Des lieux de mémoire à la mémoire des lieux : entre exil de chez soi et déracinement de soi
Contribution de Mesloub Khider – «L’exilé est un mort sans tombeau.» Le lieu de naissance constitue le berceau de la mémoire embryonnaire personnelle, le primitif lieu de mémoire. C’est le lieu de la création du lien. L’inauguration des liens avec notre environnement familial, familier, social. Dès la naissance, la toponymie mémorielle esquisse ses premiers souvenirs sur le parcours de l’existence. Le lieu de résidence marque de son empreinte l’architecture de la mémoire. La résidence familiale de notre enfance concentre les premiers jalons des souvenirs de notre vie bâtis dans notre mémoire constamment en formation, en composition, en agrégation. Les liminaires lieux de sociabilité impriment leurs empreintes dans notre être social adossé à notre impérissable mémoire abritant nos annales personnelles.
Le lieu de notre enfance demeure toujours notre «Madeleine de Proust», tout comme l’ensemble des espaces et temps ontologiques, constitutifs de notre être inscrit dans notre histoire personnelle évolutive. Une fois adulte, la moindre évocation sensorielle (olfactive, gustative, visuelle, auditive, tactile) remue en nous d’anciennes réminiscences gravées dans notre mémoire sensitive. La vue d’un objet ou d’un paysage présentant quelque ressemblance avec de semblables réalités ayant peuplé notre enfance, la sonorité d’une musique coutumière depuis longtemps gravée dans l’organe de notre fine ouïe, l’exhalaison d’un arôme singulier autrefois humé à satiété, l’effleurement d’un épiderme synonyme d’intimité similaire jadis langoureusement frôlé, l’affleurement d’une saveur d’un mets familier, autrement dit cette opération de recognition sensitive nous replonge aussitôt dans ces lieux de mémoire de notre existence antérieure renfermant les trésors de nos souvenirs indéfectibles, ces attributs emblématiques de notre identité personnelle, familiale, culturelle, nationale. Notre identité s’inscrit dans nos lieux de mémoire.
Ces expériences intimes existentielles façonnent notre identité, forgent notre personnalité, forment notre caractère. En un mot, elles définissent notre appartenance familiale, communautaire, sociale, nationale. Déterminent notre être social. La mémoire est incorporée dans notre être, comme notre être est inséré dans le corps social. Sans mémoire point d’existence personnelle. Sans corps social point d’être socialisé, être modelé par des rapports sociaux déterminés au sein d’un mode de production dominant.
Les visages familiers côtoyés, les paysages bigarrés assidûment fréquentés, les lumières du jour abondamment absorbées, les éclectiques artères journellement sillonnées, les multiples couleurs du ciel filmées par notre caméra rétinienne, les diverses saisons longuement contemplées et inhalées, ces multiples souvenirs des premiers temps de notre vie s’imprègnent dans notre mémoire. Toutes ces réminiscences s’impriment dans notre conscience mémorielle, précieusement conservées dans nos archives intimes.
La vie renferme une mémoire heureuse et une mémoire blessée. Naturellement, par inclination euphorique, nous conservons intactes nos phases de bonheur dans notre mémoire. Nous bâtissons à leur intention un mémorial de souvenance que nous honorons avec fidélité par leur évocation cathartique. Tandis que, par instinct de survie et mécanisme de défense propre à l’humain, cristallisé par le refoulement et la résilience, nous nous efforçons de creuser pour nos douloureuses et dramatiques épreuves des sépultures pour les ensevelir dans le cimetière des afflictions personnelles traumatiques.
La mémoire fusionne avec nous, comme nous, nous sommes soudés à nos géniteurs, à la «mère patrie» (terre natale), par un lien indéfectible, une filiation inaltérable. Un cordon ombilical mémoriel indestructible nous unit à ces démiurges de notre existence, maîtres-d’œuvre de notre identité personnelle. Notre mémoire renferme tous nos souvenirs partagés publiquement avec nos proches, secrètement savourés avec soi-même, comme la «nation» recèle un patrimoine collectif commun partagé par l’ensemble des femmes et hommes du même pays.
