Le néo-féminisme à la dérive (I)
Par Mesloub Khider – Une campagne médiatique effrénée a été déclenchée ces dernières années pour dénoncer les agressions sexuelles sur des femmes. Depuis lors, la parole féministe s’est «libérée» pour vitupérer les crimes de nombreuses personnalités célèbres officiant dans le monde de la culture, des affaires, de la politique. Il est à noter que cette indignation a aussitôt fait l’objet de récupération par la classe dominante, relayée par les médias, sous forme d’une campagne de culpabilisation des hommes et d’appel à la délation opéré sur les réseaux sociaux via une application «les hommes sont tous des porcs». Disons-le nettement : cette campagne de victimisation, idéologiquement instrumentalisée par la bourgeoisie, a pour dessein de transplanter l’antagonisme social sur le champ du conflit sexuel : «Femmes contre hommes.» Avec une exploitation sournoise des traditionnelles thématiques morales fondées sur le puritanisme et la pudibonderie, comme au temps obscur des sociétés archaïques religieuses sexuellement ségréguées.
Dans cette campagne de revendications séparatistes sexuées, d’aucuns se sont empressés de réclamer l’instauration d’une «loi réprimant le harcèlement de rue» (incluant la traditionnelle «drague» désormais assimilée à de l’agression), aspirant transformer ainsi les artères en zones parsemées de zombies, en endroits de défiance, de méfiance, de silence.
Gare à celui qui s’égare par un regard dénué d’égard. Attention à celui qui manifeste quelque geste leste. Gare à celui qui ose quelque prose en guise de roses à celle qui affiche une coquette pose. La cause est entendue. Désormais, les relations sont tendues. Et les contre-attaques féministes rendues. Ainsi, par la propagation de cette psychose misandre est radicalisée la division sexuée de la société, pour le plus grand profit de l’ordre capitaliste.
A l’instar des sociétés des Etats-Unis et du Canada, façonnées par les séparatismes et la distanciation sociale, le cloisonnement relationnel sexué marquera bientôt les rapports humains. Partout, dans ces deux pays, en cas d’infraction des gestes barrières sexués, au sein des entreprises comme dans la rue, l’homme s’expose à des poursuites judiciaires pour un regard jugé concupiscent, un geste réputé tendanciellement obscène, ou une parole tenue pour tendancieuse. Au point où la mixité dans les lieux de travail et l’espace public est devenue aujourd’hui problématique en raison des potentielles accusations d’agressions sexuelles portées par les femmes. Aussi, réduits à des automates, ces hommes et femmes doivent-ils brider leurs sentiments, surveiller leurs gestes, censurer leurs paroles. En somme, ils doivent se défaire de toute familiarité affectueuse, se délester de toute séduction galante. Bref, ces femmes et hommes, déjà intellectuellement lobotomisés, sont condamnés par la société robotisée à se départir de tout contact réellement humain.
Il est à noter que cette mode intervient curieusement à une époque d’islamisme rigoriste répandu partout dans le monde, marqué par le rejet et l’interdiction de la mixité dans l’espace public, l’encagement vestimentaire ségrégationniste de la femme. Cela interpelle. Dans les périodes de résurgence de politiques réactionnaires, les diverses bigoteries religieuses et «laïques» font bon ménage. Les petits et infâmes esprits se rencontrent, au-delà des époques et des frontières, et par-delà leurs divergences religieuses et différences culturelles, pour imposer un puritanisme inquisitorial. Ces projets de séparatisme et de ségrégation sexués, en vogue actuellement, participent de la politique de fragmentation du prolétariat en de multiples entités sociologiques disparates. Ils signent le parachèvement de l’aliénation du prolétariat, désormais dilué dans des microsociétés aux intérêts antinomiques, au grand bénéfice du capital toujours solidement uni.
Partie des Etats-Unis, au lendemain des accusations de viol portées contre le producteur américain Harvey Weinstein, cette campagne misandre s’est exportée, tel un produit marchand judiciairement lucratif, dans de nombreux pays, notamment en France. Certaines féministes se sont engouffrées dans la brèche hollywoodienne avec un vagissant plaisir. Dans leurs délires hystériques, elles invitent toutes les femmes à se muer en délatrices sur le web puis dans le réel, pour dénoncer les «prédateurs». «Le mâle, c’est le Mal», semblent-elles penser. Le féminisme ne dénonce ainsi jamais le capital, ni le salariat. Mais uniquement le patriarcat (par ailleurs consubstantiellement inhérent aux sociétés de classe, donc au capitalisme).
Bienvenue à l’érection du sociétal en instrument de combat, de débat, d’ébat. Adieu à la problématique sociale, à la Question sociale, à la revendication sociale, à la lutte sociale. L’entre-jambe est devenu la caisse de résonance des frustrations sociales, et surtout l’arme de dissonance libertaire sociétale.
Le paradoxe de ce néo-féminisme, c’est qu’il séduit et triomphe par sa seule visibilité sur les grandes chaînes audiovisuelles des puissants, dans un espace médiatique largement coupé des rapports sociaux. A l’inverse du féminisme radical d’antan qui triomphait par son ancrage dans le mouvement de luttes sociales et politiques émancipatrices. Ainsi, on est passé du féminisme radical au féminisme ridicule.
A titre d’information, il n’est pas inutile de rappeler que durant la Commune de Paris comme pendant la Révolution russe et Mai 68, on n’avait jamais observé l’émergence de mouvements féministes. Car le combat total et radical engagé impliquait la participation égale des femmes et des hommes. Les revendications n’étaient pas fragmentées, les luttes parcellisées, «genrées». La question de la femme s’intégrait dans le combat de l’émancipation intégrale de la communauté humaine. Elle s’inscrivait dans le combat collectif de l’affranchissement de toutes les formes d’oppressions. Ces oppressions qu’on continue encore de subir, femmes et hommes.
