Le Hirak entre la démission des élites et le dévoiement des forces du reflux
Contribution de Youcef Benzatat – Il faut admettre que l’Algérie de demain n’est pas pour demain. Même pas pour le lendemain. Il faudra une génération entière pour atteindre les objectifs que le Hirak a eus comme prétention d’accomplir. En revendiquant une transition démocratique dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, il a en effet mis la barre d’emblée très haut, pour un peuple profondément aliéné dans l’imaginaire mythologique religieux, les structures mentales patriarcales et le repli identitaire ethniciste, qui sont en toute évidence incompatibles avec une volonté de transition démocratique, au sens de la transition de la tradition vers la modernité.
Certes, le Hirak a eu le mérite de faire émerger le peuple dans l’espace public en bravant la peur de la répression, par la défiance du régime autoritaire qui lui déniait toute souveraineté politique. En même temps, il a eu la vertu de nous faire prendre conscience de nous-mêmes que nous sommes insuffisamment préparés à un changement de paradigme de cette ampleur.
Il faut l’admettre, nous sommes encore un peuple qui patauge dans la tradition avec tous les écueils qu’elle laisse présager. Une répression obsessionnelle de la libido, plongeant la société dans une misère sexuelle sordide, réduisant le rapport homme-femme à un rapport de maître à esclave. Une stigmatisation de toute volonté de libération de la conscience individuelle du dogme religieux, pouvant mener jusqu’au lynchage collectif de toute volonté individuelle à vouloir s’émanciper de l’aliénation religieuse dogmatique. L’esprit tribal s’exprimant dans la recherche de la pureté ethnique nous empêche de nous concevoir en potentielle société fondée sur une citoyenneté républicaine, émancipée de l’appartenance ethnique et tribale et tournée vers une citoyenneté métissée et transculturelle à la base desquelles se fondent les grandes nations modernes, articulées autour du politique et des valeurs de contemporanéité du monde qui les caractérisent en termes de souveraineté d’un Etat civil, fondé sur le droit et la justice sociale et régulé par l’alternance démocratique.
Si le Hirak n’a pas réussi, après deux ans de gesticulations, à s’organiser en contre-pouvoir porteur d’un projet de société susceptible de convaincre l’état-major de sa pertinence pour les intérêts supérieurs de la nation, cela est dû pour l’essentiel à la conjugaison de la démission des élites et à l’opportunisme des forces du reflux, qui se sont emparées de tous ces écueils pour former des bataillons en rangs antagoniques de populistes aventuristes afin de satisfaire des pulsions égoïstes de vengeance, de haine ou d’opportunisme, contre la nation et contre le peuple.
Il faudra donc une génération entière pour pouvoir accomplir le changement de paradigme que le Hirak, en tant que mouvement populaire à prétentions révolutionnaires, s’est donné comme objectif. Si le peuple est doté d’une conscience de discernement assez mature, pour lui faire comprendre que la participation aux processus électoraux conduits par le pouvoir de fait ne servent pas ses attentes, il en est en même temps insuffisamment outillé politiquement pour entrevoir les contours de la société censée être revendiquée dans le contenu de sa révolte et qui pourrait s’apparenter intuitivement à une société arrimée à la contemporanéité du monde avec toutes les valeurs de liberté, de justice sociale et de progrès que cela implique.
Place donc à l’investissement intellectuel militant pour déconstruire et dénoncer les discours des forces du reflux, en même temps d’œuvrer à combler le déficit de cet outillage, par la production et une large diffusion soutenue d’une littérature politique révolutionnaire capable de sensibiliser la masse du peuple et la préparer à assimiler la nécessité de la transition de la société de la tradition vers la modernité. Pour qu’une conscience citoyenne républicaine puisse émerger et pouvoir percevoir les contours d’un Etat républicain, civil, laïc et démocratique à mettre en pratique en temps opportun. La conscientisation politique du peuple à cette transition passe inéluctablement par sa sensibilisation à la nécessité de repenser les rapports au politique et à l’histoire sur la base d’un nouveau paradigme repensé sur des rapports renouvelés de la religion et de l’identité à la politique.
Y. B.
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