Israël : une démocratie-apartheid ou un apartheid démocratique ?
Contribution de Mourad Benachenhou – «Je ressens, depuis pas mal de temps, un malaise face aux modes de définition de la judéité qui se sont installés au cœur de la culture occidentale durant la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle. De plus en plus, j’ai comme l’impression que, sous certains aspects, Hitler est sorti vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Il a bien sûr été militairement et politiquement vaincu mais, en quelques années, son idéologie perverse s’est infiltrée et a refait surface jusqu’à émettre, de nos jours, de fortes pulsations, frappantes et menaçantes» (in Shlomo Sand : Comment j’ai cessé d’être juif, un regard israélien, Flammarion, Café Voltaire, Paris, p. 14).
Est-il permis de critiquer la politique d’un gouvernement et de demander le respect des traités internationaux et des résolutions de l’ONU sans être accusé d’être raciste, antisémite, d’inciter à la haine de l’Etat juif ? Comme si la mise en cause des actions d’un pouvoir, quel qu’il soit, revenait à dénoncer un peuple tout entier, qu’il réside en Israël ou ailleurs (in Michel Böle-Richard : Israël, le nouvel apartheid, éditions Les Liens qui libèrent, Paris 2013, p. 113).
Suivant la notice biographique qui est donnée de lui sur Wikipédia, Samy Cohen est un éminent professeur français d’université, né au Caire en 1943, membre du Centre de recherches internationales, logé dans le prestigieux Institut d’études politiques de Paris, et spécialisé dans les affaires du Moyen-Orient, et plus spécifiquement dans Israël, et qui est l’auteur de onze ouvrages dont le tout dernier est intitulé : Israël, une démocratie fragile, éditions Fayard, Paris 2021. Cet ouvrage, qui a reçu une couverture médiatique intense dans l’ex-métropole coloniale, vient à point pour redorer le blason d’un Etat dont la réputation a pris un grand coup ces derniers temps, bien qu’il bénéficie d’un dôme de protection encore plus efficace que celui qui l’aide à parer aux attaques des «terroristes palestiniens», un dôme appelé «antisémitisme», qui réduit au silence toute tentative de montrer la réalité d’une colonie de peuplement confessionnelle tirant sa justification de l’interprétation littérale de la Bible juive.
«Si la démocratie n’est pas parfaite en Israël, c’est la faute aux Palestiniens»
L’éminent professeur Cohen, analyste subtil du système politique israélien, tente de redonner vie à la fiction politique d’un Etat à la fois exclusivement destiné aux adeptes d’une seule religion, même «abrahamique», et également, et simultanément, se prétendant un «exemple de démocratie» pleinement conformes aux fameuses «valeurs occidentales».
On citera, dans cette contribution, une interview donnée par cet éminent professeur français, interview publiée sur le site internet suivant accessible à tout lecteur : https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/entretien-samy.
Cette interview, il faut le souligner par objectivité, exprime un certain nombre de critiques à l’égard d’Israël mais, il faut également insister là-dessus, défend le qualificatif «démocratique» appliqué au système politique de cette colonie de peuplement et justifie ses dérives par le fait que ce serait un pays en guerre depuis sa fondation, et que les distorsions qui le caractérisent par rapport aux démocraties «occidentales, seraient dues aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles il serait placé».
Bref, la thèse de Cohen reprend globalement les lignes de forces de la propagande sioniste : «Si la démocratie n’y est pas parfaite, c’est la faute aux Palestiniens, pas un choix délibéré des tenants du sionisme.»
Cette hypothèse court à travers chaque ligne de cette analyse, et lui enlève toute validité scientifique : on ne peut pas à la fois prétendre aborder un sujet politique avec la rigueur propre à la méthode scientifique et, en même temps, distordre la réalité des choix idéologiques du sionisme, qui a, et il ne le cache pas, comme objectif de faire disparaître de la Palestine historique toute ethnie ou tout groupe religieux qui ne soit pas de descendance et/ou de religion juive.
Des critiques rhétoriques contre Israël
Et les critiques que Cohen adresse à Israël ressortissent plus de la rhétorique que de la condamnation d’un système voué à un dessein génocidaire à fondement religieux.
Parmi les affirmations du professeur Cohen exprimées dans cette interview destinée à présenter son tout dernier ouvrage, il y en a une qui mérite d’être mise en relief, affirmation qui tente de prouver qu’Israël de Netanyahou, malgré toutes les failles de son système, se placerait, en termes de «démocratie», à une échelle de valeurs nettement supérieure à celle de la Turquie d’Erdogan. «Contrairement à ce qu’affirment parfois ses détracteurs, Israël de Netanyahou n’est pas comparable à la Turquie d’Erdogan, avec sa mainmise brutale sur les institutions du pays et l’emprisonnement de centaines d’opposants.»
