Le statu quo n’est pas la stabilité
Contribution de Mourad Benachenhou – La citoyenneté n’est jamais un acquis, mais un statut idéal, constamment mis en cause non seulement par la tendance du leadership politique à tenter d’en réduire le domaine, mais aussi par l’indifférence de «ceux d’en bas» qui n’accordent d’importance à ce statut que lorsque leurs intérêts moraux et/ou matériels personnels sont touchés.
La citoyenneté : une responsabilité partagée
Et, pourtant, rien n’est plus important que cette notion car elle est la pierre de touche de l’équilibre des pouvoirs qui force les dirigeants politiques à n’agir que dans l’intérêt de leur peuple et qui incite ce peuple à garder en vue, dans toutes ses actions, tant ses intérêts comme multitude d’individus, que comme ensemble de membres d’une communauté qui assure son intégrité physique, morale et culturelle. La citoyenneté ne se proclame pas. Elle se vit et forme les dirigeants comme leur peuple.
La Constitution, la loi suprême du pays, qui est censée décrire les règles de jeu fondamentales dans le gouvernement des affaires de la communauté nationale et définir le contenu concret de la citoyenneté, ne représente qu’un guide formel, dès lors qu’elle est interprétée et appliquée comme s’il y avait des divergences fondamentales et essentielles entre, d’une côté, la vision et les intérêts des hommes au pouvoir, et, de l’autre, la vision et les intérêts de la population gouvernée.
Citoyenneté et légitimité du pouvoir politique
Il y a, en fait, crise politique à partir du moment où ces deux pôles du système politique divergent dans leurs visions et leurs intérêts au point qu’ils ne se reconnaissent plus l’un dans l’autre.
C’est cette divergence qui apparaît avec intensité lorsque la légitimité du pouvoir politique, c’est-à-dire son droit et son obligation quasi-morale de représenter et de concrétiser la volonté populaire, est contrebattue par la source populaire de légitimité qui veut le remplacer. Comme le proclame l’expression populaire, «les dirigeants sont dans un oued et le peuple dans un autre».
Face à ce genre de situation, la tentation est grande pour les dirigeants de ramener «dans leur propre oued» le peuple, en usant de la contrainte physique ou en ignorant simplement la situation de rejet de leur légitimité, et en continuant à suivre leur propre chemin, sans trop se soucier de la rupture entre eux et les citoyens qu’ils sont supposés servir.
Une mathématique de la citoyenneté ?
Y-a-t-il une mathématique de la citoyenneté, un indicateur fiable reflétant le degré de jouissance de ce pouvoir politique ? Car le pouvoir politique, c’est d’abord et avant tout les attributs de la citoyenneté et leur préservation, comme leur jouissance, confiés par mandat à un petit groupe d’hommes et de femmes placés volontairement et sans contrainte ni de la part des citoyens ni de la part d’aucun groupe spécifique, au sommet de la nécessaire hiérarchie administrative et politique du pays.
Le citoyen doit se retrouver totalement et sans réserves dans celui ou ceux qui occupent les fonctions de gestion de la communauté. Si ce n’est pas le cas, soit que le concept de citoyenneté est totalement absent du système politique en place, soit que ceux qui sont au sommet de ce système ont usurpé de manière temporaire, quelle que soit la durée en cause, les attributs de l’autorité citoyenne à leur profit. L’autorité politique n’a aucune autre source que la volonté des citoyennes et citoyens de la confier, suivant des règles préétablies, à une personne ou à un groupe de personnes. L’autorité politique n’existe pas dans l’absolu et n’a pas pour source les qualités de la personnalité ou des personnalités qui l’exercent.
Cette autorité peut – et, hélas, les exemples ne manquent pas dans l’histoire – être confiée soit à des personnes n’ayant pas les qualifications nécessaires pour l’assumer ou à des personnes qui, une fois mandatées, utilisent cette autorité à d’autres fins que celles pour lesquelles elles leur ont été données.
La mathématique de la citoyenneté implique que l’on puisse non seulement établir les éléments qui la composent, mais également donner à chacun d’entre eux un coefficient qui représente leur poids dans ce concept et qui permet de calculer, sur une échelle de un à cent, par exemple, le degré de citoyenneté dont jouissent les habitants du pays.
Dans la détermination de l’indice de «citoyenneté», quelle est la part à donner à la contribution à l’établissement de la Loi fondamentale du pays ? Quel poids devrait représenter la liberté d’expression ? Faut-il réserver la part du lion à la liberté et à la transparence des élections ? Comment établir le coefficient de participation aux affaires publiques et le volume comme la qualité des informations que les «autorités mandatées» donnent à leurs citoyens sur la marche des affaires du pays ? Quel coefficient réserver aux mécanismes de reddition de compte des autorités et de répression de leurs abus de pouvoir éventuels ? Etc.
