Contribution de l’anthropologue Farid Belkadi – Histoire de la sorcière de Blida
Contribution d’Ali-Farid Belkadi – Sous l’étiquette «Muséum de Paris-HA-247, Sorcière de Blida. Donnée par le Dr Caffe (1854), Algérie» est dissimulée la tête d’une jolie petite fille algérienne âgée de 7 à 8 ans. Cette dissimulation méprisable d’une information à caractère scientifique m’a été fournie, ce 23 juin, par un spécialiste du Muséum de Paris. Voici sa lettre.
«Cher M. Belkadi,
Nous avons un crâne de fillette, curieusement étiqueté «sorcière de Blida», mais je ne sais pas si ça correspond à la lettre que vous mentionnez. Si vous avez des documents permettant de mieux identifier certains individus, vous pouvez me les communiquer. Bien à vous.»
Aucun renseignement ni aucune archive sur cette enfant n’existe, si ce n’est le nom du donateur, le Dr Caffe, qui a contribué aux collections en 1854. Aucune identité de la fillette, sa filiation, la région en Algérie dont elle est originaire ont disparu et ne sont accessibles dans la base de données du Muséum. Le crime parfait.
Ils décapitaient aussi les fillettes
Au cours du mois de décembre 1845, la tête d’une autre enfant a été envoyée au Muséum de Paris, dans une barrique qui servait ordinairement à transporter du vin. On casa cette tête entre un fœtus de 6 à 7 mois et des portions de peaux qui trempaient dans du formol, prélevées sur plusieurs femmes algériennes. L’expéditionnaire de cette tête d’enfant rajouta à la fin de sa lettre : «Je conserve encore dans l’alcool plusieurs têtes d’hommes et de femmes.»
Deux enfants qui commençaient à peine à vivre
A notre époque, ces petites filles jouent à la poupée et vont à l’école, la tête ornée d’une paire d’oreilles de lapin, en grignotant des biscuits qu’elles tiennent délicatement dans la main.
Nous n’avons aucun renseignement ni aucune archive sur ces deux enfants. On ne pourra jamais les identifier. Toutes les informations concernant ces deux fillettes destinées à la postérité ont été soigneusement gommées.
Cela signifie que ces deux crânes d’enfants n’appartenaient plus à aucun espace, à aucun temps, réduits à l’état d’objets sans importance. De simples petites créatures privées de leur ancestrale identité algérienne. Les Egyptiens pensaient que les morts ne pouvaient accéder à l’éternité que si leurs dépouilles étaient intégralement conservées. Dans ce cas précis, au moment de la mort qui est considérée par la plupart des traditions et des mythologies comme une sortie, le franchissement d’un portail donnant accès ailleurs, ces «non-identifiés» ne s’en iront pas.
Des génocides
Ces deux petites filles ont peut-être été décapitées à l’issue de quelque sanglante bataille ou lors d’un massacre, un génocide comme il y en eut tant, de 1830 à 1962. Laghouat, le 4 décembre 1852 ; Touggourt, le 5 décembre 1854 ; auparavant, Béjaïa en 1833 ; Annaba en 1832 ; Zaâtcha, du 16 juillet au 26 novembre 1849. La bataille de la crête d’Icheriden, le 24 juin 1857, à laquelle participèrent Lalla Fatma N’soumeur et les Tolba-Debbouze qui s’attachaient les uns aux autres pour ne pas fuir le champ de bataille. Ou peut-être cette tête de fillette a-t-elle été recueillie, beaucoup plus simplement, lors d’un quelconque enfumage de grotte, une technique utilisée à plusieurs reprises par le corps expéditionnaire français durant les années 1844 et 1845.
Georges Cuvier
Les convictions scientifiques racistes au milieu du XIXe siècle assignaient aux êtres humains des catégories ethniques et culturelles spécifiques. Selon les idéologues occidentaux de l’époque, le modèle blanc européen surpassait qualitativement les êtres humains des autres continents : «Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité», écrivait Cuvier dans un rapport adressé à l’Académie de médecine.