Comparaison n’est pas raison, affirme le dicton populaire. Mais il ne faut pas trop pousser «le bouchon» non plus. Car la comparaison n’est ni une analyse, ni une explication, ni même une justification. Il s’agit essentiellement d’une figure de rhétorique destinée à défendre une thèse, à condition qu’on «compare les comparables».
Or, comparer le système politique turc – si imparfait soit-il, et qui pourrait être sujet à critiques fondées et documentées, comme tout autre système humain, mais accepte sans limites la pluralité de la société turque – au système sioniste en place en Israël, qui refuse toute autre présence légitime que celle des juifs, telle que définie par les autorités religieuses, n’est pas seulement de la mauvaise foi, c’est également de la mauvaise analyse politique, et à la limite un mensonge qui ne devrait pas se trouver dans les écrits ou les déclarations orales d’un chercheur éminent.
Peut-on avancer des preuves qu’Israël est une démocratie exclusiviste qui ne reconnaît la citoyenneté pleine et entière qu’aux Juifs, ce d’ailleurs elle ne se défend nullement, et l’a même officialisé récemment ?
Un témoin direct de l’apartheid en Israël
On ne va pas citer les multiples rapports, non seulement des organisations humanitaires dépendant de l’ONU, mais également de Human Right Watch qui, toutes, donnent des preuves irréfutables du fait qu’Israël est un Etat pratiquant officiellement le racisme et une politique d’apartheid visant directement le peuple palestinien, dépassant de loin les objectifs de l’apartheid sud-africain, puisque ce dernier n’a jamais eu l’intention de vider l’Afrique du Sud de la population noire, alors que l’objectif du sionisme est de «nettoyer la Palestine historique» de tout ce qui n’est pas juif.
On se contentera de citer ici un homme de presse dont la profession est de servir de témoin des évènements et faits qu’il observe sur le terrain.
La censure étouffe la liberté d’expression
Michel Böle-Richard, ancien journaliste au quotidien Le Monde, et qui a couvert le Moyen-Orient, a tiré de son expérience en Palestine occupée un livre, intitulé Israël, le nouvel apartheid, déjà cité en en-tête de cette contribution. Son livre a-t-il reçu l’écho qu’il mérite ? Cet auteur est-il systématiquement invité sur les plateaux des chaînes de télévision chaque fois qu’il est question du «conflit israélo-palestinien» ? Ou est-il maintenu dans la pénombre du silence imposé à ceux qui présentent une vision contraire à la propagande systématiquement favorable aux desseins et aux politiques d’Israël ? On devine les réponses à ces trois questions légitimes.
La citation ci-dessous est longue et date de 2013. Cependant, rien n’a changé sur le terrain et les tout récents évènements prouvent que les Palestiniens continuent à être les cibles préférées de Tsahal, et que Gaza constitue un vaste champs de tir à munitions vives pour les bombes et autres armes «intelligentes», inventées par l’entité sioniste ou livrées gratuitement à elle par tel ou tel de ses sponsors internationaux.
Voici ce que ce journaliste héroïque écrit sur la situation de la «minorité» arabe palestinienne, toutes confessions confondues, en Israël, minorité n’ayant d’autre existence que celle que lui permettent les lois israéliennes, destinées à lui rendre la vie aussi misérable que possible, et sans concession aucune aux valeurs «humanitaires» qui sont supposées caractériser les «démocraties occidentales» auxquelles Israël affirme appartenir.
«Faut-il ignorer qu’il y a toujours plus de 4 000 prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes (4 743 au 31 décembre 2012) dont 1 780 détenus sans jugement ? Faut-il passer sous silence que ce chiffre est déjà monté jusqu’à 11 000, dont plus de 800 détenus administratifs, c’est-à-dire privés de liberté pendant six mois renouvelables jusqu’à plusieurs années et cela sans inculpation, ni jugement ? Doit-on ne pas dénoncer le fait que depuis la guerre des Six Jours en 1967, plus de 700 000 Palestiniens sont passés par les prisons militaires, soit 20% de la population des territoires occupés ? Sait-on que, depuis le début de la première Intifadha en décembre 1987, près de 8 400 Palestiniens ont péri dans le conflit ainsi que plus de 1 500 Israéliens ?
