La folie des grandeurs d’Erdogan et la courte vue des Emirats
Contribution d’Ali Akika – De graves événements se déroulent au Moyen-Orient (Méditerranée et Golfe) où des navires sont attaqués, des raffineries et des aéroports bombardés. Et derrière l’écran de ces batailles militaires s’agitent d’autres manœuvres politico-diplomatiques. Le Covid-19 et les angoisses qu’il engendre expliquent dans une certaine mesure le silence parfois complice d’une certaine presse.
Que cache donc cette fièvre de rencontres et réconciliations entre frère-ennemis d’hier, à l’exemple du Qatar et de l’Arabie Saoudite ? Que signifie l’éventuelle vente de drones turcs à l’Arabie, deux pays qui ont un rapport avec l’horrible assassinat du journaliste Khashoggi ? Pourquoi cette précipitation du ministre israélien des Affaires étrangères à Moscou et celle du chef d’état-major de l’armée israélienne à l’OTAN ? Quelle portée politique doit-on donner à la visite d’un député libanais de Hezbollah à Moscou et à la lettre du leadeur iranien Khameiny à Poutine ? Ce remue-ménage diplomatique renseigne sur la tension qui monte crescendo au Moyen-Orient et sur la recherche frénétique de nouvelles «alliances». Il indique aussi le rôle grandissant de la Russie au Moyen-Orient qui, jusque-là, était la chasse gardée des Etats-Unis.
On comprend mieux pourquoi Joe Biden, étouffé par la colère, s’est laissé aller à son incroyable accusation de tueur à l’encontre de Poutine. Tous ces faits et événements sont à l’évidence des sources potentielles d’explosions guerrières. Pour ceux qui observent l’actualité, il leur apparaît d’emblée que ces alliances et rencontres «insolites», ces voyages précipités sont les signes que des loups veulent sortir de leurs tanières pour allumer le feu ailleurs. Voyons donc la situation des pays qui s’agitent, changent ou nouent des alliances impensables il n’y a pas si longtemps.
La Turquie, sa position géostratégique sur les deux rives qui séparent l’Europe et l’Asie par le biais du Bosphore ou détroit des Dardanelles, voie maritime stratégique de la plus haute importance, fait de ce pays, nourri de nostalgie et de fantasmes de l’histoire de son ex-empire ottoman, un acteur important au carrefour des grandes civilisations d’hier et des puissances d’aujourd’hui. Un siècle après son déclin, cet empire qui s’étendait jadis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord mais aussi dans le centre de l’Europe où il s’arrêta aux portes de Vienne, ce passé prestigieux lui sert de moteur à ses ambitions.
L’Occident, qui l’a dépossédé de son empire au début du XXe siècle, l’intégra dans l’OTAN et «l’utilisa» pour surveiller le flanc sud de l’ex-URSS, communiste à l’époque. Avec ces atouts politiques et son adhésion à une alliance militaire, il émergea peu à peu en puissance économique qui attira le regard de l’Europe qui lui ouvrit la porte d’une possible adhésion à l’Union européenne. L’Europe était pour la Turquie un grand marché idéal pour vendre ses gadgets. Quand elle mit le doigt dans l’engrenage de l’occupation de Chypre, la porte de l’UE se referma. Vint au pouvoir Erdogan qui, copain des Frères musulmans, se tourna alors vers le monde arabe et s’appuya sur le Qatar. Sauf que les «frérots» ont une histoire et ne sont pas en odeur de sainteté dans le royaume wahabite. Idem avec l’Egypte de Nasser qui laissa en héritage son opposition allergique aux «frérots». L’Egypte, fruit de la Nahda (renaissance) dans le monde arabe, ne voulait pas voiler les femmes du pays. L’histoire a retenu l’éclat de rire de Nasser qui rejeta la prétention des «frérots» à voiler les femmes. Le rire de Nasser traça symboliquement une frontière entre le nationalisme et l’islamisme politique.
