Dawla islamia ou la chimère idéologique
Contribution du Dr Lagha Chegrouche – La pensée moderne de l’Etat, savoir et culture, se trouve contrainte et même déclarée «illicite» par les tenants du discours islamo-califal de type «néo-ottoman», sauf pour «l’Etat islamique, dawla islamia» (1), comme si dans l’histoire géopolitique d’Afrique du Nord, durant la période musulmane, il y avait un «Etat islamique». Prendre les dynasties islamo-berbères pour des «Etats islamiques» est une hérésie des tiers-instruits d’Algérie.
Les dynasties islamo-berbères sont des centralités géopolitiques, prémices d’une configuration étatique en formation, mais elles ne sont d’aucune façon un «Etat national», encore moins un «Etat-nation» au sens occidental moderne. Parce que l’Etat-nation est un parachèvement géopolitique, un acquis de modernité qui suppose un territoire et une nation constituée, portée par des considérations historiques, géopolitiques et culturelles de coexistence et d’émancipation. Ce n’est pas le cas évidemment de l’illusion islamiste.
L’illusion de la «dawla islamia» révèle un artifice de négation de l’Etat postcolonial, celui issu du processus de libération nationale (ALN), héritier de l’Etat d’Alger, probablement une stratégie de suppléance au service d’intérêts néocoloniaux obscurs, parce que l’islamisme n’est ni «étatique» ni «national». Il est foncièrement de nature idéologique subversive et de pratique séditieuse. Partout où l’islamisme s’est installé, comme en Afghanistan, au Soudan, en Somalie, en Syrie, en Irak, au Sahel, au Yémen, il a provoqué la désagrégation ethnique de la société et l’implosion de l’Etat national. Sa seconde nature est cette capacité de favoriser une métastase scissionniste, un séparatisme aboutissant le plus souvent à des «micro-centralités» vassales (tabaî’ya), à la fois dissidentes (khawârij), guerrières (djihadistes) et rivales (moutanâhira) : «Etat-tribu», «Etat-gisement», «Etat-émirat», «Etat-fatwa».
L’islam se meut davantage autour d’une «transversalité» culturelle et ethnique associant de nombreux territoires, histoires et peuples, convergeant vers une «centralité théologique califale», une forme de communion théologico-politique vers un souverain suprême : un «calife» ou un «imam», selon le culte, voire le rite islamique.
Une telle centralité est plus perceptible en terre d’islam chiite comme à l’époque des dynasties islamo-berbères – Rustumides, Fatimides, Zirides, Hammadides, Zianides – ou encore, en Iran contemporain. Le pouvoir théologico-politique d’obédience chiite s’exerce sous la forme de «velayat el-faqîh», c’est-à-dire une tutelle théologique sur la multitude d’un pays : musulmans et non-musulmans (dhimmis). «wilâyat» signifie «tutelle» et «faqîh», théologien (imam). La centralité désigne donc la tutelle qu’exercerait un imam issu du «clergé» chiite sur la multitude : le «guide».
Par contre, en terre d’islam sunnite, la centralité théologico-politique est essentiellement de nature califale : «monarchique» ou «élective». Le pouvoir théologico-politique se fonde sur l’allégeance : obéissance de la multitude et le consensus des notabilités de gouvernance – militaires, civiles, théologiques. Il prend une forme théologique explicite comme au Maroc : le souverain est «l’émir des croyants». En Arabie Saoudite, le monarque est le «serviteur des deux Lieux saints» islamiques, c’est-à-dire le serviteur de l’autorité religieuse wahhabite.
En Algérie, la forme de centralité théologico-politique où «le souverain est l’émir de croyants» n’a pas été observée depuis l’époque médiévale. La centralité dans ce pays proclamant «l’islam religion d’Etat» est «élective». Cette proclamation est une forme évoluée (moderne), donc dégradée de la centralité théologico-politique, en raison de l’histoire de l’Etat d’Alger (1710-1830) et de l’héritage colonial français (1830-1962). En Algérie, la nature de l’Etat n’est pas califale, ni dynastique, elle tend vers une sécularisation.
L’illusion islamiste tente vainement de troquer la possibilité d’un «Etat islamique» en Algérie, une chimère sans rapport avec l’histoire géopolitique d’Afrique du Nord. Pourtant, «l’Etat islamique» n’a jamais existé, sauf sous la forme «califale» ou «imamique».
