Toujours la faute de la main invisible de l’étranger
Contribution de Mesloub Khider – «Il est temps que les victimes s’avisent qu’en rejetant sur les autres la responsabilité du sort qui les afflige elles renoncent à leurs capacités de s’affranchir.» (Raoul Vaneigem). Décidément, l’introspection ne fait pas partie de la personnalité de l’Algérien. Ni l’autocritique de son trait de caractère. Tant il est persuadé d’être irréprochable, incorruptible. Au-dessus de tout soupçon. Il représente la morale incarnée. La vertu personnifiée. Il est l’Elu de Dieu. De là s’explique sa prédisposition d’esprit marquée par l’absence de toute remise en cause de sa personne, de son pays. Et de toute reconnaissance de sa responsabilité. Jamais responsable, jamais coupable. De là vient sa propension à focaliser son regard sur l’ennemi fantasmagorique extérieur pour mieux laisser les démons intérieurs gouvernementaux et politiques sévir en toute tranquillité dans cette paradisiaque Algérie. C’est vrai : l’enfer, c’est les autres. Nous, nous menons paisiblement notre vie dans le huis clos du paradis algérien.
Cette aveuglante posture est le fruit d’un demi-siècle de conditionnement idéologique accompli par les régimes successifs algériens. A lire les médias et à entendre nombre d’Algériens, tous les malheurs du pays depuis l’indépendance seraient, selon eux, l’œuvre de la main invisible étrangère. Actuellement, l’Algérie sombre dans un climat de délire de persécution où la paranoïa gouvernementale et médiatique frise la psychose politique. Les délires de persécution (individuels ou gouvernementaux) se caractérisent par la perte du sens de la réalité, se traduisant par de fausses convictions (politiques) irrationnelles, auxquelles le malade adhère de façon inébranlable dans le dessein de revendiquer le statut de victime déresponsabilisée de ses actes (de l’échec de sa politique, de la faillite de son modèle économique, de la débâcle de sa gouvernance).
Depuis l’indépendance de l’Algérie, qu’il s’agisse des mouvements en lutte pour la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes, des multiples combats politiques démocratiques et des révoltes sociales ayant émaillé le pays, de l’éclosion et de l’expansion de l’islamisme, de l’explosion du terrorisme, de la faillite économique du pays, de l’expatriation massive d’Algériens vers l’étranger, de la fuite des cerveaux, de l’échec du système éducatif ou d’autres tragédies, le pouvoir et les médias algériens accusent toujours certains pays étrangers d’être les instigateurs de nos désastres.
Comme si l’Algérien du peuple, à chaque fois qu’il lutte pour ses droits politiques et se révolte contre l’injustice sociale, est dépourvu de toute conscience politique, dénué d’intelligence. Comme si l’Algérien est incapable d’agir par lui-même pour revendiquer de meilleures conditions de vie et de travail, sinon sous quelque force occulte étrangère. A croire que l’Algérien serait une simple marionnette que n’importe quelles mains étrangères manipuleraient à leur guise. C’est l’expression d’un mépris à l’égard du peuple algérien. La France coloniale usait du même stratagème pour stigmatiser et criminaliser la lutte du peuple algérien. Nos chers révolutionnaires martyrs algériens étaient manipulés et financés par les pays ennemis de la France, selon le discours colonial.
Cette propension du pouvoir et des médias à désigner systématiquement l’étranger comme responsable des méfaits de l’Algérie a abouti au développement d’une attitude paranoïaque se traduisant par l’impossibilité de porter le moindre regard critique sur la politique intérieure du pays au motif qu’il ferait le jeu des pays ennemis de l’Algérie. Elle s’est traduite par une forme d’autocensure revendicative sociale et économique sous prétexte qu’elle profiterait aux ennemis de l’Algérie. Qu’elle affaiblirait le pays.
Après tout, à quoi bon lutter pour ses droits politiques, revendiquer l’amélioration de ses conditions socioéconomiques puisqu’en Algérie tout va bien. Le peuple dispose d’une qualité de vie privilégiée. L’Algérien mange à sa faim. Toute la population active travaille, intégrée dans la flamboyante et compétitive production algérienne. L’économie algérienne est florissante, sa démocratie fluorescente.
