Et la Seine déborda de sang et de cadavres !
Une contribution d’Ali Akika(*) – Voilà la Cité belle assise à l’occident !/Voilà les quais ! Voilà les boulevards ! Voilà sur les maisons, l’azur léger qui s’irradie/Et qu’un soir la rougeur des bombes étoila. Ces vers sont de Rimbaud, le plus grand poète français. Il écrivit ces mots dans L’Orgie parisienne, en mai 1871, au lendemain des massacres des Communards de Paris en mars 1871. Comment ne pas penser à ces quais et boulevards de Paris du 17 Octobre 1961 ? Un siècle sépare ces deux événements où les rues de Paris ont connu le même spectacle de désolation, les mêmes détonations, les mêmes cris rageurs des loups dans Paris (1). Face à cette meute, avec un courage admirable, les parias du 17 Octobre 61, émigrés algériens, ont manifesté pacifiquement dans Paris sous la mitraille contre des mesures indignes d’un Etat qui se réclame du Droit.
Ainsi, ce mardi 17 octobre 61, les Algériens, les Algériennes et leurs enfants n’ont pas seulement bravé la pluie et les morsures du froid d’un hiver précoce, mais aussi le feu et les noyades par une police à qui on a lâché la bride pour assouvir sa haine. Les faits de cette journée ont été établis et l’histoire les a enregistrés. Il n’en reste pas moins que d’aucuns, dont la honte n’étouffe pas, continuent de refouler la vérité dans les zones sombres de leur conscience. Il est vrai que dans la France d’aujourd’hui, il manque un Emile Zola ou bien quand il existe on s’arrange pour le faire taire. Chez nous, il en est de même, Kateb Yacine qui écrivit en octobre 61, une lettre ouverte au peuple français sous forme de poème, nous manque aussi pour réclamer avec ses compatriotes la qualification de la répression de cette manifestation de Crime d’Etat.
Hélas 60 ans après, il est des gens biberonnés à la novlangue de la mondialisation qui détournent leurs regards et pervertissent le sens des réalités historiques en usant de mots de contrebandiers. Pour ces gens-là, comme dirait Jacques Brel, indignation et protestations deviennent dans leurs bouches des humiliations. Ce n’est pas la première fois que la langue de Molière est vernie de couleurs maurrassiennes ! Humiliation, c’est accepter de se laisser insulter sans répondre. Mais les petits soldats «new age», feignent ignorer que les Algériens n’ont pas courbé l’échine, et leur pays a été conquis après 17 ans de guerre sale et implacable. En octobre 1961, c’est la même Algérie en exil dont parle Kateb qui est sortie sans armes pour reconquérir dans les rues de Paris sa dignité bafouée. C’est un peuple qui a vu sa terre occupée par les armes et qu’il l’a reconquise par les armes…
Décidément, il y a beaucoup de gens qui se trompent de peuple dans notre pays et chaque fois, comme en Avril 80, en Octobre 88, en Février 2019, ce peuple a montré et prouvé sa bravoure ! Et ce sont les descendants de ce peuple qui, chaque 17 Octobre, sortent dans les rues de Paris pour dire : «Nous n’oublierons pas !» Les vrais humiliés, ce sont ceux qui cachent leur honte sous l’avalanche de phrases sentant bon la naphtaline. Ils réconfortent ces catégories rances de la France, responsables des crimes du 17 Octobre 61 dans leur refus de reconnaître le crime d’Etat commis ce jour-là. Heureusement, dans le paysage saturé de nos jours d’une lugubre musique jouée par un sinistre personnage, ce dimanche 17 octobre 2021, Français et Algériens partiront du cinéma du Rex jusqu’au pont Saint-Michel pour réclamer la qualification de crime d’Etat commis il y a 60 ans. Cinéma Rex sur les grands boulevards et Pont St-Michel, deux lieux de la scène du crime. Le premier où le sang d’Algériens a coulé abondamment mais vite nettoyé pour que les touristes étrangers ne voient pas pareil paysage inhabituel dans les rues de la ville des Lumières. Au Pont St-Michel où coule la Seine et à quelques dizaines de mètres de la Préfecture de Paris, ce fut aussi un lieu où des Algériens ont été ligotés et jetés dans la Seine, devenue ce jour-là un fleuve Styx (2).
On a beau cacher l’ampleur des faits de cette journée, trituré les mots pour jeter le doute sur la cruauté de la répression, le bilan de cette journée est lourd. On peut toujours faire appel à des idéologues pour interpréter la nécessité du rétablissement de l’ordre public, il n’en reste pas moins que le nombre des victimes et les conditions de leur mort ou disparition sont condamnés par l’éthique universelle et par le droit international. Ce crime de cette journée du 17 Octobre 61 s’est déroulé dans une capitale d’un pays doté d’un solide Etat, d’un gouvernement légitime et des lois qui reconnaissent le droit de manifester. Que faut-il de plus pour qualifier de crime d’Etat le comportement d’une police qui a obéi à des ordres ?
Un dernier mot, faut-il dire et redire que des Français ont aidé, soigné les Algériens et diffusé l’information de cette journée. Pour paraphraser un poète algérien (3), nous n’avons pas de haine pour le peuple français. Ceux qui prétendent le contraire font la confusion à dessein entre le peuple et l’Etat.
A. A.
* Réalisateur du film Enfants d’Octobre.
1- Allusion à la chanson Les loups sont entrés dans Paris chantée par Serge Reggiani, une allégorie à l’armée allemande en 1940 entrant dans Paris.
2- Le Styx est le fleuve de l’Enfer dans la mythologie grecque.
3- Bachir Hadj Ali, poète et musicologue.
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