Paysage de l’Algérie sous le Hirak et le Covid-19
Contribution d’Ali Akika – Souvenons-nous de ce 22 février 2019 ! Une date devenue historique. Un Président, que l’on croyait et qui se croyait indéboulonnable, «dégagé». Ce jour-là, les Algériens avaient la chair de poule en investissant les rues, leurs rues. Quelque chose de particulier parcourait leur être, une sorte de sentiment d’une renaissance. Ragaillardis par leur courage qui s’amplifiait chaque vendredi de la semaine, ils espéraient transformer cette force en une promesse où l’utopie qui montrait le bout du nez deviendrait une réalité, un jour. Ils donnaient l’image d’un peuple qui en avait assez d’être interdit de rêver à une autre vie. Ils voulaient que leur société ne soit plus enfermée dans une quelconque fatalité, que le pays ne soit pas voué, condamné au règne de quelque potentat. Le surgissement du 22 février 2019 fut une éclatante démonstration de leur détermination d’être des acteurs de leur histoire.
La preuve ? Le manitou parti, leurs consciences leur dictaient le chemin qui restait à faire. Car l’histoire ne produit pas de «miracle» mais fait part de ses exigences. Elle révèle les handicaps et blessures qui sommeillent dans les tréfonds de la mémoire d’une société. Elle montre du doigt la nécessité d’armer un mouvement politiquement et idéologiquement. Ces préalables sont utiles si l’on veut donner un visage, une carte d’identité au dit mouvement pour qu’il conquiert la confiance des citoyens. Ces derniers n’ont pas envie d’être de petits soldats obéissants, ni des moutons de Panurge. Ils veulent avoir l’assurance de concourir à ce que le bateau Algérie puisse jeter son ancre sur des rives plus ensoleillées et fleuries.
Durant cette traversée, un récif non indiqué sur les cartes marines barra la route au Hirak. Un invité aussi inattendu qu’indésirable, le Codiv-19 imposa sa présence. Privé de la rue, le Hirak fut gêné dans son travail de maintenir et fortifier les liens entre les foules de manifestants bigarrées et joyeuses. Les réseaux sociaux qui servaient de vecteurs de communication entre les groupes et les anonymes devinrent moins «productifs». Comme quoi le réel est et reste le socle de la vie, donc de la politique. La magie de la technique ne peut rien sans les bruits de la rue et les échos qui proviennent de la société.
En revanche, le silence sur les villes désormais confinées favorisa le bal des rumeurs. Durant la fièvre qui s’emparait des rues conjuguées à la puissance des marcheurs, les pieds nickelés de la désinformation ne faisaient pas le poids. Car le peuple avait fait jadis l’expérience des rumeurs qui avaient pour mission de «l’amuser» pour le démobiliser. C’est pourquoi le Hirak sortit ses propres mots d’ordre pour offrir au peuple une autre façon de lire l’histoire et de décortiquer le réel. Essayons de connaître la raison de la popularité de ces mots d’ordre et de relever des faiblesses cachées. Faiblesses que j’avais signalées ici même le 20 février 2020 où j’écrivais : «La nécessité ou non d’une structuration, d’élire des représentants, n’a pas trouvé de réponses, force est de déduire que la réalité du pays est complexe, d’une part, et que les opinions et schémas théoriques ou dogmatiques n’ont pas de prise sur la complexité de la réalité.»
Ces difficultés, on pouvait les lire entre les lignes des discours, des divers mots d’ordre. Ces difficultés ne sont pas tombées du ciel, elles «sommeillent» dans l’histoire et labourent le paysage politique. Les mots d’ordre du Hirak portaient la marque des influences idéologiques de la Guerre de libération, des dérives du parti unique et des khwandjiya. Heureusement le surgissement original du Hirak et sa puissance ont fait sortir dans la rue toutes les catégories sociales de la société. Les mots d’ordre ont permis d’ancrer le mouvement populaire dans une dynamique de type révolutionnaire. En raison du paysage travaillé par diverses idéologies, reflet des contradictions de la société, les mots d’ordre ne pouvaient que refléter cette réalité. Heureusement, le pacifisme et la détermination du mouvement à faire échec au 5e mandat ont permis de maintenir l’unité du mouvement. Si le pacifisme ne posait pas de problème pour des raisons évidentes, la notion d’unité était plus difficile à maîtriser. Car certains petits malins se sont pressés d’étouffer des idées et des opinions qui les dérangeaient quand ils n’étaient pas eux-mêmes des auteurs et instigateurs des ferments potentiels de l’éclatement de cette unité.
