Il était une fois le fleuve Moulouya…
Contribution d’Ali-Farid Belkadi – «Il faut bien qu’un pays finisse quelque part et que là en commence un autre.» A l’instar d’autres parties dans le monde, le Maghreb tient son nom du coucher de l’astre solaire. Ce substansif géographique d’origine phénicienne, l’Ereb, désigne «le couchant», «l’occident», «l’ouest», l’Amenti des anciens égyptiens. Probablement en rapport à l’ancienne cité antique de Tamentit, située à une dizaine de kilomètres d’Adrar dont on peut suivre les traces depuis le néolithique.
Les anciens Grecs désignaient le «levant», «l’aurore» par le mot Anatolé, qu’ils appliquèrent aux territoires situés à l’est, vers l’Asie mineure. Ce terme est resté dans la langue turque sous la forme Anadolu, c’est-à-dire l’Anatolie, la partie asiatique de la Turquie. Dans les temps lointains, c’est le substansif Libye qui désignait l’ensemble des pays du Maghreb. Les anciens Egyptiens disaient «Rebu».
Au VIIIe siècle de l’Hégire, les conquérants musulmans du Maghreb distribuèrent les Etats berbères dont ils étaient les nouveaux maîtres, en se conformant aux limites littorales traditionnelles définies par la topographie. C’est ainsi que la partie centrale de l’Afrique du Nord, l’Algérie, devint : Al-Maghreb el-Awsat (l’occident central), qui débutait au méridien de Bougie jusqu’au fleuve Moulouya, qui marquait à l’ouest la frontière avec le Maghreb el-Aqsa (l’occident extrême), c’est-à-dire le Maroc.
Pour l’historien Ibn Khaldoun, le Maghreb central représentait toute la partie de l’Algérie qui s’étend entre la Moulouya à l’ouest, la Kabylie plurielle et l’Aurès à l’est : autrement dit, les hauts plateaux d’Alger et d’Oran et la vallée du Cheliff. Ces territoires formaient le cœur du pays des Zenata. (Histoire des Berbères, W. M-G de Slane, tome III, page 180.)
Dans un autre volume de son œuvre, Ibn Khaldoun donne les mêmes limites au Maghreb el-Aksa, (le Maroc). Il écrit : «Le Maghreb el-Aksa est borné à l’est par la Moulouïa ; il s’étend jusqu’à Asfi, port de la mer Environnante (l’Océan).» Au-delà de cette limite vient le Maghreb central (Histoire des Berbères. Traduction de Slane. Tome I, p. 194 et suiv.)
Maghreb Al-Aqsa «occident extrême», Maghreb Al-Awsat «occident médian»
Au moment de la conquête de l’Algérie, les Français et les Marocains avaient conscience des territoires classiques appartenant à l’Algérie. Aucun territoire n’empiétant sur les possessions de l’autre, de manière convenue. Le fleuve Moulouya formant les frontières traditionnelles entre les deux pays, depuis la haute antiquité.
Plus tard, on vit les Marocains réclamer la ville de Tlemcen et sa région. L’Emir Abdelkader lors de sa prestation de serment à ses débuts, s’étant déclaré par calculs politiques, Khalifa du sultan du Maroc, se mettant ainsi sous la coupe et la protection des marocains afin de les impliquer dans les hostilités entre les Algériens et les Français.
Les conquérants musulmans avaient fixé dès le VIIIe siècle les bornes du pays de Barka, la Cyrénaïque, à l’exclusion de la Marmarique. A l’Ifriqiya, qui comprenait la Tunisie proprement dite, fut ajoutée la Tripolitaine à l’est ainsi que la région de Constantine, jusqu’au méridien de Bougie, à l’ouest. Le nom d’Al-Maghreb el-Aqsa (l’occident extrême) fut octroyé à tout le reste de l’Afrique du Nord, c’est-à-dire le Maroc, jusqu’à l’Océan atlantique à l’ouest et à l’Oued-Draa au sud.
Le terme Sahara échût ainsi à toute la région désertique
La notion de pays préexistait ainsi à travers cette dénomination de Maghreb Al-Awsat bien des siècles avant l’apparition des Turcs dans la baie d’Alger.
La radicale arabe gharb
Le radical arabe gharb, tiré du phénicien Ereb, renferme aussi bien les termes qui signifient : l’«ouest», l’«occident», comme nous l’avons vu, que la notion d’«émigrer», «aller vers l’ouest» ou encore «venir de l’ouest».