Une citoyenneté manipulée
Il ne s’agit pas, ici, de proposer un modèle mathématique assurant une mesure objective du niveau de citoyenneté dont jouissent l’Algérienne et l’Algérien en âge de participer à la gestion du pays, ne serait-ce qu’en exprimer leur point de vue et en contribuant au choix du leadership politique du pays. L’objectif est de souligner seulement la complexité du concept de citoyenneté dans le sens le plus plein du terme et, également, de révéler au grand jour les manipulations destinées à réduire le champ et le poids de la citoyenneté sans que la citoyenne ou le citoyen s’en aperçoivent.
On peut se retrouver dans un système politique où la citoyenneté est réduite à un simple slogan, mais où tout un chacun est entretenu dans l’illusion qu’il exerce effectivement son pouvoir de citoyen responsable.
La politique : une question de vocabulaire
La politique est essentiellement question de vocabulaire. Il y a des mots tabous, par définition. Par exemple, le terme «dictature», à moins qu’il soit accompagné du qualificatif de «prolétariat», ce qui ne veut strictement rien dire car le terme de prolétariat est défini unilatéralement par le dictateur et englobe tous ceux qui le soutiennent dans sa dictature. D’autres mots sont non seulement acceptables, mais requis, comme : la démocratie pluraliste, la liberté d’expression, la liberté de rassemblement pacifique, les droits de l’Homme, etc. Tous ces mots font partie des attributs de la citoyenneté, mais ne correspondent souvent pas à la pratique politique locale. Leur définition n’étant pas établie à l’aune d’une unité de compte précise, déposée dans un quelconque musée, la «classe politique» en use et en abuse à son gré et sans référence à la réalité des us et coutumes locales.
Le grand principe de Machiavel
Il est utile de rappeler que l’abus de ces termes, tous «politiquement corrects» et tous entrant dans la rhétorique «machiavélique», selon laquelle le dirigeant doit toujours cacher les pires de ses projets et de ses actes sous un vocabulaire en opposition totale avec ce qu’il entend faire, n’a rien de nouveau.
Ainsi, jamais la violence coloniale contre le peuple algérien n’a été aussi extrême que lorsque, finalement, les autorités d’occupation ont donné la «citoyenneté» aux «indigènes», mais en précisant bien que c’était des «Français de souche nord-africaine» (FSNA), c’est-à-dire sujets à des restrictions aux droits de citoyenneté reconnus aux autres «Français de souche indéterminée ou indéfinie» – permettant ainsi aux autorités civiles et militaires de tuer, de torturer, de faire disparaitre ces «citoyens» en dehors du code de procédure pénale et du code pénal.
Larbi Ben M’hidi était un «FSNA» quand il a été assassiné. Pourtant, ses bourreaux et son tueur n’ont jamais même reçu une petite tape sur la main, alors qu’au regard de la loi française de l’époque, ils avaient commis un crime de droit commun, les lois françaises déterminant les procédures à suivre pour condamner à mort et exécuter une personne.
L’indépendance nationale : source de progrès immenses
La distribution de la rente pétrolière peut-elle être un substitut à la citoyenneté ? Certes, le niveau de vie des Algériennes et Algériens s’est nettement amélioré depuis l’indépendance et les indices de développement humain, qui tentent de décrire ce progrès social, sont largement positifs. L’espérance de vie du peuple algérien a bondi, prouvant une réelle progression dans l’échelle du progrès social. Le niveau de scolarisation et d’accès aux études supérieurs place l’Algérie parmi les pays les plus avancés du monde. L’accès à un logement décent n’est plus un rêve inaccessible pour des millions d’Algériennes et d’Algériens, etc.
Il ne s’agit nullement de tout peindre systématiquement en noir et de faire croire que l’indépendance de l’Algérie n’aurait nullement bénéficié globalement au peuple algérien. Il n’y a pas de commune mesure entre le système politique colonial et le système politique post-indépendance.
Il n’y a rien à regretter ou à glorifier du système d’exploitation et de violence sous lequel les Algériennes et Algériennes ont vécu pendant cent trente-deux années. Le système colonial était globalement oppressif et fonctionnait exclusivement au profit des intérêts matériels et moraux de la minorité européenne et de ses auxiliaires «indigènes». Et les «progrès» comme les changements par lesquels le peuple algérien est passé au cours de cette sombre période étaient de simples «incidents» qui n’avaient rien de programmés par les autorités coloniales, qui ne pouvaient que les tolérer parce qu’ils servaient à justifier, même marginalement, le système colonial, donc à assurer sa pérennité. Pas question donc de verser des larmes sur la période coloniale ni de justifier l’occupation coloniale, si peu que ce soit.
