L’Algérie fait face à une double convoitise néocalifale et néocoloniale
Contribution du Dr Lagha Chegrouche – Battre le pavé algérois ou celui de Khenchela de Dihya, hier ou aujourd’hui, un Hirak pour les uns, une multitude pour les autres, qui crie haut et fort des mots d’ordre, des slogans, excessivement chargés de sens, peut-être de non-sens. Hier, une mouvance théologico-politique réclamait «dawla islamia», aujourd’hui, une frange du Hirak proclame «dawla madania machi askaria». Face à la cécité de l’élite, ces mots d’ordre ne sont pas seulement un défi pour ce «régime politique» discrédité, mais ils sont en rupture avec l’acte refondateur de l’Etat national en Algérie, celui de la Déclaration du 1er Novembre 1954.
En proclamant de tels slogans, de quoi parle-t-on, en réalité ? De quelle centralité géopolitique s’agit-il ? De l’Etat national ou de son expression politique, celle de l’exercice du pouvoir en Algérie ? Que signifie d’abord «dawla» dans la pensée géopolitique ou la pratique politique ? Par la présente contribution et des extraits de mon récent ouvrage (cf. Géopolitique d’Algérie, syndrome de la régence, éditions Sydney Laurent, Paris, 2021), je tenterai de répondre avec méthode et critique à ce questionnement.
Le discours de la légitimité institutionnelle
Un régime politique n’est que l’expression d’une centralité géopolitique, fût-elle un Etat unitaire ou fédéral, monarchique ou républicain, national ou transnational. Parce qu’un Etat est une centralité territoriale, politique et culturelle jouissant d’institutions et d’autonomie d’action stratégique. Le régime est juste une «régence», un mode de gouvernance en charge des affaires publiques, à ne jamais confondre avec l’Etat, qu’il soit fondu sur :
– Une «légitimité dynastique», voire «divine», dite califale en terre d’islam ou monarchique en Occident. L’Etat se déploie autour de la personne du calife ou du monarque, incarnant son unité et sa continuité. La religion participe à forger la centralité géopolitique, même si elle évolue souvent vers une forme de monarchie constitutionnelle : émir (ou calife) des croyants en terre d’islam, roi des Belges ou des Francs en terre chrétienne. Les configurations théologico-politiques sont souvent une excroissance cultuelle et politique. Par exemple, en terre d’islam, le chef de l’Etat est l’émir des croyants. Les cultes-tierces sont régies par le régime de la dhimmitude.
– Une «légitimité élective», voire «révolutionnaire» dite républicaine, comme en France, en Russie, en Egypte, en Turquie, en Chine, aux Etats-Unis. La «république» étant l’expression et le mode de gouvernance de cette légitimité élective. L’Algérie s’inscrit plutôt dans cette dynamique institutionnelle, même si ses anciens «monarques» étaient élus à l’instar de Jugurtha, Juba, Aksyl, Dihya ou Ali Chaouche (cf. Géopolitique d’Algérie, syndrome de la régence, op. cit. 2021).
En raison de ce mode électif, l’Etat se déploie autour de l’institution militaire. C’était le cas de l’Algérie avec l’Armée de libération nationale (ALN) qui a ressuscité l’Etat national en 1954. L’armée française du général De Gaulle a sauvegardé la république en 1940. L’Armée rouge des Bolcheviks a refondé la Russie des Tsars, en 1917. L’armée d’Atatürk a sauvé le peuple turc lors du naufrage de l’empire ottoman en 1923. L’armée de Nasser a redonné à l’Egypte son prestige en 1952. L’armée de Mao Zedong a insufflé une dynamique de puissance à l’Etat de l’Empire du milieu, dès 1949. L’institution militaire dans tous ces pays est déclarée constitutionnellement garante de la centralité de l’Etat national, de son unité et de sa continuité. De ce fait, l’Etat national de l’ALN est l’acquis le plus précieux du peuple algérien. Que son régime politique soit corrompu, autoritaire, en rupture avec la multitude, l’Etat national est l’instrument de souveraineté et de fierté nationales.
Pendant le Hirak, les mots d’ordre fusent, se diffusent mais un seul slogan revient avec constance comme un leitmotiv insufflé par une «volonté divine» d’une certaine élite aguerrie dans l’art de l’agitation politique et médiatique : «Dawla madania machi askaria», en négation de l’histoire institutionnelle du pays et du savoir académique, en rapport avec la problématique des formes de centralité géopolitique ou étatique dans le monde.
En effet, comme si l’Etat dans ce pays, l’Algérie, n’a jamais existé, pourtant il plonge ses racines fécondes et historiques dans l’Etat de Numidie (202-46 av. J.-C.). L’Etat de Jugurtha combattant la «Pax Romana» est bien ressuscité en 1710 par le sultan Baba Ali Chaouche, affranchissant l’Etat d’Alger (1710-1830) de la tutelle califale ottomane et ce, après avoir éliminé les janissaires allochtones et supplétifs, chassé le pacha de la Sublime Porte, résident à Alger, et procédé à l’échange des consuls avec des puissances étrangères.
Dans cette dynamique, l’Etat national en Algérie a été ressuscité par la glorieuse Armée de libération nationale (ALN) en 1954, après une longue «nuit coloniale» et un sacrifice sans précédent dans l’histoire de l’humanité. L’Etat d’Algérie renaît de ses cendres comme un phénix. Il est l’unique acquis à préserver contre vents et marées, d’où qu’ils viennent, d’Orient ou d’Occident.
Le mutisme syndromique d’une certaine élite déboussolée par la déconfiture d’un régime politique participe à entretenir la confusion entre «Etat» et «régime». Une posture profitant à ceux qui ciblent «l’Etat» en Algérie. Ils ciblent l’Etat, l’instrument de souveraineté, mais ils sont disposés à s’accommoder avec son «régime politique». Pourtant, le seul acquis historique et stratégique de l’Algérie et de son peuple est précisément la restauration de son Etat. Le déni absolu entretenu par convoitise néo-califale (Orient) et impériale (Occident) est spécialement celui de l’Etat : l’Algérie, son nom, sa géographie, son histoire est «une création de la puissance coloniale» ; l’Algérie postcoloniale est une «œuvre des supplétifs», une «dawla askaria».
Dans ces deux postulats réside le déni historique, celui de la négation de l’Algérie en tant qu’Etat (cf. Géopolitique d’Algérie, syndrome de la régence, op. cit. 2021).
Les convoitises néocalifales (ottomane) ou néocoloniales (française) par groupes interposés ou affidés, rappellent cyniquement le jeu vengeur de ces puissances à l’époque de l’Etat d’Alger : une alliance franco-ottomane qui remonte à François 1er et Soliman – «Le Magnifique» pour la France, «La Terreur» pour la Syrie. Un jeu géopolitique qui a conduit d’abord à la destruction de la marine algérienne durant la bataille de Navarin, puis au blocus du port d’Alger en 1827 et, finalement, à la destruction de l’Etat d’Alger en 1830. Une hostilité qui a plongé l’Algérie dans une longue «nuit coloniale» comme l’a justement qualifiée Ferhat Abbas.
Le rapport de Stora fait abstraction de cette dimension historique : la véritable raison de l’occupation d’Alger était la destruction de son Etat par la France, avec la bénédiction de la Sublime Porte. Une politique ottomane vengeresse, contraire aux intérêts de l’Etat d’Alger et à la «solidarité islamique».
L. C.
(Suivra)
Ndlr : le titre est de la rédaction. Titre originel : Etat national en Algérie : centralité géopolitique et son expression politique
Comment (10)