité publique.

En présence de ces faits navrants, le Gouvernement général de l’Algérie reste absolument indifférent. Sous le fallacieux prétexte de ne pas porter atteinte à la liberté, les mœurs se sont complètement relâchées et les boissons alcoolisées sont servies à profusion aux Indigènes dans les cafés.

En vaincus résignés, nous avons supporté tous ces malheurs en espérant des jours meilleurs. La déclaration solennelle suivante : Aucun peuple ne peut être contraint de vivre sous une souveraineté qu’il répudie, faite par vous en mai 1917, dans votre message à la Russie, nous laisse espérer que ces jours sont enfin venus. Mais, sous la tutelle draconienne de l’administration algérienne, les Indigènes sont arrivés à un degré d’asservissement tel qu’ils sont devenus incapables de récriminer : la crainte d’une répression impitoyable ferme toutes les bouches.

Malgré cela, nous venons, au nom de nos compatriotes, faire appel aux nobles sentiments de l’honorable président de la libre Amérique : nous demandons l’envoi de délégués choisis librement par nous pour décider de notre sort futur, sous l’égide de la Société des nations.

Vos 14 conditions de paix mondiale, Monsieur le Président, acceptées par les Alliés et les puissances centrales, doivent servir de base à l’affranchissement de tous les petits peuples opprimés, sans distinction de race, ni de religion.

Vous représentez au nom du monde entier le digne porte-drapeau du droit et de la justice. Vous n’êtes entré dans cette guerre gigantesque que pour les étendre à tous les peuples. Nous avons une foi ardente en votre parole sacrée.

Cette requête est faite pour éclairer votre religion et attirer votre bienveillante attention sur notre situation de parias.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre haute considération.

Khaled El-Hassani Ben El-Hachemi Ibn Hadj Abdel-Kader, Emir Khaled.»

K. B./K. Z.

Comment (4)

    Elephant Man
    21 février 2021 - 20 h 42 min

    Merci à vous 2 pour vos contributions toujours très instructives.
    Celui qui n’honore pas le passé perd le futur. Si nous détruisons nos racines nous ne pourrons pas croître.

    karimdz
    21 février 2021 - 18 h 27 min

    Je ne connaissais pas l existence de Khaled, ce petit fils de l Emir Abdelkader, précurseur du mouvement national. Gloire à tous ceux qui sont élevés contre l’occupant français et que notre histoire se doit d’honorer.

    La France a commis plusieurs génocides, un génocide humain, mais également un génocide culturel.

    Le courrier de l Emir Khaled au président américain Wilson, est édifiant quand il relate les crimes commis par l occupant français.

    L Algérie est certes aujourd’hui HamdoulilAh indépendante, mais nous devons rester sur nos gardes, car la nature criminelle des anciens occupants n’a pas changé, surtout quand ces pays connaissent une situation économique et sociale, critique.

    Argentroi
    21 février 2021 - 16 h 39 min

    L’Algérie est à la croisée des chemins et beaucoup d’algériens, d’ici et d’ailleurs, n’usent que de prismes passéistes pour comprendre les réalités actuelles. Beaucoup vivent dans le passé, par le passé et pour le passé.
    A titre d’exemple, et paradoxalement, ce sont ceux qui ont servi la France coloniale qui tiennent rancune à la France d’aujourd’hui parce qu’elle les a abandonnés un certain juillet 1962. Et pour surmonter ce complexe, ils accusent les autres d’être à la solde de la France et allant jusqu’à distiller l’énormité que l’état algérien offre gracieusement le gaz à l’ancien colonisateur. Si on devait faire une enquête sociologique, il en ressortira sûrement que ce doigt accusateur à l’encontre de la France n’est que le doigt de ceux qui ne se sont pas libérés du poids du passé contrairement aux autres qui ont combattu le colonialisme et qui ont relativement tourné la page.

    IWEN
    21 février 2021 - 14 h 36 min

    {
    Lettre de l’Emir Khaled au président américain Wilson Woodword
    février 21, 2021 – 12:23Rédaction
    }

    Le Moulay Abdel Rahman (prince) avait peur que l’EAK que ce dernier ne vienne lui réclamer le trône, ceci devait pousser ce Moulay à lui faire la guerre en toute occasion, mais que dire, quelques définies plus tard quand l’Emir KHALED avait commencé à faire parler de lui, et ceci aussi bien sous les ordres en tant que militaire que devant le peuple « indigène » Algérien ?!

    LYAUTEY et MAZIEU devaient être aux anges à l’idée d’avoir ce type qui risquerait de mettre à mal la construction du Maroc, et qui sait, avec possibilité de demander à son tour le trône que son grand père (EAK) n’avait pas pu faire ! Tout était bon pour le discréditer en l’impliquant dans des histoires de mœurs et j’en passe, il faut se remettre à l’époque ou même les juifs étaient l’objet de la haine de la France, car il était hors de question de donner le moindre crédit aux uns et aux autres, d’autant que les juifs avaient étés récemment (1871) devenu citoyens Français ! et avec l’affaire Dreyfus, celle ci n’avait pas ménager ses efforts pour remettre tous ce beau monde à sa place et les indigènes juifs et les indigènes musulmans !

    Il faut lire le livre de: AHMED KOULAKSSIS GILBERT MEYNIER
    l’EMIR KHALED aux éditions l’HARMATTAN.

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