Algérie : l’oubliée du développement économique
Une contribution d’Ali Akika – Le plan de relance du gouvernement a été commenté par la presse où le doute sur son éventuel succès l’emportait chez les commentateurs. Il faut dire que l’opinion a été habituée au spectacle des milliards qui fondent comme neige au soleil dans des projets dont la finition était programmée dans un délai «normal». Et ce normal est multiplié en dizaines d’années par la tenace incompétence et l’avidité de la corruption. Incompétence et corruption, voilà l’exemple même du «génie» à l’origine d’autoroutes qui ont englouti des milliards et se délabraient avant même la fin des travaux. J’aborderai plus loin le travail et les rouages bien huilés d’une société qui sont eux à l’origine du développement économique d’un pays. Mais auparavant, arrêtons-nous sur les exemples que les Algériens vivent et à qui on a fourni des explications qui ne tiennent pas la route. Prenons l’exemple de la flambée des prix et l’explication «scientifique» de ce phénomène répété à satiété. Cette explication devenue une ritournelle chantée depuis belle lurette a pour nom l’offre et la demande, la coupable de tous les malheurs de l’économie du pays. Comme si cette «loi» économique flottait dans un secteur autonome, libre comme le vent. Observer ainsi l’économie par le bout de la lorgnette alors que la sorcière de la mondialisation est aux manettes en tant que capitaine de paquebot, c’est un peu fort de café.
Alors que cette satanée mondialisation fait tourner en bourrique les économies du monde où les acteurs se tirent dans les pieds pour échapper à des crises nouvelles et d’ampleur, d’aucuns veulent faire croire que le souk chez nous est le baromètre des malheurs du consommateur algérien. On sous-entend que ce malheur provient uniquement de quelques petits malins de spéculateurs. Or, un produit est le résultat d’un processus de fabrication et les spéculateurs n’arrivent qu’en fin de parcours en profitant de l’archaïsme de la distribution et de l’impossibilité ou la complaisance des services de contrôle des prix. On oublie que l’homme produit de la richesse dans des conditions données en relation avec les contraintes de son époque. Lesdites conditions sont réunies et les contraintes soulagées par le politique et non par la «magie» de quelque technique économique. Ces conditions et contraintes, celles du mode de production capitaliste, ont été analysées par les théoriciens de cette économie (Adam Smith et Ricardo).
Karl Marx a brillamment explicité les secrets de cette économie (plus-value (1) à savoir les liens entre les forces de production (homme et technique) et les rapports sociaux (entre le propriétaire des capitaux et les travailleurs). Outre la relation particulière entre le travail et capital, les concepts de forces productives et rapports sociaux influent sur la société à travers le régime politique, les valeurs qui se tissent au sein de la société (citoyenneté, égalité des droits, égalité femme/homme…). De nos jours, on connaît la nature et le rôle des investissements et leurs conséquences sur la production de la richesse et sa répartition dans les différentes couches sociales. Comme on connaît l’air qu’on respire dans une société en fonction des libertés ou leur absence. C’est cet air de cette atmosphère qui va avoir des effets aussi bien économiques que culturels sur la société à travers le mode de vie qu’elle engendre.
Sur les deux plateaux de la balance d’une économie moderne, on trouve sur l’un la richesse produite et sur l’autre la monnaie qui mesure cette richesse et facilite sa circulation. Le lien de la production avec la monnaie signifie que la valeur de celle-ci est l’expression de la richesse d’un pays. Dans un pays comme le nôtre, la monnaie repose sur le pétrole/gaz payé en dollars. Elle est donc dépendante des fluctuations du volume vendu mais aussi d’un dollar dont la parité avec les autres monnaies obéit à l’Oncle Sam. La faiblesse de notre monnaie s’aggrave car nous consacrons «nos» dollars à l’importation de marchandises que nous ne produisons pas. Et gâteau sur la cerise, nous n’exportons pas grand-chose pour soulager le poids de ces importations. Rien d’étonnant donc que l’importation/dépendance et la faiblesse de la production nationale accouchent d’une monnaie/dinar quelque peu rachitique. Je fais grâce des acteurs «clandestins» qui vont charger ladite mule de la balance de «l’import/import» en exportant des devises de la corruption mais aussi de l’argent du marché informel qui échappe au circuit financier et bancaire, argent ensuite dépensé au square Port Saïd pour l’achat de devises. Ces informations sont connues de tous les Algériens et prouvent que l’économie n’est pas victime d’une quelconque fatalité mais d’une situation où se conjuguent des paramètres qui vont de l’héritage de l’histoire, en passant par la politique mise en place depuis l’indépendance. Le rôle d’une politique est d’imprimer sur la société une vision des choses, de mettre en place des leviers pour contourner et affronter les multiples obstacles de l’histoire et des réalités du monde d’aujourd’hui.