Mieux encore, l’éminent érudit de l’histoire morale et intellectuelle de l’islam, Wael B. Hallaq, conclut même à «l’impossibilité de l’Etat islamique» (2). Il soutient avec audace que l’idée de «l’Etat islamique», au regard de «l’Etat moderne», est à la fois «impossible et intrinsèquement contradictoire». Une chimère idéologique. En comparant l’histoire juridique, politique, morale de l’islam, il trouve que «l’adoption et la pratique de l’Etat moderne sont très problématiques pour les musulmans contemporains». Un syndrome pour la gouvernance et la multitude.
Wael Hallaq postule pour «l’impossibilité de réaliser l’idée d’un Etat islamique», et que cet Etat, avec ses significations et sa forme moderne, «n’existait pas du tout dans l’histoire islamique». Ce que l’histoire a vu, ce sont des «modèles de régime islamique» qui sont fondés sur des principes, règles, politiques et objectifs (moraux) «totalement et radicalement différents» des principes, règles, buts et politiques de «l’Etat moderne». Le «calife», «l’émir des croyants» ou «l’imam» se différencie du chef d’un Etat moderne par «al-walâ’» (mode électif) et «a’rushd» (infaillibilité). Pour un «Etat islamique», le premier de la gouvernance n’est pas élu et son infaillibilité califale ou imamique est consacrée, voire «sacrée».
D’un autre côté, Wael Hallaq insiste que «dans le référentiel islamique, il n’y a pas de patrie» pour laquelle elle nécessite «sacrifice», et aucune «autorité» n’a le droit d’imposer à la multitude ce qu’elle veut. Il n’y a donc pas de «sacrifice pour la patrie» en terre d’islam. La question la plus audacieuse et la plus problématique proposée par Wael Hallaq concerne le concept de la «citoyenneté» et du «sacrifice». D’après ce qu’il voit, il n’y a pas de «sacrifice pour la patrie, il y a plutôt un djihad contre les non-musulmans», c’est-à-dire «dâr al-harb est celle des non-croyants» (in Wael B. Hallaq, 2012, op. cit.).
L’autorité législative (shari’a, charia) en terre d’islam est à l’origine et, au final, «entre les mains de Dieu, tandis que les juges, les imams et les commentateurs ne sont qu’un outil pour communiquer et interpréter les décisions de cette autorité, et personne, même le gouvernant, calife ou émir, n’a le droit d’interférer dans ces décisions» (in Wael B. Hallaq, 2009, Shari’a : théorie, pratique, transformations, Cambridge University Press).
Face à ces tenants islamo-confréristes professant la «dawla islamia» en terre d’Algérie, comme fut ou à la manière de Bocchus à l’époque de Jugurtha, des intellectuels éminents, perspicaces et libres comme Larbi Tebessi, Tahar Hadad, Mohamed Arkoun, Kateb Yacine ou Wael Hallaq ont su indiquer la trajectoire de la rénovation et la pensée du salut. La négation de l’Etat national en Algérie, pourtant millénaire, convient paradoxalement à tous les protagonistes d’Orient et d’Occident.
L. C.
Extrait de Géopolitique d’Algérie, syndrome de la Régence, op. cit. 2021, pp. 224-229.
(Suivra)
1- Nazih Ayubi (1995), Over-stating the Arab State: Politics and Society in the Middle East, London. En effet, le terme «dawla» signifie d’abord cycle, période, dynastie. Il a été utilisé au début des Abbassides pour indiquer le «temps de succès» d’un calife, son règne califal, cf. Rosenthal, F., 1965, «Dawla», in Encyclopédie de l’islam, seconde édition, 2007.
2- Wael B. Hallaq, professeur d’origine palestinienne spécialiste du droit et de l’histoire intellectuelle de l’islam. Il est chercheur à la Fondation Avalon en sciences humaines à l’Université de Columbia. Son important ouvrage The Impossible State: Islam, Politics and Modernity’s Moral Predicament, paru en 2012, a été traduit en plusieurs langues dont l’arabe, l’hébreu, le persan et le turc. Il a publié aussi An introduction to Islamic law (Cambridge University Press, 2009) et Shari’a : théorie, pratique, transformations (Cambridge University Press, 2009).
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