Yatnahaw gaâ. Il y a dans ce mot d’ordre l’image du paysage politique envahi par la mauvaise herbe qu’il faut déraciner pour empêcher sa multiplication «libre et sauvage». Ce mot d’ordre répondait à un système fondé sur des complicités pour ne jamais tenir ses propres promesses et être sourd aux aspirations des citoyens. Des promesses aussitôt chantées aussitôt s’évaporant dans les brouillards d’un système qui tourne sur lui-même. Maintenant que l’on connaît l’ampleur de la corruption et l’incompétence de la classe dirigeante, on sait que yatnahaw gaâ n’a pas usurpé les raisons de plaire et mérite l’écoute du peuple. Aujourd’hui, on entend encore corrigeons la pratique des hommes mais gardons le système. Ces messieurs sont encore à chercher si c’est l’œuf qui crée la poule ou l’inverse. Ils n’ont pas encore compris le lien dialectique de cause à effet qui relie des hommes à un système. La seule réponse qui vaille, c’est d’enrichir le mot d’ordre de yatnahaw gaâ par «un oui à un nouveau système qui permet l’élection démocratique des hommes et femmes élus dans la plus totale transparences qui donne de la légitimité pour contrôler le fonctionnement des institutions de l’Etat». Démocratie et légitimité, les deux piliers de la souveraineté du peuple.
Daoula madania : une opération qui entretient la confusion où l’ambiguïté des concepts politiques finit par se fracasser contre la réalité sur le terrain. Ainsi, l’utilisation de daoula madania qui veut dire Etat civil nous renvoie à l’antiquité et au moyen-âge. Ces cité-Etats étaient régis par une configuration politique de leur époque sous l’autorité d’un seigneur féodal ou d’un prince. Ces derniers se souciaient de diriger des officines et des troupes chargées de collecter l’impôt et d’imposer une économie basée sur l’esclavage et le servage. Les bouleversements de l’histoire ont engendré l’Etat moderne qui, peu à peu, a brisé ces féodalités. Peu à peu, les liens d’allégeance entre l’Etat et les habitants ont évolué jusqu’à devenir uniquement des liens régis par la loi. Et celle-ci a la couleur politique du régime politique de l’Etat (monarchique, républicain). De nos jours, ce qu’on nomme l’état civil (commune, district) s’occupe de la gestion des habitants notamment les naissances, les décès, les mariages et autres problèmes du quotidien.
Il faut donc se poser la question de la disparition du mot politique du Congrès de la Soummam dans la définition de l’Etat (par essence politique) et son remplacement par le mot madania (civil). J’ai déjà écrit sur la surdose idéologique des discours sur le nationalisme, la religion et l’identité qui ont été, et sont encore, des freins qui expliquent le brouillard qui enveloppe la société. Ce sont donc les ambiguïtés et la faiblesse des définitions des concepts qui facilitent les jeux de pouvoir et de la manipulation. Et l’effacement de l’adjectif démocratique ne peut s’expliquer que de la non-maîtrise du concept de l’Etat ou bien d’une manipulation. La médiocre définition de l’Etat ne date pas d’aujourd’hui. Elle est le fruit amer de cette école qui a affublé le peuple de «ghachi», de populace et à qui on demande de faire l’expérience de la «régression féconde», de prendre pour argent comptant la formule «d’histoire commune» avec le colonisateur d’hier, etc. J’ai parsemé mes articles ici et ailleurs en tapant sur ces notions véhiculées par une certaine «élite». Et comme nous sommes dans le registre du rôle et de l’importance des mots, je ne peux m’empêcher de déduire que l’absence de l’adjectif démocratique qui doit définir l’Etat qui est, je pense, le désir de la majorité du peuple, n’est pas un hasard. Pas fortuit, en effet, car je n’oublie pas que certains qualifient la démocratie de «mécréant».
Quant au mot d’ordre khawa khawa, il vise à guérir le pays de la maladie de l’ethnicité qui faisait des Algériens non un peuple mais une addition de tribus… Quel sens doit-on donner à ce mot d’ordre ? Devons-nous comprendre que le peuple est logé dans une douce et paisible société sans contradictions politiques, ni violence sociale ? Non ce genre de littérature n’existe que dans les contes de fée. Pour l’heure, on a le droit de rêver, d’imaginer une telle société en sachant qu’elle reste à construire. L’histoire nous enseigne que chaque progrès politique, moral, scientifique sont des pas qui nous rapproche de l’idéal de la solidarité entre les hommes et les peuples sur la base du respect de l’autre. Considérons donc que le khawa khawa est une simple métaphore de notre culture mais il ne faut pas tomber dans le panneau de ceux qui veulent effacer les contradictions sociales par des mots vidés de leur sève pour nous empêcher de voir le réel.
L’Algérie sous le Covid-19
Jusqu’au Covid-19, certains «groupes» taisaient les contradictions sociales et politiques de la société algérienne. Une combinaison de tabous ancestraux et de tactique politique leur permettait de cacher ou d’ignorer des vérités pour tenter d’imposer leurs «vérités».
