Les Kabyles sont le sel de l’Algérie !
Contribution de Saâd Hamidi – Je terminais mon article précédent par la phrase suivante : «… Il y a des feux de forêts terribles dans le pays.» Nous y sommes, au sens propre et figuré du terme. Il est vrai que je plaidais l’urgence de mettre en place une plateforme d’alerte et de détection précoce de maladies infectieuses. Cette plateforme censée faire appel à l’IA, le «deep learning» ou l’apprentissage profond ainsi qu’à des algorithmes robustes de traitement de langage naturel peut être appliquée dans beaucoup de domaines depuis les inondations, les séquences de sécheresse, l’invasion de criquets jusqu’aux feux de forêts. Bref, il faut appliquer les nouvelles technologies au traitement des catastrophes naturelles et ce n’est pas juste une cellule de veille technologique qui va répondre à ces besoins intriqués et difficiles à détecter parce qu’ils font partie de ce qu’on appelle la catégorie des problèmes dits à «signaux faibles».
C’est le croisement de plusieurs sources de données, parfois à l’aide de capteurs automatiques qui fait la pertinence de ces nouvelles technologies qui reposent sur l’analyse de données volumineuses (Big Data), la puissance de calcul aidant. Mais, il y a une autre urgence, c’est celle de revoir nos schémas mentaux. Un drame n’arrivant jamais seul. A côté de la désolation qui a frappé nos paysages et nos montagnes et la perte inestimable de vies humaines, il s’y est ajouté un drame crapuleux comme pour mieux convoquer les démons et pousser notre pays un peu plus vers l’abîme. Certes, ce sont des individus qui ont assassiné le jeune Djamel Bensmaïl mais ce sont les idées, l’ignorance et la haine qui ont conduit à cet acte innommable.
Hegel définit ainsi la pensée abstraite : «Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite : ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain.» Certes, il ne s’agit en aucun cas d’absoudre ces criminels qui doivent répondre de leur acte devant la justice et il faudra appliquer toute la rigueur de la loi à leur encontre.
Par contre, nous sommes en droit de se poser la question existentielle suivante : elle est où la racine du mal ?
On peut discourir à l’envi sur plusieurs facteurs : l’ignorance, l’école, la rente, l’incompétence, la prédation, l’autoritarisme, l’identité mal comprise, le repli sur soi, la religiosité superficielle. Je pourrais continuer ainsi mais il est inutile d’être exhaustif car, dans ce genre de situation, la réalité est beaucoup plus complexe. Admettons sans l’ombre d’un doute que la foule a été sous l’emprise de l’émotion, de la colère, de la frustration et de la fatigue extrême mais il y avait quelque chose en amont qui a permis le passage à l’acte. Et c’est là, pour reprendre Hegel, qu’on doit voir sous l’aune de l’humanité ce groupuscule de malades pour essayer d’aider et de guérir ceux qui sont dans le même schéma de pensée qui risque, à son tour, de nous entraîner dans une spirale de violence pire que celle que nous avons vécue lors de la décennie noire.
Hier, c’était au nom de la religion ; aujourd’hui, ce sera au nom de la culture que ces dérangés voudront sacrifier l’Algérie. Je le redis : il y a trois schémas de pensée qui ont déstructuré le tissu social algérien, les prédateurs, les islamistes et les berbéristes. Ces trois schèmes de pensée ont confisqué la Révolution algérienne, la religion musulmane et la culture profonde et ancestrale de nos ancêtres. Il y a de ce fait un travail pédagogique urgent à entreprendre. Aussi loin que remonte ma mémoire dans les années soixante, il y a cette phrase d’ammi Ahmed, le laitier du quartier, qui résonne encore et encore dans ma tête. Le sexagénaire qui s’adressait au môme que j’étais : «Ecoute mon fils, nous les Kabyles nous sommes votre sel. Et il me donnait l’exemple du couscous avec et sans sel ! Il ne croyait pas si bien dire.»
