Hirak : comment les mots participent à l’intox
Contribution d’Ali Akika – A la bonne heure, le réel a fini par fracasser les discours biberonnés à la naïveté, à l’ignorance ou au dogmatisme. Chacun est allé avec son adjectif pour définir le Hirak. En effet, beaucoup de gens ont essayé de faire entrer le Hirak dans une case qui s’est avérée bien étroite pour un mouvement si singulier. Bien sûr, il arrive que des phénomènes historiques ne soient pas compris sur le moment. L’intelligence de l’histoire ne s’achète pas dans un marché et, pour cette raison, le mouvement populaire du Hirak n’a pas bénéficié tout de suite d’une carte d’identité qui sied à son originalité.
Il est vrai qu’une carte d’identité est délivrée après une collecte d’informations et d’un traitement qui n’insulte pas l’intelligence. Mais le Hirak a deux ans, un temps suffisant pour collecter des infos, analyser les discours et les mots d’ordre des marches du vendredi. Les responsables des partis sont connus, font des discours, les militants parlent, chantent, filment, envahissent les réseaux sociaux, tout ce monde actif ne serait-il pas capable d’esquisser au moins les contours du portrait du Hirak ? En vérité, il échappe à ceux qui, tétanisés ou formatés par des discours d’un autre âge, l’affublent de «gentillesses» peu ragoutantes.
En vérité, le Hirak n’avait pas, n’a pas besoin de tuteur, il avait sa propre dynamique alimentée par une conscience qui était tapie dans les profondeurs de l’histoire du pays. Et cette dynamique était suffisamment puissante pour déboulonner le symbole d’un système agonisant et introduisait de nouveaux paramètres qui déréglaient la machine du pouvoir. Cet objectif premier atteint, les choses se compliquaient car le moteur du mouvement exigeait, exige, du carburant en grande quantité et d’une autre nature. Certains ont cru que les violences et les diatribes étaient ce carburant. Certains pensaient que mettre le couvercle sur la marmite des contradictions de la société suffisait pour arriver à bon port.
Mais ce dernier était encore loin et la mer encore houleuse et qu’il fallait, qu’il faut, de bons équipages insensibles au mal de mer pour tenir le gouvernail. La reprise du Hirak II fut l’occasion des mettre à l’épreuve les acteurs qui veulent tirer à eux le mouvement populaire pour récolter à leur avantage les fruits de la nouvelle saison. Le Hirak I avait atteint son but, peut-on dire, facilement tant la situation d’un président malade était ubuesque. La nouvelle étape et les nouvelles données politiques requièrent une lecture de la situation avec des lunettes non embuées et une boussole dont l’aiguille n’est pas bloquée indiquant toujours le même point cardinal. Le temps des juristes de la Constitution qui échafaudaient des scénarios pour sortir de la crise alors que le pays vivait un tremblement de terre est révolu.
Aujourd’hui, le pays a besoin d’un bon diagnostic pour cerner la profondeur de la déstructuration du tissu politique et social et inventer les outils conceptuels pour réparer le tissu délabré. En vérité, on a une idée des handicaps et les raisons de l’absence des outils réparateurs. On le sait car on récolte ce que le manitou a le plus réussi, son héritage empoisonné. Les outils réparateurs sont l’impuissance des partis à agir sur le réel. Ceci est à maintes raisons, absence de base conséquente de militants, l’hégémonie de certaines catégories sociales qui pèsent avec leur idéologie coincée entre l’archaïsme régionaliste ou sectes religieuses. Les classes populaires sont oubliées, ce qui explique leur absence dans la base de ces partis. L’héritage du système et la faiblesse du paysage politique, le peuple abandonné à son sort ont servi d’ingrédients à l’explosion du 22 février 2019. En sortant en masse, le peuple semblait dire à ces partis et autres «élites» : «Vous avez tout faux, on prend la parole.»
Ainsi, l’étape actuelle a besoin à l’évidence d’un corpus idéologique pour déconstruire et contrer l’idéologie dominante dans la société. Gagner la bataille idéologique et s’appuyer sur des partis ayant véritablement une base militante sont les clés d’une société en mouvement. C’est dans une pareille atmosphère qu’apparaissent les enjeux d’une époque charnière qui signe une rupture théorisée dans la phrase célèbre de Gramsci : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans le clair-obscur surgissent les monstres.»
Hélas, pour l’heure, on est loin de la rigueur d’un Gramsci si je me réfère aux déclarations de Bengrina et son «Hirak eddachra». Et le soleil ne brille pas non plus sur cette planète où une certaine «élite» qui, souvenons-nous, offrit ses services pour guider le peuple. Que nous dit Bengrina et sa dechra : «Le hirak authentique est un hirak politique et n’a jamais été un mouvement social.» Cette phrase, s’il vous plaît, est d’un ex-candidat à l’élection présidentielle. Je la fais mienne mais pour des raisons diamétralement opposées à la vision politique de cet homme politique. Que cache cette phrase d’un homme qui paraît énervé ? Sa colère semble être motivée par le surgissement d’un mouvement qui l’a surpris.
