Islamisme apatride et berbérisme racialiste : deux entités antinationales
Contribution de Khider Mesloub – L’Algérie ne parvient pas à épouser la modernité pour bâtir son foyer national. Donc à bâtir son foyer national sur la modernité, entendu ici comme le capitalisme industriel, marchand, urbain, financiarisé et mondialisé, adossé à une société civile sécularisée et à des structures politiques modernes fortement implantées dans le paysage social caractérisé par l’alternance gauche-droite. Et pour cause. Outre le sous-développement du pays favorisé par les orientations économiques axées essentiellement sur la monoproduction pétrolière d’exportation, vectrice d’une économie rentière responsable de l’assoupissement et de la marginalisation des autres secteurs d’activité, deux forces rétrogrades complémentaires ont conjugué leurs efforts délétères pour freiner l’émergence de cette Algérie moderne sociologiquement capitaliste pleinement développée. En effet, deux entités archaïques ont contrecarré l’éclosion de cette modernité par leurs dissensions relatives à la question identitaire de l’Algérie.
Dès l’indépendance, tout s’était passé comme si l’échafaudage d’un fondement culturel et religieux était plus primordial pour légitimer historiquement la constitution du nouvel Etat-nation algérien que la construction de fondations économiques et politiques, pourtant plus prioritairement indispensables au développement et à la consolidation sociale du nouveau pays en gestation. De là s’explique la prééminence accordée par l’Etat aux superstructures idéologiques au détriment des infrastructures économiques. L’Algérie indépendante, prise en tenailles par les forces d’obédiences arabo-islamique et berbériste en concurrence sur les questions identitaires, s’était davantage prioritairement investie dans l’extraction des fossiles idéologiques archaïques, matérialisée par l’exploitation des sédiments culturels et religieux exhumés des profondeurs des âges préhistoriques, que dans le développement des forces productives et la modernisation des structures sociales et politiques de la société.
Force est de reconnaître que c’est l’apanage des pays décolonisés dépourvus de formations sociales et économiques solidement ancrées dans la société, contraints d’ériger leur nouveau pays sur et par les superstructures étatiques. C’est le nouvel Etat improvisé, propulsé sur la scène nationale par les contingences historiques, qui se dote d’une archaïque société civile bariolée, artificiellement constituée. Ce n’est pas une société civile homogène, une nation historiquement formée, qui se dote d’un Etat. On pourrait dire que l’Etat n’appartient pas au peuple, c’est le nouveau peuple, accidentellement créé, qui appartient au nouvel Etat, fortuitement intronisé. Aussi, dans la continuité du même esprit de domination coloniale, ce type d’Etat autoritaire, fondé sur le système d’allégeances et de clientélisme, recourt-il à des formes de domination patrimoniale pour imposer son pouvoir, et à la fabrication d’un récit national mythique pour assoir sa légitimité.
En Algérie, dès l’indépendance, dans un contexte idéologique marqué par le panarabisme et l’islamisme (l’arabo-islamisme), la question de l’identité parasita le débat politique. En effet, la question identitaire dévoya fondamentalement les orientations politiques du nouvel Etat-nation, acculé, sous la pression externe (les pays arabes, l’Egypte en tête) et interne (pour contrer les dissidences et orientations berbérisantes promues par certaines personnalités historiques), à imposer à l’Algérie des options réactionnaires en matière d’identité nationale, pour complaire à leurs maîtres du moment : les pays arabes. De fait, sans conteste, la construction de l’identité nationale algérienne s’appuya-t-elle sur des fondements idéologiques archaïques réactionnaires pour élaborer son récit national : l’arabo-islamisme.
Selon le dictionnaire, le terme réactionnaire désigne l’opposition au changement, le partisan d’un conservatisme étroit ou d’un retour à un Etat social ou politique antérieur (l’islamisme) ou la tentation de restauration du passé mythique (berbérisme). Aussi cette définition s’applique-t-elle parfaitement aux deux mouvements rétrogrades algériens rivaux mais complémentairement en congruence depuis l’indépendance : l’islamisme et le berbérisme. D’aucuns soutiennent que les mouvements berbéristes sont les seules forces d’opposition au régime algérien.
En vérité, les mouvements berbéristes ont toujours été les meilleurs alliés du régime algérien : par le dévoiement de la politique sur des revendications ethnico-linguistiques, ils ont amplement contribué à la sauvegarde et à la pérennisation du pouvoir. La radicalité militante (berbériste) n’est pas synonyme de conscience politique. L’activisme effréné gesticulatoire, à la politique à courte vue, n’engendre que des victoires à court terme, génératrices de désillusions et de désenchantements et, corrélativement, de renforcement du pouvoir établi.