Pour le seul mois de janvier 2013, 5 Palestiniens ont été tués par l’armée dans l’indifférence totale. Prenons, par exemple, la semaine du 16 au 23 janvier 2013 et le bilan qui est donné de façon hebdomadaire par l’OCHA : «Le 23 janvier, une Palestinienne a été tuée et un enfant est mort des suites de ses blessures. Tous deux avaient été touchés par des balles tirées par les forces israéliennes en Cisjordanie. Au cours de cette période, les forces israéliennes ont blessé 67 personnes en Cisjordanie et 4 autres à Gaza. En Cisjordanie encore, les colons ont saccagé 280 champs appartenant à des Palestiniens. Les autorités israéliennes ont démoli plus de 100 structures appartenant à des Palestiniens et ont déplacé environ 180 personnes. A Gaza, 3 Palestiniens sont morts dans l’effondrement d’un tunnel (sous la frontière avec le Sinaï).»
Alors, faut-il accepter ces bilans, semaine après semaine, mois après mois, année après année ? Doit-on se taire lorsque, jour après jour, les autorités israéliennes continuent, 65 ans après la guerre de 1948, à voler la terre des Palestiniens et à expulser ceux qui y vivent ? Faut-il croire Benjamin Netanyahou lorsqu’il prétend vouloir créer un Etat palestinien alors que la poursuite de la colonisation rend totalement illusoire son instauration ? Les questions sont sans fin. Il serait temps que la communauté internationale fasse un audit objectif de la situation et tire les conclusions qui s’imposent avant qu’il ne soit trop tard (op. cit. pp. 102-103). Il va de soi que ce livre, qui n’a pas pris une ride depuis qu’il a été publié, et reste d’actualité, n’a pas fait l’objet d’une grande couverture médiatique car il va à l’encontre de la vision que les thuriféraires du projet sioniste veulent donner d’un Israël «seule démocratie au Moyen-Orient et entouré d’ennemis qui veulent sa destruction.»
En conclusion
Le professeur Samy Cohen, professeur spécialiste des questions israéliennes, a tenté, dans son livre Israël, une démocratie fragile de redorer le blason d’un Etat qui, de l’avis de la communauté internationale, toutes institutions comprises, et toutes opinions confondues, n’a rien d’une démocratie à «l’occidental» d’abord parce que les racines de son idéologie sont religieuses, et ensuite parce qu’il pratique une politique délibérée d’apartheid contre la population non juive, violant le principe de base de toute démocratie, c’est-à-dire la jouissance des mêmes droits politiques, économiques et sociaux, par tous les habitants du pays, quelles que soient leur ethnie, leur religion, leurs opinions politiques.
Samy Cohen présente une image à la fois fausse et malhonnête du système politique israélien car il esquive la question centrale du sort réservé au peuple palestinien par les autorités juives, et donc manque à son devoir d’objectivité scientifique dans l’analyse de ce système ; il aurait été préférable qu’au lieu de se cacher derrière son statut de chercheur, de mettre «carrément les cartes sur table», en déclarant clairement que son livre est destiné à défendre la pratique sioniste de l’apartheid, qu’il soutient car il défend, non la vérité, mais l’idéologie sioniste.
La comparaison qu’il fait entre Netanyahou et Erdogan, et dans laquelle il donne des «bons points démocratiques» au premier, est démentie totalement par la pratique de l’apartheid sur la terre de la Palestine historique, apartheid maintenant institutionnalisé par la loi israélienne de 2018 faisant de ce territoire un «Etat juif». Le professeur Cohen s’est lancé dans un exercice académique impossible, en tentant de faire croire que la «démocratie» et «l’apartheid» peuvent faire chambre commune et même partager le même lit.
Quelles que soient les figures de rhétorique qu’il emploie pour donner un vernis d’objectivité scientifique à cet ouvrage «académique», le professeur Cohen ne fait que reprendre les thèmes habituels de la propagande sioniste.
Fait-il avancer la recherche de la vérité, comme c’est le devoir d’un homme de sciences ? Ou contribue-t-il plus à maintenir l’opinion publique dans l’illusion de l’innocence du projet sioniste ? Rend-il vraiment service au projet sioniste en cachant sa sinistre réalité ? Dans cette ère de l’information, il est de plus en plus difficile, sinon impossible, de cacher la vérité sur la vraie nature de l’entreprise sioniste en Palestine historique.
L’ouvrage du professeur Cohen ne peut ni changer ni masquer cette réalité d’un Etat dont les valeurs n’ont rien à voir avec les «valeurs occidentales» qu’il est supposé incarner. Il aurait été plus facile pour lui de «faire passer un chameau par le trou d’une aiguille» que de tenter de prouver qu’Israël est une «démocratie à la française».
M. B.
Ancien ministre de l’Economie
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