L’Algérie ne dispose-t-elle pas d’une école de qualité encadrée par un corps enseignant confortablement rétribué ? D’hôpitaux efficients et performants au personnel soignant royalement rémunéré ? D’universités mondialement reconnues, dispensant un enseignement à des étudiants promis à un avenir radieux ? De bibliothèques dans chaque quartier, où viennent se cultiver une jeunesse assoiffée de connaissances profanes ? De piscines dans chaque commune, prises d’assaut par une population imbibée de vacuités ? De trois baignoires par maison où l’eau coule abondamment sans interruption ? De réseaux routiers pavés de bonnes intentions à l’égard de l’automobiliste point pressé de trépasser ? De mosquées tapissées de prêches à la gloire de la modernité et de la tolérance ? D’un téléviseur dans chaque foyer branché sur les chaînes des pays arabes du Golfe, preuve du patriotisme des Algériens ?
L’Algérie ne dispose-t-elle pas d’infrastructures touristiques stérilement florissantes ? D’une égalité sexuelle inégalée au point où la femme algérienne est la plus libre au monde ? D’une jeunesse entrepreneuse et, surtout, entreprenante à l’égard de cette gent féminine jalousée certainement pour sa libération ? D’une certaine catégorie féminine bigote qui, selon un sondage, à 60% supporte avec une tolérance religieuse les châtiments mâles ? D’une démographie soutenue à bras-le-corps et, surtout, à corps perdu vu qu’elle échoue immanquablement dans le néant existentiel ? D’une administration affable et pécuniairement arrangeante ? D’une classe dirigeante qui soigne copieusement sa richesse à l’intérieur du pays, mais soigne sa santé étrangement à l’étranger ? D’une économie algériennement compétitive ? D’une démocratie exemplaire ?
L’Algérie n’est quand même pas le Maroc, la Tunisie, la Libye, l’Egypte, etc. Que Dieu nous en préserve ! Ces misérables pays envient notre richesse, notre prospérité. jalousent notre bien-être, notre bonheur.
Et si, par malheur, quelques dysfonctionnements se manifestent au sein de notre saine et sainte Algérie, ce n’est certainement pas par notre faute. Car nous sommes un peuple irréprochable. Impeccable. Honorable. Infaillible. Incorruptible.
Ainsi, par un endoctrinement idéologique chauvin, profondément et massivement ancré dans la société algérienne, le régime est parvenu à confectionner une mystique partagée par la majorité de la population, dont la devise patriotique est : «L’ennemi extérieur est partout, mais l’ennemi intérieur nulle part.»
Par ailleurs, pour ce qui est de l’islamisme, à lire certains médias et essais politiques, la naissance et l’expansion des mouvements islamistes ne seraient pas l’enfant (le FIS) du régime algérien, l’œuvre de l’école algérienne, le produit des mosquées algériennes, mais le fruit de l’hostilité malfaisante des pays étrangers, notamment des pays du Golfe (Arabie Saoudite en tête) et des Occidentaux, en particulier de la France. Il n’est pas la conséquence de cette politique forcenée d’arabisation et d’islamisation impulsée par Boumediène pour contrer les forces progressistes algériennes en effervescence dans les années 1960-70, mais l’aboutissement des complots menés par les pays étrangers pour déstabiliser l’Algérie.
Plus grave encore, l’apparition et l’extension de la bigoterie islamiste en Algérie, avec toutes ses dérives rituelles vestimentaires et culturelles moyenâgeuses, auraient été favorisées par les gouvernements français et occidentaux, selon la même mystification victimaire.
Somme toute, tout ce qui nous arrive serait ainsi la faute des pays étrangers.
Quand ce n’est pas la France qui est accusée de déstabiliser l’Algérie, c’est le Maroc. Quand ce n’est pas l’Arabie Saoudite, c’est Israël. Quand ce ne sont pas les Inuits, ce sont les Mormons. Quand ce n’est pas la faute aux Mormons…
Ou bien, c’est la faute à el-ghoula (l’ogresse) ! Mais jamais la faute à l’Algérien, au régime, au système rentier !
M. K.
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