Au MNHN, on amassait impunément, au cours du XIXe siècle, les restes de cadavres et de dépouilles algériennes, profanées par la science.
C’est le même Georges Cuvier, anatomiste et professeur-administrateur du Muséum de Paris, qui dépeça Saartjie Baartman, surnommée «La Vénus Hottentote».
Concernant les ossements originaires d’Algérie, il demandera personnellement à J. Polignac d’encourager les officiers de l’armée d’Afrique à «s’intéresser aux productions naturelles du pays» et de «procurer au Jardin du roi les animaux vivants qui lui font défaut».
Cette demande insistante, appuyée par le ministre de l’Intérieur, est adressée à Polignac le 23 juillet 1830. Celui-ci finira par donner son aval.
La chasse aux têtes algériennes
C’est ainsi que la chasse aux têtes algériennes débuta de l’autre côté de la Méditerranée. Cuvier donnant le coup d’envoi à la collecte de vestiges humains pour le Muséum.
Sur son lit de mort, il désignera Pierre Flourens comme successeur au poste de secrétaire général perpétuel de l’Académie des sciences. Flourens est connu en particulier pour sa collection de restes humains originaires d’Algérie dont il s’enorgueillissait dans ses lettres destinées à ses collègues.
Georges Cuvier dira, en parlant des Africains de race noire : «[C’est] la plus dégradée des races humaines, dont les formes s’approchent le plus de la brute et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un gouvernement régulier» (George Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles, vol. 1, Deterville, Paris, 1812, p. 105).
A propos de Saartjie Baartman, qu’il disséquera lui-même, Cuvier écrit : «Notre Bochimane a le museau plus saillant encore que le nègre, la face plus élargie que le calmouque, et les os du nez plus plats que l’un et l’autre. A ce dernier égard, surtout, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne» (Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, volume 3, Belin, Paris, 1817, p. 273).
Décédé à Paris le 13 mai 1832, Cuvier sera très chrétiennement inhumé à la division 8 du cimetière du Père-Lachaise. De même que les collectionneurs Vital, Broca, Cailliot, Faidherbe, Guyon, Caffe, Fuzier, Mondot, Flourens, Hagenmüller, Roux, Weisgerber. Tous ont eu droit à des funérailles chrétiennes au cours desquelles, comble de l’hypocrisie, le prêtre a fait des signes de croix et récité des passages du livre évangélique, en évoquant des idées de longévité éternelle et d’immortalité.
Dans quel monde vivons-nous ?
Une grande confusion règne dans les stocks du MNHN de Paris, où on n’en a que faire du salut éternel, des forces négatives et régressives, de l’esprit saint, de la nuit sœur du sommeil, du paradis et des enfers. Là-bas, on croit inflexiblement en la Raison et aux Lumières séculières, laïques, tapies loin des valeurs chrétiennes.
Les Lumières
Ce terme «Lumières» désigne un mouvement culturel et philosophique né en Ecosse qui finira par se répandre à l’Europe et s’élargir à la France, au cours du XVIIIe siècle. Celle-ci finira par monopoliser ce concept philosophique.
Les membres de ce mouvement qui ont procédé au renouvellement du savoir en Occident, épuré à toute référence au monde religieux, s’opposaient en premier lieu à l’église chrétienne, porteuse d’obscurantisme et de superstition. La laïcité fera le reste.
On aura compris que la foi et la croyance n’ont pas droit de cité dans la doctrine de ce mouvement. Cela réaffirme rétrospectivement l’absence de toute perception ou sentiment religieux dans le traitement des ossements humains conservés dans les musées anthropologiques occidentaux. Dont le MNHN de Paris.
Une forme de dandysme scientifique règne toujours au MNHN, qui reste, plus de cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, le lieu allégorique de tenaces représailles coloniales.
Quand donc pardonneront-ils aux Algériens d’avoir voulu vivre libres ?
