L’histoire, la manipulation et le charlatanisme
Une contribution d’Ali Akika – Tout le monde a remarqué que l’ère de la domination totale d’une certaine presse est révolue. La perte de son prestige est due aux bouleversements des rapports de force sur le terrain. Signalons simplement quelques faits sans établir une hiérarchie ou chercher à percer l’énigme de l’œuf et de la poule. Puisqu’il s’agit de la presse, commençons par la balle qu’elle s’est tiré dans ses propres pieds. Cette balle, c’est la fameuse scène guignolesque du ministre américain de la Défense à l’ONU avec ses «preuves» d’armes de destruction massive de l’Irak symbolisées par une fiole qu’il présenta en direct au monde entier. Ensuite, ladite presse a alors vu surgir un adversaire de taille en le phénomène connu sous le nom de réseaux sociaux.
Disons tout de suite qu’il y a à boire et à manger dans ces réseaux, notamment les fake news ou fausses informations. Une certaine presse dite «noble» acculée par cette concurrence se mit à produire des fake news. En vérité, cette presse a toujours caché les vérités qui dérangent. Elle ouvrait avec complaisance ses colonnes à certaines plumes amies pour ne pas dire nerveusement orientées et en les fermant pour d’autres dites extrémistes. N’oublions pas cependant le rapport de force sur la scène internationale a permis à des Etats de mieux se défendre contre la hargne d’une presse qui ne montre pas un pareil courage quand il s’agit de pays fournisseurs de pétrole, d’uranium et d’autres minerais rares. Ce cadre général de la lutte idéologique menée sur le terrain de l’information, voyons comment se passe cette lutte chez nous. Un petit mot d’abord sur les outils de cette lutte, je veux parler des mots et des langues…
La langue arabe fait une différence, contrairement à d’autres langues, entre histoire, événements réels et histoire au sens de récit, de conte, de roman, fruit de l’imagination. En langue arabe, l’Histoire se nomme târîkh (événements réels du passé) et hykâyât (récits écrits ou imaginés). C’est la preuve que les mots d’une langue ont leurs propres racines, leur propre histoire. Ils ont aussi une caractéristique, c’est leur capacité et intelligence à échanger avec d’autres langues. Ce petit rappel n’est pas inutile car il permet de sonder l’âme des manipulateurs et révéler leurs objectifs. Quant aux charlatans, il faut les laisser patauger dans leur puits d’imbécilité car leurs «vérités» ne résistent pas aux vents de l’histoire. C’est quoi au juste l’histoire et pourquoi elle est l’objet d’une guerre féroce ? L’histoire, donc événements réels et l’écriture de cette histoire, constituent le socle sur lequel se construit une manière de vivre, de s’organiser et de penser, bref une entité politique appelée pays, peuple, nation. Tous ces éléments constitutifs se retrouvent dans le concept nommé Politique. Ainsi, l’histoire est inséparable du politique.
En Algérie, l’importance du politique est évidente dans le rapport à la colonisation et ensuite dans les relations entre la France et l’Algérie indépendante. On l’a vu lors de la parution du rapport de Benjamin Stora et ses retombées avec, entre autres, le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France. Et les effets directs dans les rapports algéro-français ont débordé sur la scène internationale. Notamment sur les conflits du Sahara Occidental et de la Palestine. Pourquoi ? Parce que le Sahara Occidental est occupé et colonisé par le Maroc qui considère la Polisario comme une simple devanture de l’Algérie. Et que le même Maroc invite un Etat à s’installer à quelque encablure de l’Algérie. N’importe quel journaliste et a fortiori des spécialistes de l’histoire et de la géopolitique connaissent les facteurs juridiques et géopolitiques qui sont à la source des conflits au Sahara Occidental et en Palestine.
En dépit de cela, il est des gens qui veulent faire oublier ces données et invitent les Algériens à sortir de la prison du passé et passer à autre chose pour ne pas être isolés sur la scène internationale. Bizarre argument, plaire au monde me rappelle un autre «spécialiste» de la stratégie qui suggérait que l’ANP sorte des frontières du pays pour acquérir du prestige sur la scène internationale (2). Tout ça n’est pas sérieux et même lamentable car ces «spécialistes» sont actionnés par des ressorts «secrets» très faciles à percer.
Il est des situations qui deviennent complexes car produits de moult facteurs historiques et notamment de l’agrandissement du périmètre où s’accumulent de nouveaux paramètres, mélange de population, des manières de vivre et de croire ou non, etc. Pour toutes ces raisons, il ne faut pas rester coller le nez sur le guidon et ne pas tenir, politiquement parlant, de ces nouvelles données. Mais s’agissant du Sahara Occidental et de la Palestine, il y a l’histoire et le droit international qui militent en faveur des habitants de ces deux pays. En dépit de ces vérités, il est des gens qui tendent l’oreille aux balivernes de ces deux Etats occupants. Ainsi, les souteneurs sont devenus plus royalistes qu’une grande partie du peuple marocain. Ainsi, ils sont devenus plus israéliens que Shlomo Sand qui a écrit un pertinent essai Comment le peuple juif fut inventé.
