Le maître et l’enseignant : au crépuscule de notre école
Une contribution de Slim Bensali – L’année scolaire n’avait pas encore commencé, mais lui, notre enseignant éclairé, avait déjà entamé sa nouvelle année, non pas à l’école reconnue, je vous le dis, mais dans des hangars délabrés et des lieux contestés.
C’était l’été, comme tous les autres étés, avec son soleil brûlant et ses canicules à 45 degrés qui nous faisaient, à l’ombre même, suinter et suer. On n’avait rien à brosser et rien à cirer pour nous occuper, et on ne disposait même pas de quoi «gazouiller», ni même un gadget pour «tchater». Twitter, Facebook et YouTube ne nous étaient pas connus. Et pour nous distraire, on trimbalait à longueur de journée nos corps étourdis de ce point-ci à ce point-là. Et comme musique pour nous divertir, on n’avait que la cigale et ses cymbales, gratuitement et à volonté. C’était ce qu’on appelait, malgré nous, nos grandes vacances de l’été.
Mais chose que je n’oublierai jamais dans cette bourgade très reculée du fin fond du pays, on avait, et comme par miracle, l’oncle H’med GuiGui ; ce respectable et respecté Maître de l’unique école de notre côté. Ni grand ni petit, d’une taille moyenne et élégamment habillé, il se rasait de près et avait toujours la barbe bien taillée. J’avoue qu’il nous impressionnait tous avec son regard acéré, perçant et précis. Qui d’entre nous pouvait, en sa présence, bavarder ou fixer son regard, si par malheur on le croisait dans la rue ? Il avait cette manie d’avoir pitié de nous et de notre temps perdu. Il n’aimait pas nous voir désabusés, dégoutés et ennuyés. Il n’aimait pas, simplement, nous voir perdus. Garçons et filles, on était enfants encore petits, mais pour lui, on avait l’âge où l’apprentissage et le savoir nous étaient ordonnés.
Oui, je vous le dis, et même si c’était l’été, il nous obligeait à prendre le chemin de la classe, une partie de la journée, de 10 heures du matin à midi, avec un emploi du temps bien soigné et bien étudié. Une obligation beaucoup plus morale que prescrite, évidemment, et qu’on ne pouvait refuser vu le respect que nos parents avaient à ce Maître très renommé. Il ne s’agissait pas de surpasser ou devancer le programme que l’institution pédagogique lui traçait mais plutôt de nous donner l’amour d’apprendre et l’envie d’être éduqués.
Il était celui qui endossait le rôle du Maître, dans la classe officielle ou celle de l’été, et même dans la rue. Il connaissait très bien son rôle, celui de nous donner la curiosité et le désir d’apprendre, l’amour et l’envie de se lever tôt le matin et prendre le chemin de l’école, évidemment à pied. Il était le Maître qui, le long de l’année scolaire, nous enseignait certainement les cours structurés et planifiés que l’institution pédagogique proprement lui fournissait, mais aussi la morale, le civisme et comment bien se comporter dans la société. Tantôt dur, tantôt aimable, il jouait le rôle du père, de la mère et bien sûr de l’instituteur qu’il était. Il savait qu’en nous transmettant correctement son savoir et en valorisant notre apprentissage, il participait honorablement à l’édification et au développement de la société. Il était l’incarnation du Maître instituteur que tout le monde honorait et vénérait.
L’oncle H’med GuiGui ne savait ni pleurnicher ni manifester. Les arrêts de travail et le chantage à la mode actuelle lui étaient inconnus. Il portait consciemment sa mission dans son cœur et dans son âme et connaissait ses exigences au sein de l’école, et ses conséquences sur la structure et l’évolution de la société.
C’était le temps du Maître et de ceux qui avaient donné à leur vie le sens de construire et de bâtir, de produire et de faire grandir, ainsi que transmettre et instruire. La richesse se mesurait au degré de la contribution à la grandeur de la société.
Chez nous, c’était l’oncle H’med GuiGui. Chez d’autres, il y avait Djaafar, Brahim, Hmidet, Fatiha ainsi que Msilti.