Différentes sections de la racine arabe gharb renvoient au terme «étranger(e)». Ainsi, le Maghreb Al-Aqsa est l’Occident le plus éloigné, alors que le Gharb est «l’Ouest de tout lieu où l’on se trouve».
Moulouya et Mellieha «marais salins»
Dans le nord-ouest de Malte, Mellieha est le nom d’un bourg perché sur une colline qui domine la plus vaste plage de sable de l’île. Le site fut occupé dès la période néolithique. La conquête arabe de 870 a brouillé quelque peu le patrimoine linguistique de l’île. Les habitants de Malte qui sont les descendants, dit-on, d’autres sémites, les Phéniciens, s’expriment dans un dialecte proche de l’idiome arabe maghrébin. Mellieha doit son nom au sel «melh» en arabe et en maltais. Les Maltais vivaient du produit des marais salins situés dans cette région de l’île.
Mellieha et Mulucha sont un même mot, d’origine sémitique, et qui semble avoir été attribué par les Phéniciens à ce fleuve des confins algéro-marocains et au bourg du nord de Malte. On sait que les Phéniciens, assimilés aux Maures, furent à Lixus, actuel oued Loukous, vers -1000.
Mulucha
Les textes de la haute antiquité qui nous sont parvenus citent un grand cours d’eau, le Mulucha, comme formant la frontière naturelle entre les deux Maurétanie, tingitane et césarienne. Il s’agit du fleuve Moulouya et les deux Maurétanie. Elle a ensuite marqué la séparation entre les deux provinces romaines, la Maurétanie tingitane et la Maurétanie césarienne qui formaient le Maroc et l’Algérie dans leurs limites anciennes, fixées par la tradition antique de part et d’autre du fleuve.
Pour l’historien Salluste, le fleuve Mulucha séparait le royaume de Bocchus de celui de Jugurtha. Pomponius Méla et Pline l’ancien confirment les indications de Salluste. On peut retrouver ce terme Moulouya dans sa forme première Melleiha dans Jugurtha, XCVII «flmnen Mulucha-quod Jugurlhse Bocchique regnum disjungebat». 3 1. 5. «Mulucha amnis, nunc gentium, olim regnorum quoque terminus Bocchi Jugurthœque» 4 V. 1 (II), 19. «Amnis Muluchae, Bocchi Masstesylorumque finis.»
Le géographe Strabon témoigne également de la forme Melleiha. Il écrit : «Molochath, pour désigner le fleuve qui servait de limite naturelle entre les Maurusii et les Massaesylii. Beaucoup plus tard, à l’époque turque, ce fleuve Moulouïa ou Moulouya séparait le Maroc de la Régence d’Alger. Les limites territoriales propres au Maghreb le plus éloigné, le Maroc et le Maghreb central, l’Algérie, ont ainsi été reconnus à travers toutes les époques depuis la haute antiquité.»
Malva
La Moulouya était connue sous la domination romaine sous le nom de Malva : «Flumen Malva dirimit Mauretanias duas», dit l’auteur de L’Itinéraire d’Antonin (publié en 1845 par le marquis A.-J.-F. Fortia d’Urban et en 1848 par M.-E. Pinder & G. Parthey).
Au moyen-âge, sous les dynasties berbères, la distinction des royaumes de Fez et de Tlemcen se fondait sur la même limite. Léon l’Africain disait au XVIe siècle : «Le royaume de Télemcin (Tlemcen) de la partie du Ponant se termine au fleuve Za et à celui de Malvia.» (Léon l’Africain, De l’Afrique, contenant la description de ce pays et la navigation des anciens capitaines portugais aux Indes orientales et occidentales. Traduction de Jean Temporal. impr. de L. Cordier & impr. de Ducessois. Paris, 1830.)
Une grande partie des territoires historiques algériens ont ainsi été perdus lors des négociations précipitées entre les Français, nouveaux maîtres d’Alger et le royaume du Maroc. Le célèbre historien A. Berbrugger écrit : «II n’est pas un auteur de quelque poids en géographie africaine qui ne reproduise cette délimitation (entre l’Algérie et le Maroc).» (Rev. Afric, 4e vol., p. 414.)
Le traité franco-marocain et les frontières algériennes
A l’issue de la bataille d’Isly, remportée le 14 août 1844 par le maréchal Bugeaud sur le sultan du Maroc Moulay Abd Al-Rahman qui soutenait sans conviction l’Emir Abdelkader, des pourparlers eurent lieu pour fixer la frontière algéro-marocaine. Sur la base des limites de l’ancien royaume de Tlemcen.