Ainsi, dès l’indépendance, deux tendances passéistes s’affrontèrent pour se disputer la légitimité historique quant à l’identité nationale de l’Algérie. Le premier mouvement nationaliste, bien avant l’indépendance, plaça sa revendication identitaire sur la matrice religieuse de l’Algérie, son ancrage musulman orientalisé à outrance, délesté de sa spécificité culturelle et cultuelle nationale. L’islam, religion majoritaire en Algérie, fut élevé au rang de critère déterminant dans l’édification identitaire de la nation algérienne. Toute autre considération identitaire fut, au mieux reléguée au registre folklorique, au pire radicalement ignoré. L’histoire officielle elle-même, en convergence avec ce paradigme islamiste orientalisé, s’appliqua à retrancher du récit national tout un segment historique autochtone. Amputée d’une grande partie de son histoire spécifique nationale, l’Algérie «orientalisée» au forceps accoucha d’une nation idéologiquement abâtardie.
Dès lors, l’Algérie ne put avancer que de manière boiteuse, bancale. Pour assurer artificiellement sa marche «orientale», elle se bâtit des béquilles mémorielles mythologiques façonnée par l’Orient. Pour cette historiographie fabriquée dans les salons du pouvoir orientalisé et les salles des mosquées «wahhabisées», l’histoire de l’Algérie se confond et se fond avec (dans) l’islam. Elle démarre avec l’établissement de l’islam en Algérie. Aussi la personnalité (historique) de l’Algérien est-elle indissociable de la religion musulmane décrétée comme partie intégrante de son être social. Réduite à sa plus simple expression dans sa définition nationale désormais orientalisée, déterminée par son assignation forcée à la religion musulmane wahhabite, l’Algérie se décline ainsi que par son appartenance au «monde arabo-islamique» oriental.
Erigée en politique officielle, cette conception étriquée de la nation, impulsée officiellement au lendemain de l’indépendance dans un contexte historique marqué par la prégnance du panarabisme triomphant et de l’islamisme naissant, cette conception islamique orientale fut imposée comme feuille de route à l’ensemble des Algériens, contraints de l’emprunter. Excepté que, avec une telle feuille de route orientée vers l’Orient, l’Algérie perdit rapidement le sens du vent de l’histoire. Elle s’égara dans les sables mouvants du Désert persique responsable de la déperdition nationale. L’Algérie s’engagea dans un cul-de-sac politique. Une impasse idéologique. Une voie historique sans issue. Un bourbier économique. La construction à marche forcée de cette identité nationale orientalisée, importée clé en main, s’enraya aussitôt à force de marcher en arrière.
Accoudée sur l’érection effrénée des mosquées essaimées sur tout le territoire, épaulée par la généralisation de la langue arabe outrancièrement islamisée dans l’enseignement et l’administration, l’Algérie perdit rapidement sa personnalité culturelle et cultuelle spécifique millénaire. Transfigurée (défigurée) en banlieue de l’Arabie Saoudite, l’Algérie s’illustra par sa prodigieuse et performante industrie islamiste capable de produire en série des milliers de mercenaires salafistes près à tailler l’Algérie en pièces et à lui retailler un kamis idéologique, confectionné conformément aux normes de fabrication islamique du VIIe siècle oriental. Cette entreprise d’usinage massif salafiste culmina quand l’islamisme gagna le massif pour occuper les maquis avec l’objectif de répandre la terreur sur tout le territoire, de se désaltérer religieusement du sang des Algériens, de se nourrir de la chair déchiquetée d’hommes et de femmes sacrifiés, selon les rites barbares djihadistes.
Aujourd’hui, en résonance avec l’effondrement de certains pays arabes féodaux et le discrédit d’autres pays arabes en raison de leur soutien avéré à l’islamisme et de leur financement du terrorisme, la faillite de la construction identitaire algérienne fondée sur l’idéologie arabo-islamiste orientale est manifeste.
Mais à peine le modèle arabo-islamiste oriental (féodal archaïque) commence-t-il à s’effondrer qu’un autre courant réactionnaire autochtone émerge sur le même fumier putride et anachronique. En effet, à peine le pouvoir algérien entame-t-il la purgation de son modèle idéologique arabo-islamiste orientale de l’histoire algérienne que les mouvements bourgeois et populistes berbéristes de toutes obédiences, depuis les autonomistes jusqu’aux indépendantistes, en passant par les culturalistes et les communautaristes, jaillissent de leurs villages pour se livrer à l’exhumation d’ossements historiques amazighs en vue d’imposer à leur tour une historiographie fabriquée dans leurs chaumières des montagnes de la Kabylie.
