De l’usage de l’espace public par les non-jeûneurs
Contribution de Youcef Benzatat – Se référer à l’imaginaire populaire pour traiter de l’usage de l’espace public par les non-jeûneurs dans notre société, voilà une approche pertinente pour aborder ce sujet épineux dans notre société traditionnelle confrontée à l’usure du temps, le statu quo, le processus d’émancipation de ses sujets de l’imaginaire mythologique religieux et des structures mentales patriarcales vers une société arrimée à la contemporanéité du monde avec toutes les valeurs de liberté, universellement partagées, que cela implique.
L’imaginaire populaire oppose au désir d’émancipation des sujets engagés dans cette voie dans notre société traditionnelle les termes populaires d’«égarés» et «jiyeh» pour désigner les non-jeûneurs dans l’espace public, ceux «qui rompent le jeûne sans respecter leurs parents qui font la prière». Cette opposition entre le désir d’émancipation et le conservatisme au sein de notre société est le propre de toute société engagée dans ce processus psycho-politique de la transition d’une société traditionnelle vers la contemporanéité du monde. La meilleure réponse apportée à ce dilemme transitionnel, fut dévoilée lors des guerres interethniques et interreligieuses qui ont ravagé l’Afrique au dernier quart du XXe siècle pour finir par s’étendre jusqu’en Europe avec les génocides qui ont ravagé à leur tour les peuples de l’ancienne Yougoslavie.
Elle fut apportée par le philosophe Serbe Radomir Konstantinovic’, dans son œuvre majeur Filozofija Palanke, publié en 1969 et mis au goût du jour à l’occasion des génocides en cours à ce moment dans l’ex-Yougoslavie. La Filozofija Palanke décrit en effet la philosophie de bourg, ou philosophie de village, de dechra ou de douar, dirions-nous en Algérie. Soit une culture locale articulée sur un «nous» renfermé sur lui-même, figé pour l’éternité et protégé par les barrières de l’imaginaire collectif, qui ne laisserait aucune issue à l’intrusion d’un corps étranger, d’un comportement exogène ou une quelconque transgression qui viendrait perturber la quiétude des parents et des grands- parents bien installés dans le confort de la paresse face aux tentations du désir des temps présents.
Tout ce qui s’éloigne des repères tracés par les anciens est sujet à déviation, «des égarés et des jiyeh» ! Dans cette condition se forge dès lors une conscience collective entretenue et propagée à des fins de propagande par les notables locaux en une idéologie nourrie de ce populisme dont le principal attribut est la haine et la calomnie de tout ce qui n’est pas «nous», qui ne fait pas partie de nous. Une idéologie où domine le sentiment de surpuissance et de supériorité sur les autres, débouchant inévitablement sur la culture de la violence et de l’agressivité. Radomir Konstantinovic’ conclut dans sa Filosofija Palanke que c’est ce processus mental qui a été à l’origine de l’avènement du national-socialisme et de son idéologie nazie, exterminatrice.
Voilà où nous en sommes encore aujourd’hui avec ces bigots sournois, comme si les dizaines de milliers de morts de la décennie 1990-2000 ne leur auraient pas suffi comme leçon pour avoir le courage de transcender leur lâcheté à raser la barbe qui leur pousse de l’intérieur pour ne pas apparaître à visage découvert. Quant à leur justification que «nous sommes une société musulmane» et que la modernité et son avatar la laïcité sont occidentales relève de la rhétorique de ces mêmes barbus de l’ombre, conservateurs dogmatiques d’occasion, réfugiés dans la mondanité politique ! Refoulant de surcroît, en connaissance de cause, que la modernité politique n’est pas un concept occidental, elle est universelle.
Déjà au VIIIe siècle, les Mu’tazila avaient historisé le Coran et séparé le religieux du politique, la laïcité était née et ce sont les musulmans qui l’on inventée. Plus tard, en Andalousie, la pensée philosophique musulmane avait posé les fondements de la modernité que les Occidentaux avaient recueillis toute faite. Bien avant, aux IXe et Xe siècles, la pensée scientifique musulmane avait posé les fondements de la pensée scientifique moderne que les Occidentaux avaient recueillie également toute faite. On peut citer comme exemple parmi d’autres, Hassan Ibn El-Haytham, dont les théories sur la lumière et l’optique élaborées au Xe siècle furent enseignées à la Sorbonne et partout dans les universités européennes jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les musulmans ensuite ont été confrontés à des tyrans qui ont instrumentalisé le bigotisme religieux et fermé la porte au savoir pour mieux dominer leurs sujets. Ce fut le début de la décadence de la civilisation musulmane. Aujourd’hui, au XXIe siècle, cette civilisation ou ce qui en reste est confrontée aux mêmes tyrans pour les mêmes objectifs.
Y. B.
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