L’Algérie de 2021 n’est pas l’Algérie de 1962 !
Ceci clairement exprimé, pour éviter tout malentendu, l’Algérie de 2021 n’est pas l’Algérie de juillet 1962. Et ce sont justement les progrès formidables acquis, qu’on le reconnaisse ou non, grâce à l’indépendance retrouvée, qui posent de nouveaux défis à la fois politiques, sociaux et économiques, défis qui doivent être reconnus et pris en charge.
Ces défis sont d’autant plus sérieux que le pouvoir despotique de l’ex-président, démissionné mais non encore déchu, a débouché sur une crise multidimensionnelle qui touche à tous les aspects de la vie du peuple algérien, que ce soit sa culture, sa langue, ses droits politiques, son niveau social, tout comme le mode de gestion des affaires collectives du pays, que ce soit l’économie, les relations avec l’ex-puissance coloniale, les institutions politiques, etc.
Rien de plus stable qu’une voiture sur cale
Dans ce contexte, qui crée un climat de frustration généralisé, la passivité des autorités publiques est inexplicable car, du fait même de leurs responsabilités, elles sont autrement mieux informées que l’Algérien moyen des défis et des problèmes que vit le pays. Et, également, elles ont la puissance leur permettant de remédier à cette situation. De plus, cette passivité est inacceptable car elle risque de déboucher sur un inconnu difficile tant à prévoir qu’à maîtriser.
Il ne faut certainement pas confondre «administration» et «gouvernement», le premier terme couvrant la gestion des activités courantes – éducation, santé, sécurité, élections, etc. –, le second se référant à des décisions changeant le cours des évènements et la face du pays. L’Algérie, faut-il le remarquer en disant hélas et trois fois hélas, est comme coincée dans l’administration et non pas gouvernée. Un gouvernement n’est pas une addition de ministres, mais une ligne politique claire, transparente, commune à tous et établissant le fil directeur de leurs actions car toutes les décisions politiques de fond qui pourraient changer le cours des événements et la face du pays sont inexistantes. A l’exception des poursuites judiciaires, c’est la continuation de la présidence précédente, sous un autre portrait.
Le statu quo est loin de garantir la stabilité car les problèmes non traités, comme les maladies mal soignées, on tendance à s’aggraver. Donc la «stabilité» d’aujourd’hui, achevée par le refus d’affronter les problèmes les plus visibles que connaît le pays, comme les plus cachés, risque d’aboutir à une instabilité dangereuse car pouvant aiguiser les appétits des ennemis extérieurs du pays et affaiblissant la position internationale de l’Algérie, tout en rendant sa diplomatie encore plus effacée qu’elle ne l’est maintenant, où elle semble plus réagir aux évènements internationaux qu’à tenter de les influencer.
Il n’y a rien de plus stable qu’une voiture sur cale. Mais à quoi sert-elle ? De plus, elle est soumise aux attaques du temps et la rouille aidant, il devient impossible de la réparer et de la faire rouler de nouveau. Est-ce une frayeur devant l’ampleur de la crise ? Est-ce simplement une incapacité à mesurer la gravité de la situation et de trouver des solutions ? Sont-ce les blocages dus à l’enchevêtrement d’intérêts financiers et politiques paralysant toute possibilité d’action de la part des autorités publiques ?
En conclusion, faire croire que des bruits de chaises ou le recours au slogan de «l’appel aux jeunes» peuvent se substituer à une démarche politique claire, transparente, audacieuse, de confrontation de la situation de blocage actuelle, constitue une manœuvre dilatoire de fuite devant les réalités. Une esquive des prises de responsabilités plus qu’une démarche constructive créant les conditions non seulement de sortie d’une crise de plus en plus complexe, mais également d’une nouvelle ère dans l’histoire politique de l’Algérie, fondée sur la citoyenneté dans le sens le plus complet du terme.
Il ne s’agit pas seulement de «rebrander» le système, de changer d’étiquette pour que, brusquement, apparaisse l’Algérie nouvelle, mais de tracer une nouvelle voie et de donner un nouveau contenu à la gestion des affaires de ce pays.
Y a-t-il à la barre de ce bateau qui traverse une zone de turbulence violente, un leader à la hauteur des défis ? Ou s’agit-t-il seulement de gérer le statu quo en entretenant l’irréaliste espoir que tout pourrait changer pour le mieux, sans même qu’on ait à imaginer et à mettre en œuvre ce changement ?
Les illusions politiques ne sont jamais de bonnes conseillères. Et l’optimisme est un sentiment, pas une démarche ou une méthode, ni même un programme d’action.
M. B.
Ancien ministre de l’Economie
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