La partie française abandonna la frontière traditionnelle de la Moulouya pour un tracé qui coupait en deux les tribus de l’Ouest algérien. D’où le terme ethnique qui sera adopté par la suite pour désigner au sein d’une même tribu, «ceux de l’ouest gheraba et ceux de l’est cheraga. Dans le sud, les Français cédèrent au Maroc Ich et Figuig, c’est-à-dire une partie de la route des caravanes menant au Touat par l’oued Guir. Ich, ou encore Yich est une localité située à l’extrême sud-est du Maroc. Le Figuig ; Fidjidj et Fikik en arabe, est prononcé Ifiyey en berbère. Cette localité, qui faisait traditionnellement partie du territoire algérien, est fixée à la limite des hauts plateaux algériens et le nord du Sahara.
A propos de l’octroi surprenant de ces localités au Maroc, lors de la délimitation des frontières entre ce pays et l’Algérie qui était en instance de colonisation par les Français, le voyageur allemand Gerhard Rohlfs écrivait : «On ne sait pas de quoi il y a lieu de s’étonner le plus, ou de la naïve ignorance du diplomate français ou de l’impudente connaissance de la question du diplomate marocain Si Ahmed Ben-Ali.» (La Gazette de Cologne, du 6 juillet 1892.)
Les Français qui étaient pressés d’en finir avec les Marocains abandonneront la vallée de la Moulouya au Maroc. Il était plus urgent pour les Français de consacrer leurs efforts vers l’Algérie, le Maroc ayant signé un traité qui interdisait aux résistants algériens de se réfugier sur ses terres.
Gerhard Rohlfs, auquel étaient reconnues des compétences de géographe, rajoute dans son ouvrage Reise durch Marokko (1864) : «La France a commis une faute impardonnable en laissant à son voisin de l’ouest la vallée de la Moulouya et, plus au midi, ces oasis qui sont des foyers de troubles et de complots toujours dénoncés et presque toujours impunis.»
Les oasis dont parle Gerhard Rohlfs renferment des ksour historiques liés à l’histoire médiévale de l’Algérie.
Les Béni-Snassen scindés en deux
Le traité abusif franco-marocain de 1845 a scindé en deux les tribus berbères appartenant à deux grandes familles : les Trara et les Béni-Snassen. Les Trara se composaient à l’origine de plusieurs fractions qui occupaient presque tout le territoire de l’ancienne annexe de Nemours : les Béni-Snassen. Le pays au sud des Monts du Trara jusqu’à l’oued Za, dont la plaine des Angad fait partie, est peuplé par les tribus désignées sous le nom générique d’Angad. Ce sont :
1- en territoire algérien, les Oulad Riah, les Doui-Yahia, les Djouidat, les Mâazis, etc.
2- dans l’amalat d’Oujda, les Zekkara, les Oulad Ahmed Ben-Brahim, les Mezaouir, les Béni Bou-Zeggou, etc.
Toutes ces populations, unies par des liens de parenté héréditaires, se retrouvèrent ainsi démantelées et scindées en deux du jour au lendemain par une limite frontalière imaginaire, favorable aux Marocains, sans jamais restreindre ni détruire les contacts et les liens familiaux.
Le cas des Oulad Sidi-Cheikh
D’après l’article 4 du traité franco-marocain de délimitation des frontières : les Hamyan-Djemba et les Oulad Sidi-Cheikh Gharaba dépendent du Maroc ; les Oulad Sidi-Cheikh Cheraga et tous les autres Hamyan dépendent de l’Algérie. Néanmoins, les Hamyan-Djemba et les Oulad Sidi-Cheikh Gharaba, quoique Marocains, ont des ksour en terre algérienne. La France a ainsi été dupée quant à «ses droits» (en fait algériens) sur le pays des Béni-Snassen, des Angad et des nomades du Sud.
La frontière tracée est en contradiction avec la tradition historique régionale qui était reconnue aussi bien par les Algériens que par les Marocains. Elle n’a aucune valeur topographique ; elle est fausse au point de vue ethnologique, ne serait-ce que pour avoir divisé des familles, des foyers qui vivaient unis sur ces territoires depuis des générations immémoriales.