«Nous ne pouvons exister en dehors des lieux», ont écrit Deleuze et Guattari. De même, on ne construit pas notre identité sans mémoire. La mémoire, ce recueil de souvenirs, renferme l’empreinte de notre passé, sans lequel il n’y aura pas de construction de notre présent, à plus forte raison d’élaboration consciencieuse de notre futur.
La mémoire est le réceptacle de nos connaissances, la matrice de nos identités en perpétuelle construction. Elle est la garante de notre personnalité qui se bâtit sur des lieux familiers précis, inscrits dans un territoire national identifiable. Sans mémoire, point d’identité. Sans identité, point de personnalité. Sans personnalité, point d’existence sociale, de sociabilité.
«Un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit», a écrit l’historien Pierre Nora. En d’autres termes, le lieu de mémoire est un espace palpable et impalpable. Mental et physique. Un exemple : nos premières années d’école passées dans un établissement scolaire. Les lieux de mémoire sont constitués à la fois par ce périmètre concret formé des bâtiments, donc de lieux palpables. Mais également par les souvenirs formés des échanges noués avec nos pairs, des connaissances dispensées par nos professeurs, donc de «lieux» impalpables.
Nos identités, tant personnelle que collective, sont façonnées par la mémoire, alimentée par notre vécu, nos expériences, nos connaissances, nos rencontres. Les lieux de notre vécu sont emplis de mémoires personnelles et collectives. La mémoire est la matrice de notre identité, le substrat de notre vie en collectivité, fondé sur des coutumes, une langue et une culture communes, partagées avec nos proches et compatriotes.
Pour la personne exilée, un lieu de mémoire est un lieu réduit à une existence mémorielle. Par conséquent, l’expatrié s’identifie non pas à ce lieu, mais bien à la mémoire de ce lieu. Il porte en lui non pas matériellement les lieux de son vécu, mais la mémoire de ses lieux imprimés dans sa boîte crânienne. Sans ces lieux, espaces de nos vécus, pas de mémoire. De ces espaces de vie, lieux de notre existence, une fois exilé, nous emportons que les souvenirs. Ces lieux ne survivent que dans notre mémoire.
Fondamentalement, l’exil (peu importe les mobiles du déplacement : travail, regroupement familial, exode massif, refuge pour fuir la guerre) est le moment opportunément propice à l’incursion récurrente de la mémoire. Partir, c’est mourir un peu. C’est mourir à ce qu’on aime. On laisse un peu de soi-même. L’exil est synonyme de dépaysement, déracinement. La souffrance liée au déracinement est fréquente. Perte de repères, érosion du sentiment d’appartenance, désorientation identitaire, fragilisation de l’ego, sentiment de solitude. Les pathologies liées à l’exil sont multiples (mélancolie ou sinistrose). On ne renaît pas de son déracinement de soi, indemne de fêlures psychiques, comme l’arbre ne repousse pas de la même manière une fois arrachées quelques-unes de ses fondamentales racines.
Une chose est sûre : aux yeux de l’exilé, dans cette nouvelle aire géographique manque cruellement un air de famille. Car, pour l’expatrié, c’est la découverte d’une «réalité urbanistique» radicalement distincte, pourvue d’une intensité existentielle différente, induisant une nouvelle condition de vie inédite. Cette expérience d’expatriation, l’exilé la vit longtemps avec une part de passivité et de fatalité, avec un sentiment de désorientation géographique et de déphasage culturel.
Aussi, dans l’exil, la mémoire constitue-t-elle l’ultime refuge de l’expatrié, le giron familier où vient se blottir le Moi désuni de ses racines, désamarré de sa terre natale.
La mémoire (personnelle) œuvre à la préservation et la valorisation de «vécus» issus des lieux familiers où se sont inscrits des évènements existentiels primordiaux. La mémoire, cette matrice d’expériences familières, foyer d’émotions sécurisantes procurées par souvenance, constitue l’ultime refuge pour l’expatrié confronté à l’adversité de l’exil, en proie à un monde étranger occidental dominé par l’appauvrissement de relations sociale, l’absence de convivialité et d’authenticité dans les rapports humains profondément parasités par la vénalité. Pour l’expatrié, cette adversité est source de mutisme social (il n’exerce pas son droit d’expression), d’exclusion politique (il ne participe pas à la vie de la Cité, enfermé qu’il est dans sa cité-dortoir), de difficultés d’adaptation et d’intégration.
