Le monde après la défaite des Etats-Unis en Afghanistan
Contribution d’Ali Akika – Pour saisir l’ampleur de la défaite américaine en Afghanistan et ses conséquences, il ne faut évidemment pas avoir la mémoire courte quant aux motifs et la conduite des guerres coloniales ou impérialistes. Il faut aussi sortir du périmètre étroit labouré par l’ignorance, la suffisance qui guette tous ceux qui se sentent bien dans le confort des certitudes alors que la vie nous invite à suivre le mouvement pour innover ou enrichir la pensée. Cela dit, la défaite américaine d’aujourd’hui ne ressemble pas seulement aux images du Vietnam où l’armée américaine abandonna son matériel militaire, ou bien de l’ambassadeur américain fuyant dans un hélicoptère.
Et cette défaite au Vietnam a ouvert la voie à l’émergence d’une grande puissance, la Chine qui aida amplement à neutraliser les Etats-Unis en Asie. La défaite américaine en Afghanistan va sans nul doute se traduire par l’émergence de l’Iran dans le Moyen-Orient, une région qui va peu à peu échapper à l’hégémonie américaine (1). Quels sont les facteurs qui militent dans le renversement des rapports de force dans la région ? Les habituels spécialistes enfermés dans le périmètre cité plus haut, le nez dans le guidon, réduisent le problème aux seuls talibans qui vont se soumettre aux armes «infaillibles» de l’embargo de l’Occident. «Nos» spécialistes oublient que ce pays n’a jamais accepté la domination étrangère, les Anglais et l’URSS avant les Américains en savent quelque chose.
En plus de son caractère nationaliste ombrageux, l’Afghanistan est entouré de grands pays qui ne demandent qu’à nouer des relations avec lui pour l’aider à résister à d’éventuels embargos. Ces pays, Pakistan, Iran, Chine et Russie, trouvent là, indépendamment du régime religieux des talibans, un atout géostratégique qui éloigne les Etats-Unis de leurs propres frontières. Si l’on ajoute les matières premières rares indispensables à l’économie de demain (numérique) et l’ouverture des routes terrestres vers l’Europe centrale et maritimes vers l’océan Indien, on peut raisonnablement penser que l’Afghanistan ne se fait aucun souci quant à la «force de frappe» de l’embargo occidental et autres menaces.
Ce recadrage géostratégique au profit des pays voisins va redistribuer des cartes géopolitiques et a produit d’ores et déjà des effets qui inquiètent certains pays dont la sécurité est garantie par la présence américaine. On pense évidemment aux pays du Golfe et à Israël. Du reste, la conférence prévue à Baghdad fin août 2021 a été concoctée avant la chute de Kaboul. Les pays ayant accepté d’y participer ont à l’évidence des intérêts à défendre ou des soucis de sécurité. Cette conférence initiée et présidée par l’Irak comptera comme participants l’Arabie Saoudite, la France, la Turquie et possiblement l’Iran (du moins dans les coulisses).
L’Arabie, à l’évidence est convaincue que le parapluie américain n’est plus une solide protection. Elle aimerait nouer des relations avec l’Iran dans le but de voir ce pays lui éviter une défaite humiliante en Yémen. La France, qui se considère comme une grande puissance, veut préserver au moins ses intérêts économiques en servant d’intermédiaire «neutre» entre pays de la région qui se regardent en chiens de faïence. Quant à la Turquie, son cœur balance entre ses rêves ottomans, ses angoisses sécuritaires (Kurdes) et les marchés «porteurs» des pays du Golfe gavés de dollars. L’Irak et l’Iran dans les coulisses vont manœuvrer pour rassurer leurs invités car ils ont trop souffert de la présence américaine et feront tout pour s’en débarrasser (2).
Ce grand bouleversement géostratégique qui s’annonce va faire regretter les pays du Golfe d’avoir signé des «accords d’Abraham» avec un Etat qui se sent lui-même fragilisé par la tournure des événements. En effet, tout ce beau monde se sent impuissant et pour cause, d’empêcher le «déménagement» des troupes américaines sous d’autres cieux et à la surface de l’immense océan Pacifique. Les Etats-Unis, sûrs de leur puissance jusque-là, savent qu’ils ont mangé leur pain blanc avec leurs successives défaites au Vietnam, en Irak, en Afghanistan et bientôt en Syrie.
Avant qu’il ne soit trop tard, ils se trouvent dans l’impérieuse nécessité de regrouper leurs forces et faire appel à toute l’intelligence stratégique de West Point, leur école de guerre pour affronter la Chine. Les Etats-Unis ne sous-estiment pas les Chinois, outre leur puissance montante, ont inventé le jeu de Go qui est stricto sensu les règles de «l’art de la guerre» de leur ancêtre Sun Tzu. Aussi les actuelles bases militaires, américaine, anglaise et française, n’ont plus l’assurance de bénéficier d’un bail de 99 ans. Dans un avenir proche, ces bases vont perdre leur posture de surveillance et d’attaque pour devenir une proie facile, une fois le Yémen aura réglé les comptes à l’Arabie Saoudite et l’Iran devenu intouchable après avoir retrouvé et imposé ses droits dans l’accord sur le nucléaire.