Ces groupes roulent sur du velours en exploitant les «vertus» d’une société imprégnée d’une culture conservatrice et d’une religiosité exagérée.
Alors que de profondes divergences idéologiques et politiques saturent le paysage sociale et politique, tout ce monde ne jure que par la notion de consensus pour sortir le pays de la crise. C’est à croire que l’on peut faire du neuf avec du vieux cuisiné à la miraculeuse recette du consensus. Or, la science politique avec la caution de l’histoire nous renseigne que le consensus sur la base d’idées aux antipodes les unes des autres, dans la pure tradition de l’opportunisme, n’est que médiocre tactique politique…
Appliquer à la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui, cette tactique signifie une cohabitation entre «un centrisme moderniste» et «la régression féconde». Quand on analyse le paysage politique à travers la pratique et le discours du pouvoir et des partis politiques, on est frappé par leur ardeur à rivaliser dans le concours du championnat du consensus. Cette course révèle deux choses, le refus de reconnaître les contradictions inhérentes à chaque société et l’incapacité à mobiliser sur la base de ces contradictions.
Qu’en est-il de l’Algérie sous le Covid-19 ? Celui-ci a évidemment bouleversé la vie de la société. Toute l’énergie était consacrée à faire face contre le danger de la maladie qui a aggravé les situations sociale et économique qui n’étaient déjà pas reluisantes. Quelle est la part d’énergie et de temps consacrée à tirer quelques leçons du Hirak durant cette halte imposée par le virus ? Le mouvement populaire qui fête sa 2e année, conjuguée aux craquements politiques, sociaux et culturels qui frappent la planète, ont-ils bousculé les archaïsmes bien de chez nous ? Avons-nous agrandi des périmètres existants, d’où naîtrait une vision du monde plus complexe pour regarder autrement notre société ? Car gagner la bataille idéologique est un préalable à toute entreprise de nature révolutionnaire. Car l’idéologie se niche aussi dans les mots, dans les concepts qui ont fait dire à Lacan que le langage structure la pensée. D’autres philosophes avant Lacan avaient loué l’importance des idées qui peuvent se transformer en force matérielle.
Comment ne pas se préoccuper d’enrichir la pensée quand on entend des balivernes, pour rester poli, sur notre histoire à l’occasion du rapport de Stora (1). Il a fallu que ça soit Jean Michel Apathie, journaliste de son état, loin d’être un enfant de la Commune de Paris, qui clame cette vérité : «Oui, la France a commis la pire des sauvageries, massacrant et volant les terres des Algériens.» En dépit de l’existence d’œuvres dans la littérature, le théâtre, le cinéma, des essais politiques, historiques et sociologiques, le pays n’a pas échappé aux douloureux événements que nous connaissons. Bien sûr le responsable, c’est ce fameux et inamovible système qui s’autoproclame horizon indépassable. Mais un système se nourrit et est nourri, c’est du concret. On n’est pas dans le doute de Shakespeare : to be or not to be qui philosophe sur le néant.
Il faudra bien répondre à toutes les interrogations qui embrassent l’histoire et les structures sociales et culturelles. Questionner non à l’aide de pirouettes langagières ou par une idéologie à un dinar. Ces pirouettes ont des outils «conceptuels», les syllogismes, les oxymores et autres comparaisons bidons avec des époques et des situations étrangères aux particularités d’une société (2). Ainsi, l’oxymore absurde de la «régression féconde» médiatisée est «préférée» aux mots et aux idées de certains de nos écrivains et intellectuels qui ont brillamment défendu le peuple algérien contre toutes les oppressions d’hier et d’aujourd’hui. Le sociologue de la «régression féconde» patauge dans une idéologie de pacotille. L’écrivain et l’intellectuel, souvent nés dans la gueule du loup, comme disait Kateb Yacine, enrichissent notre imaginaire en allant puiser ses matériaux dans les eaux profondes de l’histoire. Quelle idée frivole et curieuse de vouloir régresser alors que le temps ne peut et ne fait qu’avancer ! La science physique de Newton à Einstein le prouve et le poète le chante… Et certaines gens ne savent toujours pas que le temps perdu ne se rattrape pas. En dépit de ça, certains continuent de seriner la société avec les mêmes rengaines.
A. A.
1- A la lecture du rapport de Stora, mon esprit a été traversé par les inepties d’un certain Saâdani, ex-secrétaire général du FLN, qui déclara que c’est De Gaulle qui a donné l’indépendance à l’Algérie. D’autres moins analphabètes se pâment devant les infrastructures construites pour le bénéfice d’une économie coloniale pendant que leurs compatriotes outre la misère matérielle étaient analphabètes à 98%.
2- On le voit en France avec le «concept» journalistique d’islamo-gauchiste, un fourre-tout pour masquer son impuissance à porter des solutions par ignorance et de l’histoire et d’un système que le virus a révélé la pente de son déclin.
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