Pour revenir à notre propos, c’est ainsi que je m’explique les choses. Pour le citoyen lambda que je suis, j’essaye d’avoir une écoute active pour comprendre les racines de ce mal. Après le drame, un journaliste est parti interviewer une dame très âgée qui tenait ces propos : «Nous sommes tranquilles chez nous, pourquoi ces Arabes sont venus incendier nos maisons et nos villages ?» Sous l’insistance du journaliste interloqué, elle a poursuivi : «Ce sont ces jeunes que tu vois là-bas qui me l’ont dit.» Les Makistes sont à l’œuvre et ne perdent pas le réflexe de tout politiser.
Dans l’histoire récente, il y a eu l’Algérie des anthropologues.* Je veux dire par là que pendant la colonisation française, il y a eu des missionnaires et certains militaires qui, en écumant les contrées algériennes, se sont improvisés historiens, sociologues et ethnologues pour donner libre cours à leurs fantasmes, surtout pour relever les différences entre le «Kabyle» et l’«Arabe». On y trouve des perles dans le livre précédemment cité. Chemin faisant, on trouve également Ernest Renan qui y va de son cru : «L’organisation politique kabyle représente l’idéal de la démocratie telle que l’ont rêvé nos utopistes.» Rappelons qu’on est alors au lendemain de la Commune de Paris et que ce jugement de Renan vise à dénigrer l’idée même de démocratie directe.
On trouve ensuite parmi une panoplie de chercheurs qui se sont intéressés à l’Algérie Pierre Bourdieu, qui débuta sa carrière scientifique, en Kabylie, à la fin des années 1950. Notons que le jeune Bourdieu trouvait en Kabylie un terrain rêvé pour projeter son appareil conceptuel théorique. Toutes ces projections sur la Kabylie, qu’elles soient scientifiquement établies ou non, ne représentent que des concepts loin de toute réalité. La carte n’est pas le territoire, disait Alfred Korzybski dans ses prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale. Je ne prendrai pour simple exemple que le concept de tadjmaât si cher à Bourdieu, qui existe dans chaque recoin de l’Algérie et que, malheureusement, par méconnaissance les berbéristes ne veulent voir son application qu’à la seule Kabylie. Ces élucubrations ont alimenté les berbéristes et leur ont donné des ailes pour leur faire croire et dire que la société kabyle ne partage pas, ou peu de choses, avec les «Arabes». Ce qui relève de l’archéologie, de la recherche, de supposées idées pour comprendre une société donnée est devenue comme une vérité établie. Ces opinions et/ou études ont alimenté l’imaginaire des berbéristes qui pensent que le reste de l’Algérie les tire vers le bas.
D’un autre côté, et pendant la colonisation, l’instinct de survie de la nation algérienne a poussé un grand nombre de penseurs et de décideurs à trouver refuge dans l’islam et la nation arabe pour faire face à la chrétienté et l’Occident. Au lendemain de l’indépendance, un Etat dominateur, rigide et jacobin était né. Par zèle, par excès et surtout par méconnaissance de la profonde structure de la société algérienne certains décideurs politiques incompétents, surtout, ont voulu tout niveler. Par calcul mesquin, étroit et par un esprit grégaire actif-réactif, beaucoup d’erreurs ont été commises à tous les niveaux et par beaucoup d’acteurs. Nous n’avons pas été capables de mettre en place une société démocratique plurielle, ouverte et équilibrée. Il n’est pas trop tard. Voici venu le temps de contextualiser, de mettre les choses en perspective, de s’ouvrir vers l’autre et de pratiquer l’inclusion. Le destin futur de l’Algérie vaut notre sacrifice.
S. H.
(*) L’Algérie des anthropologues, Philippe Lucas et Jean-Claude Vatin, éd. François Maspero, publié dans la collection «Textes à l’appui», ISBN 2-7071-1313-1.
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