Hirak : la notion d’Etat a une histoire portée par des mots
Contribution d’Ali Akika – «Nous n’aurions plus rien d’humain si le langage en nous était absolument servile.» Cette phrase est de George Bataille, un écrivain orfèvre des mots. Il engage ainsi ses semblables à ne point triturer, manipuler ni les mots ni le langage. Ce dernier participe à notre humaine condition et les mots sont des nourritures qui nous aident à être libres. Un autre explorateur des «âmes» (Lacan) renchérit en disant : «Le langage structure tout de la relation interhumaine.» Je m’adosse sur ces sommités de l’esprit pour dire que la bataille perdue de l’école chez nous a produit, selon l’humour populaire algérien, des analphabètes trilingues. Aujourd’hui, nous en payons le prix, dépossession ou pauvreté de mots, dévitalisation des langues qui affaiblit leur pouvoir de regarder le monde sans préjugés.
Nos langues et leurs mots ont été remplacés par une sorte de novlangue qui «déréalise» la réalité, pervertit la vérité. Sans ce genre de calamité, le pays aurait fait l’économie des pertes de temps. Faute d’une politique à la hauteur de nos rêves une fois l’indépendance acquise, l’analphabétisme politique a tissé sa toile d’araignée en donnant une arme aux petits marquis du parti unique «anta hab tafham» (toi tu veux comprendre). Les vannes de l’ignorance ouvertes ouvrirent la boîte de Pandore à des charlatans qui guérissent les malades du cancer avec une bouillie de leur insondable bêtise. Les auteurs de ces outrages se recrutent aussi dans la cohorte des idéologues qui triturent des concepts politiques.
«Nos» idéologues préfèrent glisser ici et là des notions politiques rances qui ont déjà démontré leur inanité. Ces idéologues véhiculant leur profonde «philosophie» ont toujours fait la chasse aux femmes, aux poètes, à la pensée libre. Pourtant ceux qui font appel aux mots travaillés et ciselés expriment les rêves du peuple, chantent la justice sociale et la résistance contre la hogra et pour la démocratie à construire. Et pour cette belle aventure, ces amoureux des mots nous invitent à chérir les langues car elles sont la source nourricière de cette future utopie nommée démocratie. Voilà pourquoi on les empêche de parler car ils sont une menace pour leur culture misogyne et bigote.
Ainsi, il y a une faune, le nombril gros comme l’œuf de l’autruche, qui déverse sur la société des tombereaux «d’idées» abrutissantes pour concrétiser leurs sombres desseins. Cette faune oublie que le peuple existe, qu’il est plus grand que nos rêves, comme l’écrivit Jean Sénac. Car le peuple sait que ses malheurs viennent de la même pièce de monnaie. Les deux faces de cette monnaie sont porteuses d’une vision du monde ténébreuse et à l’agonie. Le peuple lui préfère la lumière qui réchauffe, la beauté qui trouble les cœurs et l’intelligence qui éveille les esprits.
Oui, le peuple n’aime pas la monnaie de ce monde en déclin, il a compris que la mauvaise monnaie fait fuir la bonne, laissant ainsi le zawali (pauvre) se noyer dans l’océan de l’inflation monétaire. Voilà pour l’économie de bazar. Et ce n’est pas fini, on tente aussi de nous importer des mots et des notions qui effacent l’histoire, un vocabulaire qui sent bon le moralisme et le passéisme, la philosophie du juste milieu, mais aussi un vocabulaire anglo-saxon teinté d’un chouiya de psychanalyse. Par exemple, le mot résilience pour faire oublier celui de résistance, mémoire commune alors qu’elle est conflictuelle non pas avec le peuple français mais avec l’Etat colonial quand bien même cet état était «civil».
Le mot émigration qui donne de l’urticaire à madame Le Pen est remplacé par diaspora, Djazaïr hourra par Free Algérie qui rappelle Free Europe de l’époque de la guerre froide. Voilà où mène une misérable philosophie qui «médiocritise» le vocabulaire alors que le langage offre le pouvoir de créer des idées pour se libérer de la laideur des mentalités archaïques. Oui, c’est grâce au langage et aux mots que nous sont parvenus les mythes et les légendes de l’histoire qui sont une invitation à choisir toujours le plaisir de l’aventure que le repli sur soi frileux, de marcher pour revigorer le corps plutôt que l’ennui qui endort l’âme.
Avec le Hirak, le peuple a ajouté la date du 22 février à la liste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Après les événements d’Octobre 88, le Hirak offre un nouveau point de départ pour la nécessaire invention des idées. L’expérience du mouvement national avant le déclenchement du 1er Novembre 1954 peut être une leçon de choses pour apprendre et comprendre les contradictions internes d’un mouvement national qui se sont traduites par son éclatement. Saisir la nature des contradictions politiques pour sauter les obstacles internes sans trop de dégâts. Apprendre à ne pas se noyer dans les eaux boueuses des subjectivités ou de tenter le diable avec la névrose du pouvoir. La meilleure des stratégies est celle qui fait confiance à la dynamique d’un mouvement populaire, à condition d’être clair dans les revendications et la manière de les diffuser et les appliquer. Dans l’histoire de l’humanité, les luttes sont nécessairement faites d’avancées et de haltes.