On met en balance les valeurs de la science et celles de la morale. A l’occasion, on n’hésite pas à introduire la laïcité française dans le débat lié à la conservation des restes humains, parmi lesquels ceux des résistants algériens. C’est ainsi que certains disent : «Vous savez qu’en France on a une sensibilité particulière, parce que c’est la laïcité, parce que c’est la République, vis-à-vis des croyances religieuses, avec lesquelles on n’est pas toujours à l’aise.»
Le peintre Horace Vernet
Des fresques taboues du peintre Horace Vernet sont secrètement conservées dans les réserves du Musée de Versailles. Ces œuvres d’Horace Vernet n’ont jamais été exposées dans les salles publiques afin de ne pas scandaliser la sensibilité raffinée des foules cultivées.
Horace Vernet a peint plus particulièrement une gigantesque toile, tout en longueur, qui représente une nécropole algérienne.
Le roi de France avait chargé Horace Vernet de peindre un grand tableau représentant la prise de la smala d’Abdelkader (archives de Vincennes, 1 H 91. Dossier 1. Province d’Alger, juillet-août 1843).
Une reconnaissance est ordonnée pour «faire connaître et apprécier les terres d’Afrique à notre célèbre peintre Horace Vernet», le peintre part pour Alger.
Le peintre escortera Bugeaud, durant tout le temps de sa campagne dans l’Ouarsenis, du 23 au 25 septembre 1843.
Quelque temps plus tard, Horace Vernet refusera au roi Louis-Philippe, au risque de se brouiller avec lui, de faire mentir l’histoire, en brossant Louis XIV montant à l’assaut de Valenciennes. Jamais Louis XIV ne se lança à l’assaut de Valenciennes.
Attila, version siècle des Lumières
Sur cette grande fresque d’Horace Vernet, on voit des tombes béantes, les marbres et l’albâtre fracassés, profanées par les soldats du corps expéditionnaire français. Des cadavres algériens sont exhumés, des bras et des jambes sont brandis au bout des baïonnettes.
Il m’a été permis d’avoir accès à cette fresque et de l’étudier dans le cadre de certains travaux grâce à la sollicitude d’un responsable du Musée de Versailles.
«Ce ne sont pas des choses à montrer au public, me dit-il, les gens ne supporteraient pas, c’est de la barbarie à l’état pur.»
Depuis des décennies, aucun conservateur du Musée de Versailles n’a pris la résolution de montrer au public ces œuvres d’art du grand Horace Vernet. Ces fresques, qui sont depuis toujours en état perpétuel de restauration, n’ont jamais quitté les réserves du Musée de Versailles.
Cette représentation fanatique de monceaux de ruines et ces cadavres mutilés par des soldats français, expriment parfaitement ce que fut la présence française civilisatrice en Algérie.
A.-F. B.
PS : Un article de l’historienne américaine Jennifer Sessions explore les origines d’une tête «arabe» algérienne anonyme donnée au Muséum d’histoire naturelle en 1845 par le peintre Horace Vernet. Cet article «retrace les liens profonds de Vernet avec la conquête militaire française en Afrique du Nord, son intérêt pour les premières sciences raciales et son investissement artistique et personnel dans la collection d’objets algériens. Il nous propose de considérer Vernet non seulement comme un propagandiste de l’Algérie française, mais aussi comme un collectionneur colonial dont la pratique a brouillé la distinction entre modèles artistiques, souvenirs touristiques, artefacts scientifiques et trophées militaires.»
Voici donc un scoop. Le crâne de fillette, étonnamment étiqueté «Sorcière de Blida», donné au MNHN de Paris en 1854 par le Dr Caffe (1854), sera rapatrié à Alger lors d’une prochaine fête nationale. Concernant la tête de la jolie petite fille âgée de 7 à 8 ans, envoyée au Muséum de Paris, le 10 décembre 1845, Dieu seul sait quel type d’étiquette de camouflage lui a été collé.
Comment (18)