Cette fois, on ne convoque plus le Livre sacré pour édifier et déifier une nation fantasmagorique orientalisée, mais on invoque les vestiges antiques «amazighs» pour reconstruire le pays à base de matériaux archéologiques fantasmatiques. Avec ces berbéristes, on enjambe deux mille ans d’histoire en arrière pour s’empresser de puiser des modèles identitaires mythiques. De toute évidence, leur situation de retrait millénaire dans leurs montagnes inexpugnables dans un total isolat leur a fait oublier le mouvement de l’histoire. Avec leur vision statique de l’histoire, ils ignorent ou feignent ignorer que l’Algérie a vécu de grands bouleversements culturels et a connu d’immenses mutations historiques depuis deux mille ans. La «Berbérie», cette entité mythique, s’est volatilisée, évaporée. Elle est passée sous les fourches caudines de l’impitoyable transformation historique, sous le rouleau compresseur de l’acculturation.
Au demeurant, cette Berbérie mythifiée n’a eu d’existence que dans le regard falsifié du berbériste intellectuellement ossifié, à la mémoire tribale momifiée. En effet, il est important de rappeler que, à l’époque antique glorifiée par nos historiens montagnards autoproclamés, il n’existait ni d’Etat berbère, ni de nation berbère, ni de peuple berbère (encore moins de peuple kabyle). Ni d’Etat-nation berbère. Notions émergeant au XVIIIe siècle en Europe à la faveur du développement du capitalisme. A cette époque tant magnifiée par les berbéristes en quête de construction identitaire imaginaire, il existait seulement des agrégats de peuplades berbères parlant des idiomes variés et variables d’une région à l’autre, des confédérations de tribus toujours en guerre les unes contre les autres. Quant au terme de «royaume» employé pour décrire les quelques rares pouvoirs numides, il s’agit d’un abus de langage. Au sujet de ces «royaumes», il serait plus approprié de les définir comme de simples confédérations tribales éphémères, coalisées occasionnellement dans certaines circonstances. Il ne faudrait pas leur conférer une conception étatique et une dimension nationale propres aux canons juridiques et sociologiques capitalistes contemporains. Pas de nation. Pas d’Etat. Mais une société archaïque fragmentée en de multiples tribus partiellement sédentarisées.
Au reste, la vision identitaire du berbère antique ne dépassait pas sa famille, son clan, sa tribu, son village. Il n’avait aucune conscience nationale, sentiment inexistant à l’époque. En outre, tous les rois berbères encensés par les contempteurs imazigihen étaient majoritairement de culture romaine ou gréco-romaine. Plus proches par leur mode de vie des classes aristocratiques opulentes romaines que des pauvres paysans berbères. Aussi, il n’y a aucune gloire ni fierté à tirer de ces quelques reliques de rois qui régnèrent sur la Numidie. Ces rois, célébrés et sanctifiés par les berbéristes contemporains, n’hésitaient pas à réprimer dans le sang les récurrentes révoltes des paysans berbères, acculés aux soulèvements par la misère, l’oppression et l’exploitation.
Une chose est sûre : tout comme l’approche identitaire islamiste orientalisée passe sous silence la période antérieure à l’établissement de l’islam en Algérie, la vision tribale berbériste évacue d’un revers de main la période postérieure à l’Antiquité berbère.
Tout cela s’explique historiquement. Arrachés tardivement à leurs montagnes sur lesquels ils étaient des siècles durant agrippés pour résister à toute pénétration étrangère, rançon de la survie de leur langue et de leur culture, les berbéristes sont persuadés que toute l’Algérie est demeurée figée encore à l’époque de Massinissa toute imprégnée du substrat «culturel amazigh». Emergeant à peine à l’époque moderne, ils se vivent comme des étrangers sur cette terre algérienne (il est vrai aujourd’hui orientalisée) qui a connu de multiples invasions et de nombreuses transformations. Profondément imbibés par la mentalité tribale, malgré leur profession de foi moderniste, ils vivent une profonde crise d’identité depuis qu’ils ont été soustraits à leur milieu ethnique d’origine par la puissance coloniale française d’abord, puis par leur émigration interne et externe massive pour s’immerger dans un espace géographique urbain élargi, imprégné par une culture relativement distincte et une langue différente.
Nous sommes ainsi confrontés à deux visions rétrogrades similaires, l’une religieuse, l’autre ethnolinguistique, dans la définition et la formation de l’identité de la nation algérienne. Ces deux modèles, qui plus est antagonistes, sont désuets, obsolètes. Surtout vecteurs d’affrontements anachroniques irréfragables, préjudiciables à l’unité de l’Algérie.