Tout ceci pour dire que le mouvement populaire ne doit pas se laisser déposséder de son but et de son trésor, la souveraineté du peuple. Celle-ci ne peut être protégée que par l’intelligence collective et la liberté des débats. Ce binôme est à même de maîtriser la complexité de la situation et faire preuve de résistance face à l’adversité. Cette capacité à mener pareille bataille conférera une identité au Hirak reconnaissable à travers sa pratique. Un mouvement, par nature, abrite une diversité d’opinons qui sont simplement le reflet des contradictions qui traversent la société. Comme le pays a vécu une guerre de libération, on connaît maintenant, hélas, la manière dont ont été résolues les contradictions durant cette guerre en question. On peut légitimement penser avec le recul du temps qu’une autre manière aurait évité les conflits qui ont débouché sur la marche d’Alger en juillet/août 1962, lieu du pouvoir une fois l’occupant parti.
Depuis la reprise du Hirak, des signes et comportements peuvent alerter sur des trous dans la raquette des ressources du mouvement. Faire comme si rien n’était, peut réserver des surprises. Un principe simple de la lutte considère de faire tout pour atteindre l’objectif stratégique qui n’est autre que la souveraineté populaire qui est étroitement liée à la démocratie. Cet objectif politique ne peut se satisfaire de notions vides mais se traduit par des idées, et un type de rapports à construire ou renforcer entre les forces qui participent à la dynamique du mouvement. Toutes ces notions peuvent paraître abstraites mais la tâche du politique est de les formuler avec des mots qui donnent du sens aux slogans. Le 22 février 2019 l’obstacle, c’était un homme qui a humilié tout un peuple. Le génie de ce dernier lui a permis de diagnostiquer en même temps le mal et le remède par un seul mot «Dégage». Ce mot dont le sens a été compris par tout le monde a poussé vers la sortie un président accroché à son koursi (siège).
En revanche aujourd’hui le concept d’Etat est âprement discuté et fait polémique. Normal, car ce concept, l’essence même du politique, avant d’avoir le statut dans son acceptation moderne, a été incarné sous d’autres formes et habillé par d’autres visions du monde. Le monde antique avec son paganisme et sa multitude des dieux, le pouvoir s’incarnait dans la force, la richesse et la possession de territoires par des élites (Egypte de pharaons, Grèce antique et empire romain). Avec la naissance des religions monothéistes, le pouvoir s’organisait autour de tribus liées aux hommes qui incarnaient le mieux l’idée de la religion en question. Dans le monde occidental christianisé, l’évêque de Rome successeur de Pierre, le premier évêque chrétien, donnait son onction, sa légitimité aux rois des pays occidentaux, d’où la notion de droit divin. En 1531, cette notion de droit divin prit un coup avec le schisme entre Rome et la monarchie anglaise. Le roi d’Angleterre devint chef de l’Eglise d’Angleterre et peu à peu tous les rois d’Europe n’eurent plus besoin de la «couverture divine» du Vatican.
Dans l’islam, comme il n’y a pas la notion d’église, personne grosso modo ne pouvait prétendre à la succession du Prophète. Ce fut la cause visible du schisme entre sunnites et chi’ites. De nos jours, il existe des monarchies avec des rois qui se prétendent descendants du Prophète comme la Jordanie ou le Maroc. Du reste, dans le monde musulman, il y a plus de Républiques que de monarchies, preuve que le territoire du politique a échappé peu à peu au religieux par les bouleversements produits par les chaudrons de l’Histoire. Et c’est précisément l’histoire qui a détaché l’Etat de l’emprise du religieux en renouant avec le concept de République connu déjà dans certaines cités de l’Antiquité. En détachant l’Etat du religieux, la République créa son mode de fonction appelé démocratie, pouvoir du peuple. Ainsi, le pouvoir d’Etat glissa successivement et lentement depuis l’antiquité des mains qui n’avaient pas de compte à rendre aux habitants du pays pour finir par s’inscrire dans presque toutes les constitutions du monde (1), «le peuple source de la souveraineté et légitimité du pouvoir». Il est temps d’expliquer la notion de souveraineté du peuple et d’expliciter celle de la démocratie. L’horizon serait moins opaque, et tout un chacun prendra la direction qui lui sied.
A. A.
1- Dans un précédent article, j’avais signalé les divers régimes dans le monde, les monarchies et les Républiques. Ces deux régimes peuvent se donner des Constitutions fondées sur la souveraineté du peuple, donc démocratiques. A l’inverse, on trouve des monarchies et des Républiques qui sont loin d’être des modèles de démocratie, mais plutôt des parangons de dictature.
Comment (6)