Dans cette société du spectacle, chacun peut jouer la comédie, pour mieux masquer la tragédie de sa vie. Le combat féministe est devenu ainsi une lubie petite bourgeoise étroitement communautaire. En effet, en quoi l’agression d’une femme, le viol d’une femme concernerait-il uniquement les femmes ? Ces agressions et ces viols ne relèvent-ils pas plutôt d’un problème de société qui concerne tous les individus, sans distinction de sexe ? Et leur traitement ne doit-il pas prendre place dans le cadre d’une interrogation globale sur l’incapacité du système capitaliste à instaurer des rapports d’égalité entre hommes et femmes ? Ces comportements criminels ne dévoilent-ils pas l’incapacité de cette société capitaliste prétendument civilisée à protéger les femmes, à affranchir l’homme du carcan patriarcal ? D’offrir une égalité réelle entre hommes et femmes ? Des rapports authentiquement humains ? Ne révèlent-ils pas la nature encore archaïque de cette société marquée par la mentalité patriarcale, la prégnance de la misogynie, la phallocratie ? D’où il résulte qu’un siècle de luttes féministes dans le cadre du système capitaliste criminogène n’a en rien modifié les comportements des hommes.
L’indignation morale des féministes face aux humiliations et dégradations réservées aux femmes révèle leur impuissance à comprendre que le capitalisme recèle toutes les formes d’injustices inhumaines, qu’aucune instance, encore moins féministe, ne peut endiguer. Seule une transformation sociale, peut anéantir toutes les formes d’oppression et d’exploitation, avec leurs lots d’humiliations sociales des travailleurs, de dégradations comportementales des femmes. Tant que survit le capitalisme, les rapports sociaux de domination perpétuent et la subordination du travailleur et l’infériorisation de la femme.
Comme l’a écrit August Bebel dans La Femme et le Socialisme, qui demeure encore d’une grande acuité : «Ce que l’on nomme la question des femmes ne constitue donc qu’un côté de la question sociale générale. Celle-ci agite en ce moment toutes les têtes et tous les esprits mais la première ne peut trouver sa solution définitive qu’avec la seconde.»
Force est de constater que le féminisme se répand surtout en période de «paix sociale», de reflux de lutte des classes, d’amollissement politique, d’apathie militante, de fléchissement de la conscience de classe. Comme la nature a horreur du vide, les néo-féministes sectaires se sont engouffrées dans cette brèche de vacuité politique pour imposer leur agenda sociétal. Au reste, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’y a jamais eu autant de mouvements revendicatifs parcellaires dans l’histoire comme à notre époque. Le mouvement féministe, le mouvement écologiste, le mouvement antiraciste, le mouvement homosexuel, transgenre, le mouvement de la protection des enfants, des animaux, etc.
C’est l’ère de l’émiettement des luttes, garantes du raffermissement du capital. Parallèlement, il n’y a jamais eu une période, comme la nôtre, marquée par le démantèlement des acquis sociaux, la dégradation des conditions de vie, de l’écosystème, la régression politique, l’expansion du chômage, de la misère, de la famine, des guerres généralisées, d’exodes massifs, de pathologies psychiatriques, le délitement des liens sociaux, la déstructuration des familles, les violences intrafamiliales, la militarisation de la société, les répressions policières, etc., dans le silence criminel de toutes les organisations politiques de gauche et des centrales syndicales.
Pour revenir aux néo-féministes, il est de la plus haute importance de relever qu’elles se sont ébranlées seulement au moment où des célébrités étaient rentrées en scène pour dénoncer les agressions et viols dont elles avaient été victimes de la part d’hommes haut placés mais aux mœurs déplacées. Elles sont de fait beaucoup moins promptes à s’émouvoir quand des femmes prolétaires anonymes sont agressées, exploitées sur leur lieu de travail.
Osons le dire : par leur empressement à s’indigner contre les agressions sexuelles commises contre ces grandes dames du sérail médiatique, politique et culturel, ces féministes exprimaient ainsi inconsciemment leur solidarité de classe. A cet égard, les comportements prédateurs exposés sous les feux de la rampe sont souvent l’œuvre d’hommes des classes opulentes dirigeantes. Détendeurs de pouvoirs dans différents secteurs économiques, politiques et culturels, ces hommes usent et abusent de leurs prérogatives pour assouvir leurs bas instincts sexuels, exercés au nom de leur droit patriarcal de cuissage. Ces pratiques de séduction forcée sont l’apanage de cette engeance lubrique établie dans les hautes sphères, dans les entreprises privées comme dans les administrations publiques, dans les secteurs culturels et médiatiques.
Toutes les affaires d’agressions sexuelles, comme celle de Harvey Weinstein, de DSK, Bill Clinton (l’affaire Monica Lewinski), Berlusconi (qui recrutait des jeunes call girls pour des «parties fines», parfois âgées de moins de 16 ans), sont révélatrices des mœurs dépravées des classes dirigeantes. Ces mœurs se conforment à l’esprit de prédation de la bourgeoisie. Dans les hautes sphères, n’importe quel petit chef, grisé par le sentiment de toute-puissance et d’impunité, se meut en prédateur sexuel. Il profite de son pouvoir directionnel pour exiger, par le harcèlement et la pression, d’exercer son droit de cuissage.
M. K.
(Suivra)
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