Pire : source de nostalgie, ce mal du pays à l’origine des états dépressifs associés à des perturbations physiologiques. Car la nostalgie contribue à l’amplification du discrédit frappant le lieu d’exil au regard du lieu d’origine paré de toutes les vertus, de ce passé idéalisé laissé derrière soi. Ce sentiment de perte d’une communauté d’appartenance contribue à l’aggravation du sentiment de solitude de l’exilé, à l’accentuation de son désarroi existentiel, de son clivage identitaire.
Mais également à la naissance d’un mode de vie schizophrénique. Comme l’a écrit Merleau-Ponty : «Le schizophrène ne vit plus dans le monde commun, mais dans un monde privé» (communautaire, familial, réduit à sa plus simple expression de cellule familiale carcérale, dirions-nous aujourd’hui, NDA). De là l’interrogation schizophrénique : tout est étonnant, absurde ou irréel, parce que le mouvement de l’existence vers les choses n’a plus son énergie (son ressourcement familier et national, NDA).
L’exil est la personnification de l’aliénation. On est dépossédé de tout. De son appartenance nationale, devenue lointaine ; de son identité culturelle, devenue étrange aux yeux du pays d’accueil aux mœurs différentes ; de ses proches, présents uniquement dans notre album intérieur mémoriel ; de sa force de travail, aliénée à vil prix pour des tâches ingrates et pénibles délaissées par les autochtones (Blancs). Le nouveau pays d’accueil de l’exilé ressemble à un cimetière habité par des spectres. Les nouveaux anonymes êtres et objets coudoyés sont, aux yeux de l’expatrié, dépouillés de vie. Tels des fantômes, pour l’immigré ces êtres «étranges» sont dénués d’humanité, d’existence communicationnelle, de reconnaissance familière. Certes, il partage avec ces nouveaux piétons la même promiscuité urbaine, mais aucunement la même proximité relationnelle et culturelle. L’exilé se sent culturellement piétiné dans ces espaces piétonniers. Aucune convergence culturelle ni connivence fraternelle ne s’instaure entre le convive exilé (taxé de pique-assiette) et ses hôtes, dépourvus d’esprit d’hospitalité et du respect de l’altérité.
Qui plus est, dans les pérégrinations solitaires opérées dans des centres urbains anonymes, aux regards de l’exilé, tous les souvenirs ne rencontrent plus de lieux pour se réanimer au contact de ces êtres et objets familiers, au contact de la famille, des proches intimes chers. C’est le vide sidéral. La vie carcérale. Les objets et paysages côtoyés ne reflètent aucune lumière de vie, ne suscitent aucune émotion de ravissement.
L’asphalte sillonné par les cercueils ambulants (ces engins en acier nommés voitures), les sinistres trottoirs arpentés par des foules anonymes pressées et stressées, les magasins racoleurs envahis par les acheteurs compulsifs, les édifices bétonnés ceinturant l’agglomération tumultueuse, tout cet ensemble architectural citadin suinte de tous ses pores urbanistiques la monotonie, la mélancolie, la neurasthénie, la frénésie, aux yeux de l’exilé meurtri par l’isolement géographique et social.
Comme le dit un proverbe russe : «En pays d’exil, même le printemps manque de charme.» Au vrai, ce pays d’exil s’apparente à une prison dorée. A une dépossession de soi. Certes, «ce pays de Cocagne» offre toutes les commodités matérielles et l’assurance sociale, mais dans un climat existentiel consumé par l’incommodité relationnelle et les pathologies psychiques. Ce pays de rêve comble l’exilé de bienfaits sociaux, mais au sein d’une société cauchemardesque, dénuée de rapports authentiquement humains, de fraternité empathique et philanthropique. Même l’argent, gagné par l’aliénation de soi, a le goût funèbre du cadavre, tant il ne renferme aucune vie spirituelle. Cet «avoir numéraire» ne comble jamais l’être de l’exilé, rongé par la précarité sociale et l’insécurité économique. L’argent brûle les doigts comme il immole la vie dévorée par les flammes de la cupidité consumériste, cette religion des temps modernes.