De sa peur de voir le peuple s’emparer de la chose politique. Son idéologie lui a fait croire que la politique est le domaine réservé d’une caste de seigneur. Ce monsieur a oublié la célèbre et fameuse phrase de Ben M’hidi : «Faites sortir dans la rue la révolution, elle sera entre de bonnes mains, celles du peuple.» Oui, le Hirak est donc avant tout politique car l’essence et l’objectif de la politique est la conquête du pouvoir. Bengrina a raison de regretter que le Hirak ne fut pas, et n’est pas, un mouvement social. Parce qu’un mouvement social, c’est plus facile à neutraliser avec les miettes de la rente.
A qui répond Bengrina en affirmant que le Hirak n’est pas un mouvement social ? A une certaine catégorie de sociologues qui, effectivement, ont qualifié le Hirak de mouvement social. Voilà où nous en sommes. Un homme politique qui dit une chose juste pour casser le Hirak et un sociologue qui dit une chose fausse en pensant défendre le Hirak. On voit là, à l’œuvre, l’héritage du désert politique et culturel. Le politique veut sauver le système d’hier. Le sociologue enfermé dans sa science et noyé dans une idéologie qui tourne le dos à l’art suprême, la politique, selon Aristote.
Le Hirak coincé entre la «régression féconde» et la fuite en avant d’une «modernité» (qui repose exclusivement sur les classes moyennes) doit desserrer les crocs de cet étau. Quand on observe la situation actuelle avec les nouvelles données, le Hirak doit continuer à reposer sur la force de départ, le peuple (1) dont la revendication principale est et reste «le peuple est le détenteur de la souveraineté, l’unique source de légitimité du pouvoir politique». Et l’application de ce principe est liée intrinsèquement à la démocratie étymologiquement pouvoir du peuple.
Tout autre changement, de mots ou de notions qui dévitalisent le concept de peuple et de démocratie met en danger le Hirak. Les deux notions de peuple et de démocratie sont les noms et prénoms de la carte d’identité du Hirak dont je parlais au début de l’article. C’est pourquoi je vais revenir sur le concept de dawla madania qui est un glissement sémantique pour effacer le mot démocratique. Madania et démocratie sont deux notions qui ne sont pas nées dans les mêmes conditions historiques. Le concept de démocratie est connu grosso modo et tout le monde connaît son sens général. Quant à la notion madania, civil et civilisation, il faut passer par la case de l’anthropologie pour éclairer notre lanterne.
Ainsi, les mots civil et civilisation, aussi bien dans les langues indo-européennes que sémitiques, ont la même origine. Leurs racines remontent à l’aube de l’humanité et l’anthropologie nous renseigne sur leur naissance. Ces deux mots à la même racine dans les familles des langues citées plus haut, c’est civitas (ville en latin) et madina (ville, cité en arabe). L’anthropologie nous apprend que la civilisation et les plus vieilles cités de l’histoire sont nées dans une région où l’homme a créé l’agriculture et l’écriture. Cette région, jadis, s’appelait Mésopotamie et recouvre les pays actuels, Syrie, Liban, Palestine, Irak, Perse. C’est à cette époque que l’homme a «mis fin» à son nomadisme en se sédentarisant pour produire sur place ses besoins. Sédentariser implique villes et cités dont les Habitants s’appellent des civils ou des citadins. Et ce n’est par hasard que le mot civilisation en arabe se dit hadara ou madayin etc.
Quant au nomadisme ou badawia (bédouins), il disparaît, hélas, ou recule chaque jour sous la poussée du béton des villes, au grand regret des poètes et des aventuriers sublimes dans les déserts comme Majnoun Leïla, les Roméo et Juliette arabes. Ceci pour dire que ville et civilisation renvoient à la notion de la domestication de la nature et la naissance d’un mode de vie, de croyance et de culture. Et le mot démocratie, né plus tard, est une conquête de l’homme dont le but est d’être associé à la gestion de la cité, jusque-là le monopole de castes bien précises.
Il est temps donc de lever l’ambiguïté entre Etat civil et Etat démocratique. Si le concept de madaniya est dû à une mauvaise traduction, la faute se répare. Si c’est autre chose, c’est-à-dire le fruit d’une autre vision opposée ou éloignée de la démocratie, il faut le dire ouvertement. Dire la vérité, c’est respecter le peuple et c’est toujours gagnant à long terme.
A. A.
1- La notion de peuple n’est pas abstraite, ce sont des gens en chair et en os qui, en vivant sur un territoire partageant son histoire et protégeant son tissu politique et social, se lèvent comme un seul homme quand un danger le menace de l’extérieur et à l’intérieur quand le socle de la légitimité de la souveraineté du peuple est menacée. En France, par exemple, la République qui a fondé l’Etat-nation est «intouchable». En un mot, c’est une catégorie politique et non une simple addition d’individus.
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