Nos nuits étoilées, muraille contre les ténèbres
Contribution d’Ali Akika – Quand on n’apprend rien de l’histoire, quand on croit que les bouleversements politiques et sociaux viennent de nulle part, on est alors surpris et même hébété. Ce genre de situation est banal chez les gens qui se complaisent dans leur torpeur. Ils sont en général les enfants du cynisme et de la sécheresse des uns, du dogmatisme et du mensonge des autres. Ceci pour dire que la sécheresse de la pensée pèse sur la société et se manifeste dans les marches du Hirak. Les images et les infos transportées par la presse à propos de remous à l’intérieur des marches de la reprise du Hirak ont attiré mon attention.
A vrai dire, j’ai vu pareille chose sur la place de la République à Paris. J’ai écrit un article sur le sujet ici même intitulé «Les retrouvailles avec le Hirak» le 26 septembre 2020. J’ai conclu l’article ainsi : «Et cette intelligence collective saura bien cerner l’intelligence de la nouvelle étape historique, une étape où d’autres rapports de force se construisent et finiront par accoucher d’une stratégie et des tactiques qui agissent sur le réel et non le subissent.»
Nous y voilà. De nouveaux mots d’ordre apparaissent dans les marches, d’autres comme Algérie démocratique ne se laissent plus noyer et arrivent à se faire entendre. Doit-on s’en affoler ? Nullement car les contradictions finissent toujours par briser les murs des dogmes ou de la naïveté. Déplorer ou se lamenter ne règle pas les choses. En politique, les idées et les propositions d’un programme politique devraient constituer un corpus idéologique cohérent pour créer un rapport de force dans une société. Il faut donc diffuser et répandre ces idées qui incarnent ce qu’on estime être les aspirations profondes du peuple et conquérir ainsi son adhésion. S’agissant de la confusion sur les concepts concernant Dawla madania et autres Khwa khawa, j’ai déjà donné mon point de vue dans d’autres articles dans Algeriepatriotique.
Je reviens un instant sur la notion d’Etat qui a été enrichie par beaucoup de qualificatifs au fur et à mesure des conquêtes de l’histoire. Chez nous, et ça ne date pas d’aujourd’hui, la capitale notion d’Etat est réduite à une simple administration. On n’arrive même pas à lui donner un nom propre. On s’est rabattu, mystère (1) sur dawla qui, dans la tête de certains, veut dire aussi bien gouvernement qu’Etat. J’ai déjà expliqué que le fait d’ajouter le qualificatif de civil (madania) à dawla, c’est ramener l’humanité à quelque cix mille ans en arrière. Quand l’humanité a créé la première civilisation (cité) dans sa lutte pour maîtriser la nature.
Une fois résolu ce rapport avec la nature, l’humanité inventa la politique (gestion de la cité) pour de l’huile dans les rouages des rapports des hommes. Et cette deuxième conquête n’a pas fini jusqu’à nos jours. Il est vrai que depuis le dieu vivant du Pharaon, l’humanité a fait des progrès. L’histoire est là pour témoigner de l’évolution de la notion d’Etat dont la matrice est le politique et non la ville ou la médina, espace urbain. Cette confusion par cynisme ou analphabétisme idéologique ne doit pas continuer à nous tromper.
D’aucuns, en triturant les mots et en mettant de côté les témoignages de l’histoire, prennent des libertés pour donner leur définition de l’Etat. Du reste, pourquoi cette confusion entre Dawla (gouvernement), chargée de gérer les affaires politiques du pays et l’Etat qui est l’incarnation de la permanence dans le temps de la souveraineté et la légitimité voulues ou imposées par des bouleversements politiques ? Il existe donc des Etats (monarchiques, républicains) incarnés par un roi ou un président élu démocratiquement (en principe). Ces deux types d’Etat peuvent accoucher de démocratie, Grande-Bretagne monarchique, la France et les Etats-Unis nés avec leur révolution… A l’inverse, on trouve de sacrées dictatures aussi bien dans les monarchies (avec des roitelets) que dans les Républiques avec, à leur tête, des hommes qui arrivent au pouvoir, selon les bonnes méthodes de coups d’Etat ou de la fraude électorale.
Mais revenons au paysage politique du pays qui est bien étrange. Les manifestants ont renoué avec le Hirak. En revanche, les partis politiques censés animer la vie politique sont aux abandonnés absents. Un communiqué de presse ou un discours dans une salle ne peuvent pas influer sur la situation secouée par une telle tempête.