Tel un spectre, l’exilé traîne sa sinistre existence dans ce nouveau pays, dépouillé pour lui de mémoire vivifiante. Etranger dans ce pays, il devient aussi étranger à lui-même. Rien ne le raccroche à sa nouvelle vie privée d’enracinement authentique, d’ancrage culturel originel, de ressourcement indigène. Pour notre exilé, tous ces nouveaux lieux sont délestés de mémoire. L’exilé manque d’oxygène culturel et familial. Il suffoque de vacuités existentielles identitaires et culturelles. Nulle part, il se sent chez lui. Tout lui rappelle son «étrangéité», son étrangeté : surtout les yeux intolérants de ces autochtones blancs, imbus de leur supériorité, bouffis d’arrogance, pétris de préjugés racistes, toujours armés de regards prêts à fusiller le «migrant» de chevrotines de haine, de projectiles de xénophobie.
Fréquemment, la nostalgie saisit l’expatrié à la gorge. L’étrangle de chagrins, de remords. L’étouffe de tristesse, de détresse, d’angoisse. L’assaille du furieux souhait de fuir sa misérable condition de métèque. Mais où aller ? Partout l’exil est un supplice psychologique. Aussi l’exilé devient-il l’ombre de lui-même. La proie des morbidités psychiatriques. Pour échapper à sa détresse, dans une fuite en avant existentielle, se met-il à courir après ses souvenirs engloutis par l’exil.
Rien ne comble sa boulimique nostalgie qui nourrit son étique existence torturée de tourments. Dès l’aube, il se sent agressé par le ciel bas et lourd, encombré d’une grisaille mélancolique capable de faire descendre la température du moral en-deçà du degré zéro de l’humeur dépressive ambiante. Cahoté par ces étranges badauds accablés de tristesse et animés d’agressivité discriminatoire, croisés sur la route ; brutalisé par l’atmosphère délétère et aliénante de son monde de travail, lieu par essence dépourvu de toute humanité ; secoué par le crépuscule du jour pointant son nez dès l’après-midi ; violenté par l’isolement social oppressant de son quartier déserté par la vie, l’exilé souffre le martyre infligé ordinairement aux damnés de la terre, les bannis de la communauté.
Triste sort de l’immigré. Parti pour côtoyer la fortune, notre exilé se retrouve rudoyé par l’infortune de l’existence. Parti pour cultiver la richesse, il finit par fertiliser sa pauvreté existentielle. Parti pour fuir les diablotins de son pays, il achève sa vie avec ses démons intérieurs.
Aussi, faute de pouvoir remuer sa personnalité pour changer d’existence, préfère-t-il ruminer ses souvenirs pour renouer avec sa mémoire familiale, résidentielle, régionale, nationale. Sa mémoire devient son second lieu de refuge.
Ironie de l’histoire, de nouveau il émigre par ses souvenirs lancinants et obsédants vers ses lieux (liens) de mémoire. Vers sa terre natale. Sa famille. Sa «mère patrie» (sa terre natale). Aussi, par une forme de thérapie, s’exile-t-il en lui-même, dans ses vestiges mnémoniques, en quête de médication mémorielle. Sa mémoire lui sert d’exutoire pour apaiser et soulager sa souffrance d’exilé, anesthésier sa détresse nostalgique.
Il a fui son pays pour échapper aux tourments de l’existence, il finit par se réfugier «mémorialement» dans son pays pour échapper à sa vie d’exilé tourmenté. Désintégré par son exil, il ne trouve pas le courage de réintégrer sa mère-patrie. Devenu étranger à son pays, exilé dans un pays étranger, il finit par devenir étrange avec lui-même, étranger à lui-même, enlisé entre exil de chez soi et déracinement de soi.
Ainsi, il a abandonné, par espoir d’une vie meilleure, les lieux de mémoire de son pays pour s’exiler, finit-il en exil à résider nostalgiquement dans la mémoire des lieux de la vie de sa terre natale, sa vraie patrie qui a façonné son être, formé sa personnalité, structuré sa culture.
«Lafraq i serkav leghvan (La séparation édifie des tourments)
Lahlak-is yaghlav tawla (Son affliction surpasse la fièvre)
Win yattaf yarwa lahzan (La personne affligée est gavée de tristesse)
Yachtaq lafrah menwala (Aspirant savourer n’importe quelle joie).»
Couplet de la chanson Erwah erwah de Cheikh El-Hasnaoui.
M. K.
Comment (12)