La conquête génocidaire française de l’Algérie (II)
Contribution de Mesloub Khider – En histoire, quelques récits et témoignages directs légués par les principaux acteurs impliqués dans les évènements rapportés par leurs écrits recèlent plus de trésors historiques et d’objectivité scientifique que des centaines de livres rédigés postérieurement par des historiens idéologiquement marqués sur le fondement de la seule lecture d’ouvrages aux paradigmes politiquement orientés, publiés par d’autres historiens. Autrement dit, par les mêmes mandarins, auteurs de contes de fées historiques, non de faits historiques.
Qui mieux que les témoins oculaires ou les observateurs contemporains des tragédies éclairent l’histoire avec leur documentation composée sur le vif, à l’instar du reporter de guerre qui immortalise les événements avec sa caméra.
La colonisation de l’Algérie a conservé de nombreux précieux documents historiques rédigés par les acteurs de la conquête, les premiers colons, militaires, médecins, penseurs français. Quelques extraits des correspondances et mémoires des acteurs de la première phase de la colonisation suffisent à mesurer l’ampleur des massacres, la volonté des autorités coloniales françaises d’exterminer la population algérienne. Ainsi, ces témoignages attestent de l’étendue des crimes génocidaires commis par les conquérants français, des opérations exterminatrices de la puissance coloniale. Ces différents récits démontrent que, face à la résistance du peuple algérien, l’extermination et la déportation étaient constamment préconisées par l’ensemble des conquérants, comme par certains penseurs de métropole.
Dès le début de la conquête, le caractère génocidaire de la colonisation est admis et justifié par l’ensemble des occupants, notamment le boucher Bugeaud : «Il n’y a pas d’autres moyens d’atteindre et de soumettre ce peuple extraordinaire.»
Loin d’être l’apanage des militaires, la volonté d’extermination des populations algériennes est également partagée par les colons «civils», les fameux pieds-noirs aux mains ensanglantées. Pour ces colons français, les indigènes ne sont pas considérés comme des êtres humains. Au cours de toute la période de colonisation (1830-1962), les «indigènes» sont victimes d’exactions, d’expropriation, de spoliation, d’oppression, d’exploitation, de viols collectifs, de tortures systématiques, d’internement dans des camps, d’acculturation, d’apartheid.
Laissons la parole aux acteurs et témoins directs de cette conquête génocidaire française de l’Algérie.
Dans la nuit du 6 au 7 avril 1832, la tribu des Ouffia est exterminée près d’El-Harrach par le gouvernement du duc de Rovigo. Voici ce qu’écrit Pellissier de Reynaud, officier et diplomate établi en Algérie au moment de la conquête génocidaire : «Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; tout ce qui pouvait être pris fut enlevé, on ne fit aucune distinction d’âge, ni de sexe. Cependant, l’humanité d’un petit nombre d’officiers sauva quelques femmes et quelques enfants. En revenant de cette funeste expédition, plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances et une d’elles servie, dit-on, à un horrible festin.»
Plus tard, en 1844, le général Cavaignac se livre à l’enfumage de la tribu des Sbéahs afin d’obtenir sa reddition. Relatant cette opération d’enfumage, son homologue le général Canrobert écrit : «On pétarada l’entrée de la grotte et on y accumula des fagots de broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbéahs se présentèrent à l’entrée de la grotte, demandant l’aman à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts.»
Avec la généralisation des «enfumades», en 1845, le maréchal Bugeaud enjoint au colonel Pélissier d’user de cette méthode : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéahs. Fumez-les à outrance comme des renards.» De même, après avoir emmuré les membres de la tribu des Sbéahs, le colonel de Saint-Arnaud écrit : «Alors, je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne… que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal simplement, sans poésie terrible, ni images.»
Le témoignage d’un militaire nous éclaire sur les velléités exterminatrices des conquérants français. En effet, dans une de ses lettres, le lieutenant-colonel de Montagnac décrit ses projets génocidaires : «Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que, s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils reçoivent une volée de coups de plat de sabre.» «Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, en finir, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens.»
Gouverneur général de l’Algérie, Bugeaud légitime toutes les violences perpétrées par les conquérants français : «Il n’y a pas d’autres moyens d’atteindre et de soumettre ce peuple extraordinaire.» Relatant les exactions commises par les troupes françaises dans leur guerre exterminatrice menée contre le peuple algérien, le colonel de Saint-Arnaud écrit : «Voilà la guerre d’Afrique ; on se fanatise à son tour et cela dégénère en une guerre d’extermination.»
Outre les militaires, certains conquérants «civils» étaient des partisans du nettoyage ethnique. C’est le cas du docteur Bodichon qui témoigne de sa volonté d’exterminer les populations algériennes par tous les moyens, notamment la privation alimentaire, en d’autres termes l’organisation de la famine. Il écrit en 1841 : «Sans violer les lois de la morale, nous pourrons combattre nos ennemis africains par la poudre et le fer joints à la famine, les divisions intestines, la guerre par l’eau-de-vie, la corruption et la désorganisation […] sans verser le sang, nous pourrons, chaque année, les décimer en nous attaquant à leurs moyens d’alimentation.»
Un autre médecin français, le docteur Ricoux, analysant l’évolution démographique de la population algérienne, cette «race inférieure et dégénérée»(sic), depuis le début de la colonisation, pour appuyer son constat de la chute dramatique de la démographie (l’Algérie a perdu entre 30 et 60% de sa population au cours des quarante-deux premières années (1830-72) de la colonisation française. Au total, cent trente-deux ans de colonisation française en Algérie (1830-1962) auraient fait, selon l’historien Mostafa Lacheraf, environ 6 millions de morts algériens) écrit : «A notre arrivée, en 1830, la population indigène était évaluée à 3 millions d’habitants. Les deux derniers recensements officiels, à peu près réguliers, donnent en 1866 : 2 652 072 habitants, et en 1872 : 2 125 051 ; le déchet en 42 ans a été de 874 949 habitants, soit une moyenne de 20 000 décès par an. Durant la période 1866-72, avec le typhus, la famine, l’insurrection, la diminution a été bien plus effrayante encore : en six ans, il y a eu disparition de 527 021 indigènes ; c’est une moyenne non de 20 000 décès annuel mais de 87 000 !» (…) «un déchet aussi considérable (nous pouvons ajouter qu’il se reproduit régulièrement chaque année) suffit à démontrer […] que les indigènes […] sont menacés d’une disparition inévitable, prochaine.»
Les intellectuels ne sont pas en reste. Ils participent avec leur plume à la glorification de la colonisation de l’Algérie, à la légitimation des massacres. On peut citer Alexis de Tocqueville, chantre de la démocratie, Victor Hugo, célèbre écrivain humaniste et progressiste (sic). Le premier écrit en 1841 : «J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.» «Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.»
Quant à Victor Hugo, il n’hésite pas à exprimer son enthousiasme pour la colonisation décrite comme une mission civilisatrice. Il écrit dans son journal rapportant une discussion échangée avec le général Bugeaud : «Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’Hosanna. Vous pensez autrement que moi c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur.»
Durant presque un siècle et demi, la France a appliqué une politique génocidaire, perpétrée par les «émissaires de la civilisation», ces janissaires de l’entreprise exterminatrice du peuple algérien.
M. K.
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