Mais revenons à l’alpha et l’oméga des forces productives (travail de l’homme et outils techniques) et aux rapports sociaux (règles juridiques, valeurs politiques, culturelles, idéologiques dans lesquelles baigne une société). Ce sont les liens dialectiques entre ces deux concepts qui jouent un rôle «positif» ou «négatif» dans la production des richesses et donc dans les dynamiques de l’économie et de la société. En clair, les forces productives «exigent» que l’on crée une atmosphère où le travail est valorisé et bien payé (2). Ils demandent à une société de se débarrasser de archaïsmes du conservatisme et des intolérances. Les grains de sable qui s’introduisent dans le rapport entre la sphère du capital et celle du travail produisent des conflits sociaux. La non-résolution des conflits entre les deux sphères en question sont à l’origine de mouvements sociaux qui peuvent déboucher (et ont débouché) sur des révolutions et même des guerres, les exemples ne manquent dans l’histoire depuis l’émergence du capitalisme (3).
Soixante ans d’indépendance, c’est peu pour combler le fossé hérité de l’histoire coloniale et des structures féodales de la société. Mais suffisants pour étudier et savoir appliquer les leçons de l’histoire des hommes et des sociétés. Suffisants pour former toute une armée de ces compétences humaines dans la technique, la culture, la politique, pour alimenter les rouages grippés par l’ignorance et combattre le charlatanisme, surtout celui qui exploite la fibre religieuse. Du reste, ces compétences existent mais, hélas, comme la presse algérienne le note ici et là, on les retrouve à exercer à l’étranger. Tant qu’on ne mettra pas au centre de la vie l’Homme, la machine économique fera des ratés. Tant que la société se contentera de «l’Homme sans qualités» (4), l’homme en question ne peut éviter de glisser sur la pente des frustrations et de la dépression qui pousse l’homme à aller ailleurs.
En faisant ces quelques observations, certes rapides, je n’oublie pas et ne me laisse pas aveugler par les images du libéralisme. D’autant que ce libéralisme qui veut faire croire que la politique doit laisser tranquille l’économie selon la fameuse formule de «laisser faire le marché», il est à combattre ou du moins on doit apprendre à ne pas tomber dans ces pièges. Ce même libéralisme fait appel par les temps qui courent à l’Etat, donc à la politique pour éviter de glisser sur la pente du déclin. Les tombereaux des milliards de dollars des Américains et des Européens investis pour faire face à la fois au coronavirus et moderniser les infrastructures (concurrence chinoise oblige) et l’annulation du contrat des sous-marins vendus par la France à l’Australie montrent que le politique à travers l’Etat est maître des Horloges dans la vie d’un pays. On oublie que les grandes découvertes scientifiques sont le fruit des investissements publics (armée notamment) et le privé vient ensuite récolter la mise en s’emparant des technologies et techniques. Si le politique (l’Etat) était un simple acteur, les plus grandes richesses aux Etats-Unis et en Europe ne dépenseraient pas des sommes folles pour élire leurs poulains. Les financiers desdits poulains vont ensuite dicter leurs vœux jusqu’à prôner une politique sociale pour éviter le grippage dans les rouages de la lutte des classes (exemple d’un patron américain richissime qui exige de payer plus d’impôts pour éviter la lutte des classes, avait-il dit, sérieusement à la presse).
Un dernier mot, ceux qui chérissent le libéralisme au nom du laisser-faire du marché et pour se débarrasser de la bureaucratie, argument bien faible si on prend le soin d’étudier la notion de la bureaucratie dans sa profonde nature et ses différentes façades dans l’histoire, il ne serait pas inutile chez nous d’enquêter sur la bureaucratie. On aura sûrement des surprises en découvrant que la bureaucratie ne gêne nullement les nababs qui détournent les lois à leur profit pour importer n’importe quoi. Et ensuite mettre leurs gains dans les paradis fiscaux, comme la presse l’a révélé. C’est le citoyen lambda qui souffre du petit bureaucrate dans une administration, lequel petit bureaucrate est protégé par un nabab incrusté dans l’appareil d’Etat, comme l’a montré le défilé devant les tribunaux des membres du clan.
A. A.
1- La plus-value, c’est la valeur ajoutée à une matière première transformée par le travail en produit fini, c’est donc le travail d’un ouvrier qui produit la plus-value. L’ouvrier touchera une petite part sous forme de salaire et la grosse part du profit ira au propriétaire du capital.
2- On le voit dans les pays européens où les gens ne veulent plus travailler dans des emplois fatigants, dévalorisés et pas bien payés. Avec la vieillesse de la population, ces emplois manquent à l’économie et les patrons font appel à l’immigration refusée par la France zemmourisée. Contradictions qui vont s’aggraver, et ce n’est pas le médiocre bagou de Zemmour qui arrêtera l’existence des contradictions du système.
3- On peut citer la Révolution française avant son déclenchement qui a été préparée par des batailles culturelles et idéologiques contre l’Eglise et l’aristocratie pour balayer sur le plan économique l’économie féodale et restreindre le poids de la religion. D’autres pays ont fait l’expérience d’abattre l’idéologie féodale qui leur a permis de mettre moins de temps pour combler leur retard avec les premiers pays capitalistes, l’URSS et la Chine.
4- L’homme sans qualités de Robert Musil est un roman classé parmi les chefs-d’œuvre de la littérature du XXe siècle. Il est une somme de narration à la fois philosophique et surréaliste d’un pays, l’Autriche des années 1930. Je cite ce grand roman parce qu’il décrit les contradictions aiguës de la société prise entre le cléricalisme religieux et une société comprenant de grands esprits. Le héros du roman est du reste un grand mathématicien qui n’arrive pourtant pas à penser et résoudre l’équation de sa société.
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