Or, sous le mode de production capitaliste avancée, le citoyen moderne (aliéné) ne définit pas son appartenance nationale sur la base de vieux vestiges historiques (racialistes), mais sur des fondements sociologiques, identitaires contemporains concrets, tangibles, évolutifs, appuyés sur des rapports sociaux, aujourd’hui majoritairement capitalistes.
A l’évidence, depuis son indépendance, l’Algérie s’est engagée dans une aporie quant à la question de la construction de son identité nationale. Comme on l’a analysé ci-dessus, deux courants politiques et sociaux antagonistes (islamistes et berbéristes) s’affrontent pour asseoir leur pouvoir de classe communautaire sur l’Algérie (car pour les deux protagonistes, il ne s’agit nullement de mettre un terme à la société d’exploitation et d’oppression, mais uniquement de conquérir le pouvoir pour assoir leur domination sur des fondements religieux ou ethnico-linguistiques). Jusqu’à présent, depuis l’indépendance, le courant arabo-islamique oriental était parvenu à s’imposer et à monopoliser le pouvoir. A dicter et prescrire son paradigme en matière historique, au plan de la définition de l’identité nationale algérienne. Cependant, la vision berbériste, à la faveur de l’effondrement des économies des pays arabes, tend de plus en plus à s’affirmer, à s’affermir. Ces dernières années, elle est même parvenue à convertir les dirigeants du défunt pouvoir algérien opportuniste bouteflikien, pourtant autrefois ennemis déclarés de l’amazighité, à la nouvelle conception historique berbériste, opportunément adoptée pour servir de moyen de chantage (et de dévoiement politique) dans la guerre de clans que se livraient les différentes factions du capital national algérien. Car, en vertu de la politique de division pour mieux régner, le régime moribond avait intérêt à maintenir et à entretenir les braises de la dissension identitaire et religieuse entre Algériens.
De surcroît, nul n’ignore que ces deux mouvements identitaires rétrogrades sont réciproquement des ennemis invétérés. Les islamistes vouent une haine farouche à l’endroit des berbéristes catalogués souvent de «mécréants». Pareillement, les berbéristes nourrissent une détestation proverbiale à l’encontre des islamistes (désignés sous le vocable arabo-baâthistes), qualifiés d’ennemis impénitents de l’identité amazighe. Avec ces deux forces tribales respectivement religieuse et ethnico-linguistique antagonistes, fortement répandues en Algérie, porteuses de revendications radicalement antinomiques pour l’intérêt du peuple laborieux algérien, le pays s’expose à l’éclatement. La première force ne jure que par l’islam fondamentaliste orientalisé qu’elle s’acharne, au prix d’une propagande violente, à imposer à tous les Algériens.
La seconde composante, pétrie d’un berbérisme doctrinaire revanchard et vindicatif, se livre à un prosélytisme conquérant dans le dessein de convertir tous les Algériens à ce nouveau dogme chauviniste linguistico-culturel amazigh envahissant. En effet, quoique le mouvement berbériste se pare d’un vernis moderniste notamment dans sa rhétorique pompeusement démocratique, il n’en demeure pas moins qu’il véhicule une vision archaïque et fantasmagorique à propos de la construction de l’identité de l’Algérie. Donc, en contradiction avec les postulats culturels contemporains identitaires novateurs censés favoriser la modernisation de l’Algérie. Prisonnier de sa vision antique de l’Algérie, le mouvement berbériste s’échine néanmoins à nous vendre son antiquité identitaire «amazighe» sous un emballage modernisé.
Mais personne n’est dupe de la caducité de sa marchandise : ce vestige culturel auréolé de tous les prestiges au point de provoquer parmi certains Algériens le vertige. Il ne faut pas être dupe : on ne bâtit pas un pays sur les ossements depuis longtemps ensevelis, exhumés opportunément de leur enfouissement à la faveur d’une époque plongée dans une crise sociale, économique et politique inextricable, pour dévoyer la colère du peuple algérien, meurtri par cette actuelle crise économique systémique. On ne fonde pas un pays moderne sur des revendications réactionnaires identitaires tribales. L’exhumation des reliques identitaires passéistes pour définir la nation algérienne doit être dépassée pour laisser place à l’adoption de caractéristiques nationales modernes, appuyées sur des catégories sociales. Les controverses idéologiques et archaïques habituelles sur la caractérisation de l’identité algérienne doivent disparaître.
Avec leurs critères identitaires anémiques, l’Algérie est vouée à une survivance anomique, et inexorablement à une désintégration fatidique.
K. M.
(Suivra)
Comment (22)