Rejeté par l’Europe, tenu à bonne distance au Moyen-Orient, Erdogan profita de la guerre en Syrie pour devenir un acteur décidé à assouvir à la fois sa nostalgie du passé et conquérir des marchés pour son économie. Il se heurta dans cette région à des Etats (Syrie et Irak), à leurs populations qui n’ont pas la mémoire courte. Il aggrava son cas en voulant plaire à la fois aux Américains et aux Russes, deux grandes puissances étrangères installées avec armes et bagages au Moyen-Orient. Membre de l’OTAN, la Turquie d’Erdogan fait amie avec la Russie et lui acheta des S 400 défense aérienne sophistiquée.
Les Etats-Unis devinrent rouges et tentèrent du reste de se débarrasser de lui déjà en 2016. Il échappa au «vilain» coup d’Etat américain grâce aux Russes qui l’ont averti à temps alors qu’il passait ses vacances loin de sa capitale. Sa folie des grandeurs l’entraîna à entrer en guerre en Syrie pour régler des comptes avec les Kurdes et espérer effacer une fois pour toutes le contentieux historique avec la Syrie dont il occupe un morceau de territoire avec la complicité de la France à la chute de l’empire ottoman. Il entre en Irak, toujours obsédé par les Kurdes, et ne veut plus en sortir. Dernièrement, il aida l’Azerbaïdjan à vaincre l’Arménie dans le contentieux frontalier qui oppose ces deux pays. Et son escapade un peu trop téméraire le poussa à traverser la Méditerranée et s’installer en Libye. A chaque entrée dans un de ces pays, il se crée des ennemis avec les populations et leurs Etats. Des puissances comme la Russie, la Grèce, la France qui ont des intérêts stratégiques et pétroliers s’opposèrent à son escapade en Libye pour accaparer le pétrole en Méditerranée orientale.
Quant à l’Algérie, dont la souveraineté territoriale n’est pas violée mais n’accepte pas que sa frontière avec la Libye soit livrée à de groupes terroristes de Syrie armés et entraînés par la Turquie (Erdogan l’a fait en Azerbaïdjan), l’opposition de ces puissances renforcées par l’ONU, ont calmé les ardeurs d’Erdogan (et aussi celles du Qatar) et permit la mise en place en Libye d’un gouvernement national qui ne serait plus sous la coupe de la Turquie. L’isolement diplomatique de la Turquie, le fait que les Américains lui en veulent pour son achat des S-400 qui affaiblissent les secrets de la défense otanienne, la Russie qui le colle à ses basques sur le terrain militaire, ont obligé Erdogan à sortir de la nasse qu’il a tissée lui-même. Il commença par obliger le Qatar à renouer avec les Emirats arabes, et derrière ces Emirats il y a l’Arabie Saoudite avec laquelle il veut se rabibocher. Et comme par hasard, on vient d’apprendre par la bouche d’Erdogan qu’il n’est pas contre la vente de drones à l’Arabie.
Et, dernière surprise, alors qu’Israël faisait tout pour avoir de bonnes relations avec la Turquie et voilà qu’Erdogan a mis de l’eau dans son vin. Il oublie ses diatribes et son langage martial pour user de mots moins sévères avec Netanyahou. On apprend aussi que l’union européenne a invité Erdogan pour adoucir les tensions entre la Grèce et la Turquie qui veut exploiter du pétrole aux frontières de la Grèce.
Ainsi, le changement d’attitude de la Turquie devient une nécessité tactique pour améliorer ses relations internationales. Ce changement de fusil d’épaule lui a été imposé par ses choix politiques et ses erreurs de calculs stratégiques qui l’ont mené à une impasse. Son enlisement en Syrie et en Irak où il est contré par la Russie et l’Iran, l’élection de Joe Biden, le voyage à Canossa des pays du Golfe qui ont établi des relations avec Israël, ont introduit de nouvelles donnes au Moyen-Orient qui ont déréglé la machine Erdogan.
Israël et les pays du Golfe
La diplomatie cynique et brouillonne de Trump dans le but de changer les données politiques et historiques au bénéfice d’Israël sont d’ores et déjà en train de partir en vrille. Le «deal du siècle» qui devait enterrer la Palestine a plutôt «dégagé» Trump et risque de sonner le glas de Netanyahou avec la quatrième élection, mardi 23 mars, en moins de deux ans (1). Si l’on ajoute le traité de 2015 avec l’Iran déchiré par Trump et que Biden veut réintégrer, le rêve de Netanyahou grâce à la «générosité» de Trump s’évapore.