Oh que ce temps a changé ! La grandeur de l’oncle H’med GuiGui n’existe plus, et depuis belle lurette, elle s’est éclipsée et a disparu. La richesse se résume présentement à la grosse cylindrée stationnée à l’entrée de la villa à étages élevés qui, pour certains, renferme les trois ou quatre épouses autorisées. On ne se contente plus d’une rémunération honorablement gagnée et respectablement encaissée. Et si on peut faire comme les autres, on s’autorise, et sans complexe, certaines lucratives activités, quitte à parfois et intentionnellement méconnaître leurs insuffisances en honnêteté et ignorer leurs carences en intégrité.
La cupidité et l’amour du gain facile ont pris le dessus. Rien n’est plus gratuit et rien n’est plus désintéressé. Les cours se monnayent à prix élevés, de 3 000 DA à 5 000 DA l’heure s’il vous plaît, et tant pis pour les parents n’ayant pas d’amples portemonnaies. On ne peut se permettre de louper l’occasion d’élargir sa bedaine et de s’enrichir, et pour cela, on s’active même dans des hangars délabrés ou dans des lieux contestés, dans lesquels on entasse un maximum de contributeurs et de sujets.
Ce qu’on refuse et on récuse dans la classe et les lieux qualifiés pour les cours du jour, on l’accepte et on se l’autorise pour les cours du soir. A-t-on réellement l’aptitude de donner le soir ce qu’on ne peut procurer proprement le jour ? Si on a la capacité d’accomplir convenablement sa mission durant les temps appropriés, pourquoi pousse-t-on l’élève à se sentir obligé de suivre les cours du soir ? S’agit-il d’une procédure de bourrage du crâne de l’élève dans la journée, sans aucunement se soucier de la valorisation de son apprentissage et le diriger le soir vers ces lieux pour tout simplement le faire payer ? Cela s’apparente, en quelque sorte, à un procédé bien encadré, de racket et de supercherie, au vu et au su de la société, et développé avec la complaisance des autorités.
Bien qu’il ne souffre pas la misère et ne vit pas dans la pauvreté, ainsi qu’il ne rend pas, dans la plupart des cas, son logis de fonction une fois retraité, il se donne le droit de gagner là où l’impôt n’est nullement exposé. Vous avez bien compris, c’est bien de l’enseignant qu’il s’agit. Le Maître, tel que je l’ai connu, nous a bel et bien, et depuis longtemps, abandonnés.
Je le dis et sans rougir, que par ces temps-ci, l’enseignant, masculin ou féminin, rarement élégamment habillé et à l’allure souvent mal entretenue, est malheureusement devenu celui par qui se propage l’insouciance, l’indifférence et l’inaptitude à transmettre et à former. La réussite de l’élève n’est plus une priorité pour cet enseignant souvent mal formé, non préparé et n’étant, dans certains cas, qu’un simple rescapé. D’ailleurs, il ne cherche pas à se cultiver, ni à cumuler un peu plus de connaissances pour mieux transmettre son savoir et correctement dispenser ses cours, qu’il reçoit évidemment, bien ficelés.
Existe-t-il encore un minimum de conscience chez notre enseignant ? Ou probablement, c’est à l’image de cet arrogant médecin, pur produit de cet enseignant ingrat, qui ne peut montrer que son incapacité à convenablement soigner ? L’enseignant n’arrête plus de pleurnicher à longueur d’année et ne fait que trop réclamer, sans même se demander si son travail a été bien exécuté et sa mission bien accomplie. Grèves et arrêts de travail lui ternissent sa carrière, sans que son orgueil soit nullement embarrassé.
L’année scolaire n’avait pas encore commencé, mais lui, notre fameux enseignant avait déjà entamé sa nouvelle année, non pas à l’école, je vous l’ai déjà dit, mais dans des hangars délabrés et des lieux contestés.
Et, tenez-vous bien, ce carnaval n’a pas l’air de prochainement changer, ni de s’arrêter. Bientôt nous verrons notre aimable enseignant pleurnicher. Ses syndicats l’ont déjà préparé pour son grand show de cette année. La parade est déjà ordonnée, et pour ce prochain mois de novembre annoncée.
S. B.
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