Ces petites recettes qui tournent le dos à l’essence éminemment politique des événements font perdre du temps au pays. Il faut bien se résoudre un jour ou l’autre à regarder la situation dans toute sa complexité. Deux acteurs politiques jouent un rôle important dans cette phase historique, l’Etat et le Hirak. L’Etat applique son programme. Quant au Hirak, ce qui faisait «consensus» en son sein jusqu’à présent, c’est son pacifisme et un désir de rompre avec le régime né en 1962. Le fossé qui sépare l’Etat et le peuple ne date pas d’aujourd’hui. Le peuple est une catégorie politique inconnue pour certains qui veulent le marginaliser, alors qu’il est le socle sur lequel repose la souveraineté populaire qui, seule, légitime l’Etat. Pareille situation exige que la bataille et les compétitions idéologiques soient à la hauteur et des enjeux et de leurs complexités. Ne pas affronter une telle situation avec ses contradictions et vouloir les résoudre avec une pensée politique qui nie ces contradictions, c’est au mieux faire du surplace, au pire aller droit dans le mur.
Affronter pareille situation implique que l’idéologie ne «méprise» pas le réel pour distiller sans vergogne mensonges et mauvaise foi. Les idéologues qui carburent au mensonge et ne doutent de rien risquent d’avoir des surprises. Ces messieurs ne savent pas, comme dit le poète, que le mensonge est comme le poi(s)son, il pourrit de la tête. Les petits malins qui pensent jouer des tours au réel devraient se mettre à l’école du «mentir vrai» du grand poète Aragon. Celui-ci utilise les artifices de la fiction artistique dans le récit d’histoires ou d’évènements vrais.
Le «mentir vrai», voilà un vrai oxymore du poète qui sait jouer avec les mots conjugués aux outils de l’histoire et de la philosophie (1). Ça nous change de l’imbécile «régression féconde» qui va chercher son inspiration dans les ténèbres, ces sources de toute la misère du monde. Le «mentir vrai» est ce chemin du doute, de la réflexion nécessaire pour comprendre le monde, la société dans laquelle on vit. Ceci pour dire que l’idéologie ne doit ni trahir ni tourner le dos au politique dont l’essence et le but est de transformer le réel, c’est-à-dire la vie dans une société.
Dire le vrai pour faire reculer l’oppression, une noble mission tout simplement. On ne dira jamais assez qu’un héritage est le produit, non de mains invisibles ou d’un Lucifer, mais d’une politique qui a accouché chez nous du vide politique handicapant aujourd’hui le pays. C’est pourquoi le paysage semble avoir été conçu et dessiné pour marginaliser toute l’intelligence du pays. Les auteurs de cette politique se sont octroyé le droit d’évaluer la surface des périmètres de l’expression politique. Et suprême prétention, il leur revenait de définir aussi, et eux seuls, la nature de l’idéologie qui doit arroser le champ politique de la société.
Pour les uns, c’est l’idéologie des «constantes». Quant aux autres, ils veulent imposer leurs «lois» dites divines qu’ils évaluent avec leurs propres instruments de mesure. Sortir du grillage des constantes, c’était pour le parti unique un acte contre-révolutionnaire. Contester la valeur de la «divinité» de telle ou telle secte, c’est être taxé carrément de mécréant, une infamie selon leur suffisance théologique. Bien des seigneurs avant eux pensaient régner éternellement sur «leurs» territoires et se vivaient comme des propriétaires du pays. Ils ne savent pas que le moyen-âge a fait son temps, une époque où le féodal s’autoproclamait de droit divin et dictait les règles de la manière de vivre et de mourir des habitants de la cité.
Aujourd’hui, chez nous, l’on assiste à des scènes des droits bafoués par le premier venu qui détient une once de pouvoir. La violence est faite aux femmes et aux enfants dans le silence, et souvent avec des complicités. Toutes ces choses se banalisent et deviennent la norme dans la société. Ainsi, la violence subie, les injustices produites par la cupidité et l’arbitraire s’auto-alimentent comme si la société était un navire sans capitaine.
Et le Hirak fut le bienvenu pour stopper la descente aux enfers de la société. Tout le monde espérait, le militant, le citoyen ont fini par forcer les portes et fenêtres pour qu’elles s’ouvrent aux vents et au soleil. Pour rendre les rapports moins cyniques, moins ombrageux, pour que les esprits tournent le dos aux balivernes de l’idéologie féodale et laisser éclore des idées plus cristallines. Avec la reprise du Hirak, le mouvement est à un tournant. Le peuple qui a su mettre fin au 5e mandat aura, il faut l’espérer, l’intelligence collective de ne pas laisser ce beau mouvement être la victime d’ambitieux dévorés par la maladie du pouvoir. Le peuple depuis 1962 a déjà donné. Il attend maintenant, alors qu’il tente de construire une muraille contre les ténèbres ; oui, il espère récolter les fruits de son engagement. Il attend de jouir de la lumière incomparable du pays et de ses nuits étoilées… Ces étoiles immortalisées par le singulier nom de Nedjma, le roman de Kateb Yacine sur l’âme algérienne.
A. A.
1- Le «mentir vrai», c’est utiliser les ressources artistiques de la fiction pour donner de la vie et de la chair à de vrais événements historiques. C’est faire évoluer le réel dans une époque et une ambiance pour donner de la densité au récit pour le plus grand plaisir du lecteur. Mentir en façonnant un univers pour être auprès de la vérité de l’âme d’une époque et de l’imaginaire du ou des héros de ladite époque.
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