La preuve ? Les fanfaronnades de Netanyahou, qui clame d’attaquer l’Iran, sonne comme un cri d’inquiétude. Il a compris que Biden ne lui fera pas de cadeau pour ses beaux yeux. Il ne lui reste alors qu’à mobiliser tous les pontes de son armée et des services de renseignement, tout l’appareil de propagande pour empêcher l’application de l’accord avec l’Iran en allant quémander ici et là des soutiens et va jusqu’à distribuer gratis des vaccins contre le Codiv-19 à des pays africains.
D’autres Etats de la région partagent avec Israël leur cauchemar de l’Iran, ce sont les pays du Golfe. Leurs tristes et sordides affinités avec Israël se sont traduites par des accords qui puisent leur philosophie dans la théorie du maître et de l’esclave de Hegel. Dans ces accords, Israël offrirait son parapluie de sécurité en contrepartie d’envahir les marchés de ces pays avec ses gadgets mais, surtout, pour recevoir des milliards de dollars d’investissements qui dorment dans les banques du Golfe. Tout ça, c’est beau sur le papier. Mais la réalité, c’est autre chose. Netanyahou a remis pour la cinquième fois son voyage «historique» dans les Emirats.
A chaque fois, la propagande trouve un prétexte à cette remise à plus tard d’un voyage annoncé chaque fois en grande pompe. En vérité, il y a un peu de tout dans le mécontentement de «nos» cheikhs. La peur du petit Yémen qui, d’ores et déjà, perturbe la navigation dans le Golfe, bombarde les sites pétroliers saoudiens.
Les cheikhs vont attendre longtemps les avions furtifs F.35 promis par Trump mais dont le contrat va être étudié de plus près par Biden. Bref, ce ne sont pas les touristes israéliens qui entrent sans visas dans le pays et envahissent les plages qui vont compenser le bluff de Netanyahou qui les a roulés dans la farine. Et, cerise sur le gâteau, les Emirats viennent d’annuler chez eux la réunion tripartite Etats-Unis, Emirats, Israël. «Nos» cheikhs avec leurs courtes visions stratégiques n’avaient pas compris qu’Israël depuis les accords d’Oslo n’a jamais rempli ses obligations dans les contrats et a toujours trouvé ou créé des prétexte pour justifier ses fuites en avant.
Oui, «nos» cheikhs viennent de comprendre que Netanyahou se sert d’eux pour se faire réélire, pour attirer leurs dollars mais qu’Israël ne peut rien pour leur protection (2). Le «petit» Yémen bouscule le «géant» saoudien et un navire-espion sophistiqué israélien vient de fuir le Golfe avec un trou énorme dans sa coque. Un petit message envoyé à tous ceux qui s’aventurent dans cette mer où l’Iran et le Yémen, pour des raisons évidentes, ne veulent pas voir le loup s’introduire dans la bergerie.
Dans la seconde partie de l’article, j’aborderai le jeu des grandes puissances pour faire le lien entre le Moyen-Orient et leurs intérêts propres dans le monde d’après la «mondialisation américaine».
A. A.
(Suivra)
1- Ces élections risquent d’être un couteau dans l’eau et n’écartent pas une cinquième fois des élections qui ressemblent de plus en plus à un jeu de cirque. Même si Netanyahou arrive en tête de tous ses adversaires, l’Etat d’Israël aura une majorité introuvable. Ce cirque électoral n’est l’écume d’une situation qui a des racines dans l’histoire de la constitution de cet Etat. Et l’histoire n’est jamais prisonnière des lubies des hommes.
2- Israël vient d’installer un barrage de DCA au port d’Eilat, face à l’Arabie. Il vient de comprendre qu’il peut connaître le même sort que l’Arabie dont les ports et les sites pétroliers sont des proies faciles des missiles du Yémen.
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