Un véritable casse-tête
L’article 4 du traité de délimitation de la frontière algéro-marocaine porte : «Au delà de Teniet es-Sassi, il est inutile d’établir une limite, puisque la terre ne se laboure pas. Et l’on se contente d’énumérer les tribus nomades qui relèveraient de chaque gouvernement : les Hamyan-Djemba et les Oulad Sidi-Cheikh Gharaba dépendent du Maroc ; les Oulad Sidi-Cheikh Cheraga et tous les autres Hamyan dépendent de l’Algérie.»
Le traité poursuit à l’article 5 : «Les ksour qui appartiennent au Maroc sont ceux d’Ich et de Figuig ; ceux qui appartiennent à l’Algérie sont ceux d’Aïn Sefra, Aïn Sfissifa, Asla, Tiout, les deux Chellala, El-Abiod et Bou-Semghoun.»
Des territoires situés à l’est du méridien d’Aïn Sefra ne sont pas évoqués dans le traité, un véritable casse-tête, source à contestations. Les zones situées au sud des ksour algéro-marocains, dit l’article 6, qui subissent le manque d’eau et qui sont de ce fait inhospitalières car s’agissant du désert proprement dit n’ont pas été délimitées, elles ont été jugées dérisoires…
Un ajout au traité pour parer à toute éventualité insurrectionnelle en provenance du Maroc indique que «les tribus des deux Etats ont droit de libre parcours n’importe où dans le Sud, et que le souverain d’un Etat, ayant à réprimer dans cette région les désordres de tels ou tels de ses sujets, peut les poursuivre et les châtier à sa guise, mais sans exercer la moindre action sur les tribus de l’autre Etat.»
C’est ainsi qu’une tribu du Sud marocain pouvait pousser ses troupeaux au-delà de Géryville, de Laghouat et de Biskra, et une tribu algérienne pouvait faire de même jusqu’aux bords de l’Atlantique.
Cependant, «comme il faut bien qu’un pays finisse quelque part et que là en commence un autre», les rédacteurs du traité ont imaginé une ligne droite problématique qui, partant «de Teniet es-Sassi, coupe le chott er-Gharbi, gagne de là le djebel el-Guettar, s’infléchit vers le sud pour passer à l’ouest d’Aïn Sfissifa puis, décrivant un arc de cercle autour des deux ksour marocains d’Ich et de Figuig, va rejoindre l’oued Zousfana au 32e parallèle». (Considérations sur la défense de l’Algérie-Tunisie et l’armée d’Afrique, par R.-J. Frisch. Editeur : H. Charles-Lavauzelle. Paris, 1899.)
Du côté des confins algéro-tunisiens
Du côté de la Tunisie, les revendications territoriales grandissent de jour en jour, «elles sont devenues intolérables» (AV, 1 H 91. Dossier 3). «Les agents du bey prétendent que toute la montagne des Ouled-Aly lui appartiennent». Randon, qui ne veut aucun incident avec les Tunisiens, assisté d’un officier du génie, d’un officier d’état-major et de commissaires tunisiens doit délimiter la frontière algéro-tunisienne (1er au 18 juillet et du 1er au 12 août 1843).
Bugeaud et Baraguey d’Hilliers ont reçu des instructions concernant d’éventuels litiges frontaliers avec les Tunisiens (1 H 92 Dossier. Septembre-octobre 1843). Désormais, lorsque des tribus se trouvent coupées en deux par la ligne frontalière à déterminer, il est suggéré d’abandonner «la portion de territoire qui devrait revenir à l’Algérie plutôt que d’exiger la partie qui reviendrait de droit à la régence de Tunis».
En clair, dans l’attente d’un retournement de situation en faveur des Français, qui annexeront plus tard la Tunisie, il est demandé de faire des concessions territoriales aux Tunisiens. Comme dit le proverbe bien connu, appliqué aux voisins de l’Est et de l’Ouest : «Qui tombe n’a pas d’amis. Trébuchez seulement et vous verrez.»
«Pour conclure. Chaque communauté humaine est identifiée dans des limites géographiques définies, le trait commun présumé étant la conscience de l’appartenance du groupe à la communauté, celle-ci s’étendant à des régions entières. La notion d’appartenance à un pays, le vecteur identitaire, qui se définit par les règles tribales, la langue, une histoire commune, la culture, les arts, la sociologique, les mœurs communes, l’ancienneté sur les terres etc. Cette ancienne Algérie, en allant d’est en ouest, avait pour limite le fleuve Moulouya. Les terres algériennes furent cédées au Maroc alaouite par les Français, suite à ses engagements formels de chasser de ses terres les troupes de l’Emir Abdelkader.»
A.-F. B.
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