Razika Adnani : «Le monde musulman porte les causes de son archaïsme»
Par Mohamed K. – «Il y a certainement des causes d’ordre politique et géopolitique à l’échec de l’islam réformiste et à l’expansion de l’islamisme», a estimé l’islamologue Razika Adnani dans un entretien accordé à Alexandre Del Valle, docteur en histoire contemporaine. Parmi ces causes, «l’intervention des Etats-Unis en Afghanistan pour soutenir les fondamentalistes dans leur guerre contre l’URSS (1979-1989), suivie de la montée des talibans dans les années 1990, ou encore l’intervention de la coalition menée par les Etats-Unis en Irak en 2003».
«Ces opérations ont renforcé le discours religieux, nourri le fondamentalisme et ravivé l’idée de la guerre sainte dans le monde musulman, freinant ainsi le processus de sa modernisation et faisant reculer et échouer les mouvements de réforme politique et sociale», a relevé la philosophe algérienne établie en France. «Cependant, souligne-t-elle, le problème du monde musulman est dû au fait qu’il porte en lui-même les causes qui l’empêchent de sortir de son archaïsme et d’évoluer». «Les révoltes populaires dans le monde musulman, dans le monde arabe et au nord de l’Afrique débouchent sur le triomphe des fondamentalistes et des islamistes. La raison en est que l’école et les médias sont livrés aux fondamentalistes véhiculant la même position vis-à-vis de la pensée et de la raison, la même vénération d’un passé enjolivé», indique Razika Adnani.
«La charia que les musulmans pratiquent, autrement dit celle qui existe dans leurs livres de droit, n’est pas la charia qui est inscrite dans les textes coraniques», explique l’islamologue, selon laquelle «les musulmans n’ont pas pris et transposé les lois coraniques telles quelles dans leurs livres de droit». «Bien au contraire, dit-elle, ils ont procédé à un travail d’interprétation et d’extraction des lois juridiques des textes coraniques, travail qui est très connu dans l’histoire de l’islam.» «Ainsi, si on admet que les juristes ont utilisé le Coran comme première source de législation, la charia qu’ils ont mise en place n’est pas exactement celle inscrite dans les textes coraniques», précise-t-elle, en notant qu’«entre les deux, il y a tout un travail humain qui a été réalisé et qui ôte à la charia existant dans les livres de droit tout caractère sacré».
Pour Razika Adnani, «la dissimulation de la chevelure de la femme ou de son visage n’existe dans aucun verset coranique, comme c’est le cas du voile et de la burqa imposés aux femmes afghanes, qui la prive de son droit d’utiliser ses yeux pour voir le monde dans lequel elle vit». Tout en rappelant que la charia «que les talibans ainsi que les autres musulmans veulent appliquer n’est ni sacrée ni divine», elle se dit persuadée de la nécessité de «désacraliser la charia». Une «étape importante dans la réforme de l’islam et des sociétés musulmanes et dans le chemin vers l’émancipation de l’individu et notamment des femmes», assure-t-elle.
Razika Adnani soutient que la «situation désastreuse dans laquelle se trouvent les pays musulmans et le monde dit arabe» est due à «une défaite épistémologique, celle de la pensée créatrice et rationnelle qui remonte au XIIIe siècle lorsque le courant qui ne reconnaissait aucune place à la pensée face à la révélation, donc à l’humain devant le divin, a réussi à s’imposer dans le domaine religieux». «Cette défaite de la pensée comme faculté de réflexion et de raisonnement est également la cause de la situation sociale, humaine, politique et scientifique actuelle des pays musulmans», renchérit-elle. «Les quelques tentatives menées par certains intellectuels du début du XXe siècle pour réhabiliter la pensée libre et rationnelle, attaquée et accusée dans l’objectif de préserver un passé présenté comme porteur de vérité, n’ont pas réussi», relève la philosophe.
L’islamologue s’oppose à «cette position qui vénère le passé au détriment de la pensée et du présent et du futur» et regrette que les musulmans «n’arrivent pas à se relever depuis le déclin de leur civilisation». «Car, explique-elle, les conséquences de cette représentation négative de la pensée créatrice et rationnelle […] sont profondes dans la conscience des musulmans» qui «s’interdisent de réfléchir et de raisonner dès lors qu’il s’agit de l’islam». Or, objecte Razika Adnani, «s’interdire de réfléchir au sujet de l’islam revient à s’interdire de réfléchir au sujet de la société, du droit et de la politique, de l’art et de la science».
«Si les musulmans se modernisent, ils s’émanciperont de l’autorité de l’Arabie [Saoudite]», affirme Razika Adnani, qui rappelle que les Frères musulmans «n’auraient jamais réussi sans le soutien financier des wahhabites», convaincue qu’«aucune société du XXIe siècle ne peut être administrée par des règles qui ont organisé les sociétés des premiers siècles de l’islam sans lui nuire socialement, humainement et psychologiquement». «L’islamisme, souligne-t-elle, par ailleurs, ne peut pas exister sans la charia qui est un corpus législatif, autrement d’un système juridique et politique», estimant qu’«aujourd’hui, toute lutte contre l’islamisme et le fondamentalisme dans le monde musulman ou en Occident n’est que du bricolage si elle n’est pas accompagnée d’une réforme réelle et véritable de l’islam».
La réforme à laquelle l’islamologue appelle ne consiste pas à «permettre à la charia de continuer à administrer la société», mais à faire en sorte que «les croyants puissent vivre leur religion sans se trouver en conflit avec les règles qui sont issues de la raison». «C’est pour cela que cette réforme doit en premier lieu faire de l’islam une religion et non une politique», précise l’auteure de La Nécessaire Réconciliation, en notant, toutefois, qu’il est «nécessaire d’être plus précis concernant la question de la réforme».
M. K.
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