Ainsi les pays du Golfe feront-ils le deuil de leurs rêves d’acteurs sur la scène diplomatique internationale pour mieux gérer la future industrie du tourisme qu’ils s’échinent à mettre en place. Quant à Israël, après avoir joué à Rambo en voulant forcer les Américains à les soutenir dans une opération suicide contre l’Iran, ils mettent de l’eau dans leur vin. Le successeur de Netanyahou, Bennet, séjourne en ce moment à Washington pour demander à Joe Biden d’accepter et intégrer leurs suggestions dans le futur accord sur le nucléaire qui se négocie à Vienne. Israël n’est plus la Prusse moderne au Moyen-Orient mais une puissance qui découvre les limites de la force militaire. Limites qui s’imposent à cet Etat comme à tout autre Etat dont les actions contredisent le droit international, gênent les amis et alliés mais, surtout, surtout quand l’ennemi est capable de rendre la monnaie de sa pièce.
Les Etats-Unis découvrent que le rapport de force uniquement basé sur la force mécanique est forcément inefficace, aveugle même sans l’intelligence stratégique du monde d’aujourd’hui. Ils en ont fait l’expérience hier au Vietnam/Cambodge, Irak et aujourd’hui en Afghanistan. Quant à Israël, il en a fait l’amère expérience en 2006 au Liban et en Palestine en mai dernier (2021). Aujourd’hui, des roquettes et missiles atterrissent sur ses colonies, ses navires explosent en pleine mer. Mais, contrairement à ses vieilles habitudes, il ne traverse plus les frontières jusqu’à assiéger Beyrouth comme jadis pour un attentat ou un enlèvement d’un de ses soldats.
Pour conclure, la défaite politique des Etats-Unis va se traduire par la méfiance de leurs alliés qui savent dorénavant qu’ils ne peuvent plus compter sur eux (voir les vœux des politiques européens qui s’agitent pour construire une défense européenne commune).
Sur le plan militaire, la preuve a été faite que jouer au gendarme, ça eut été un jeu rentable et jouissif.
Sur le plan idéologique, imposer la «démocratie» avec des chars à des pays résistants et être complice des féodaux et dictatures qui maintiennent leurs peuples dans l’obscurité et l’archaïsme pour de vulgaires intérêts, appelés pétrole ou minerais etc. et, enfin, biberonner, chouchouter et armer jusqu’aux dents des intégristes en Syrie mais leur faire la guerre en Afghanistan, il y a quelque chose qui ne va pas dans des sociétés qui ont oublié de marcher sur les pieds et non sur la tête car la tête est faite pour penser.
Pour finir, je ne peux pas ne pas jubiler quand j’entends les perroquets d’aujourd’hui, les mêmes que ceux d’hier, ravalant leur morgue après la triple défaite politique, militaire et idéologique des Américains en Afghanistan… Tout le monde les a entendu hier pérorer sur la «démocratie» à exporter au nom d’un droit d’ingérence «légitimé» au nom de la supériorité de leur système politique. Entendu mentir comme des arracheurs de dents sur l’existence des «armes de destructions massives» en Irak justifiant une guerre préventive avant qu’il ne soit trop tard… mais ce mensonge grossier et de la pire des vulgarités se murmure encore à l’encontre d’un pays au Moyen-Orient qui a l’audace et le droit de se doter d’armes pour sa défense (3).
A. A.
1- Ce n’est pas une simple spéculation de ma part. L’Iran comme la Chine sont des héritiers d’une grande civilisation, laquelle façonne les esprits et produit une intelligence collective. Ces deux pays ont, en outre, un vaste territoire, une population nombreuse et ont accompli des investissements industriels et intellectuels depuis 1949 pour la Chine et 1952 pour l’Iran de Mossadegh. Ces investissements ont produit leurs fruits comme on peut le constater avec la Chine et même l’Iran qui a résisté à l’embargo depuis 40 ans, ne serait-ce que dans l’armement qui interdit le viol de ses frontières.
2- Le Premier ministre irakien est coincé entre son Parlement qui a voté une motion contre la présence des Américains lesquels veulent rester dans la région pour contrer la Russie en Syrie et, surtout, protéger la Jordanie et Israël. On peut penser que le Premier ministre irakien avec l’appui de l’Iran veut rassurer tous ses invités pour inciter les Américains à sortir de l’Irak. Les conclusions de cette conférence fin août donneront des indications sur le remue-ménage stratégique actuel.
3- J’ai entendu hier sur LCI, à 19h45, du verbiage sur la crise Algérie/Maroc où la veulerie d’un commentateur n’avait plus de limite. Ce lamentable spectacle est imposé aux gens, qu’il s’agisse de l’Irak, de la Syrie, de la Palestine, de l’Iran, de la Russie, de Chine, même de Cuba qui subit un embargo depuis 60 ans n’échappe à leur aigreur, petitesse et mauvaise foi.
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