Mais revenons à un problème qui concerne directement le contentieux avec la France. Il a fait l’objet d’un rapport de Benjamin Stora. Les historiens algériens (1), ceux que j’ai pu lire, ont été à la hauteur de la dure bataille «dite mémorielle». Cependant, d’autres plumes utilisent plus les instruments de la polémique à deux sous que les riches ressources des outils conceptuels qui ont transformé notre regard sur les dynamiques qui ont secoué le monde. Pour se réconcilier avec l’histoire, ils n’ont trouvé que la formule bateau, «sortir de la prison du passé». Ils ont oublié, ou ne le savent tout simplement pas, la fameuse phrase : «Ceux qui ignorent l’histoire sont condamnés à la revivre.» Sortir de la prison de son passé ne vient pas de nulle part. Cette notion se trouve dans le rapport de Stora, comme il l’a répété à l’émission d’Arte du 20 décembre 2021.
Plus sérieusement, le passé comme prison est une métaphore devenue une tarte à la crème depuis que cet Occident, hanté par le spectre de la révolution, a trouvé un allié en la psychanalyse. Celle-ci utilise des techniques pour chasser ou effacer des gens fragilisés et victimes de traumatisme de leur histoire personnelle. Quand ça marche et la victime reprend goût à la vie, c’est fabuleux et il faut s’en féliciter. Mais comparer une société à un individu, c’est ce genre de parallèle qui révèle l’impuissance de son auteur à plonger dans les entrailles de l’histoire d’un pays. A côté de cette invitation à nous convertir en psychanalyse, d’autres se targuent de penser «contre le peuple» pour mériter l’identité du vrai enfant du peuple. Mais bon sang, le peuple n’a pas besoin de guide, et il l’a écrit sur tous les murs du pays l’été 1962 pour mettre fin à la guerre entre combattants. Il a donné encore des preuves le 5 octobre 88, en avril 2001 et enfin le 22 février 2019 où une gigantesque clameur retentit dans toute l’Algérie pour dire stop à un pharaon qui crut avoir endormi les Algériens.
Malgré toutes ces révoltes et émeutes, de résistance à la terreur intégriste, il est encore des gens qui osent de nos jours affubler ce peuple de ghachi, de populace, de plèbe. Ce peuple qui, pourtant, n’a pas été avare de courage et de sacrifice. Il faut dire que cette catégorie de gens a, en vérité, peur du «ghachi», un peuple qui est un obstacle à la matérialisation du fantasme d’une modernité de pacotille quand celle-ci montre ses limites dans la laideur des idées d’un personnage à la recherche éperdu d’une reconnaissance. Quelqu’un aujourd’hui s’y emploie mais il ne bénéficiera jamais de respect dans le pays de Robespierre, de Louise Michèle et de ses camarades de la Commune de Paris.
Un autre épisode de l’histoire de ce peuple de «ghachi» a été vécu le 22 février 2019, mais n’a pas encore révélé tous ses secrets, et les semences cultivées finiront par donner des fruits. Et cette future récolte n’entrera ni dans la case de psychanalyse ni dans la vision «zémourienne» de l’histoire….
Le Hirak, c’est le cri d’un peuple qui chantait en montrant les visages de combattants de la libération toujours présents dans sa mémoire. Le lien évident avec la Guerre de libération, la nature et la complexité des contradictions qui traversent la société expliquent la confusion qui a régné durant la courte période durant laquelle le peuple a occupé l’espace public jusque-là interdit à ces manifestations politiques.
Un dernier mot, la violence des polémiques et leurs conséquences sur les relations d’Etat France-Algérie qui ont un prolongement dans la société algérienne ont une explication. Cette lutte idéologique met face à face deux visions du monde. Il y a le vieux monde qui ne veut pas descendre de son piédestal et sa violence contre l’autre vision adverse se nomme le Woke, née aux Etats-Unis chez les descendants des esclaves. Leur lutte a des résonnances avec celle des «étrangers» français ou non qui contestent l’écriture de l’Histoire par l’Occident qui a colonisé l’Afrique. Cet Occident qui veut, exige que les victimes oublient d’où ils viennent. Il a engagé des armées de philosophes, de sociologues et même écrivains pour sortir de la prison de leur passé. On aura remarqué que là aussi, il applique la politique des deux poids deux mesures… Il y a ceux qui se déplacent jusqu’en Arménie pour défendre la mémoire du génocide. On leur demande juste de ne pas créer chez eux une atmosphère qui se traduirait par d’autres victimes.
A. A.
1- Benjamin Stora a fait une confidence à Arte le 20 décembre 2021 dans le magazine 28 minutes. Il a reconnu qu’en Algérie il a eu les soutiens d’écrivains algériens qu’il a cités mais pas d’historiens. Ça a dû l’attrister de voir des collègues ne pas partager l’analyse dans son rapport sur l’Algérie. Il tenta de se satisfaire de l’appui des écrivains qui navigueraient dans un autre imaginaire. Il oublia que nous sommes dans le champ de l’histoire et non dans la littérature, surtout quand celle-ci se range dans le rayon de la littérature de l’estomac.
2- J’ai écrit dans Algeriepatriotique, lors de l’amendement de la Constitution, mon opposition à l’envoi de l’ANP en dehors des frontières, opérations très souvent au service de puissances étrangères. Des «spécialistes» défendaient l’option de l’intervention, soi-disant, comme le font d’autres pays. Le Maroc, par exemple, qui fait la police à la place de la France qui, en retour, le paie grassement au Sahara Occidental. Mais le pompon de leur attitude, l’intervention de l’ANP, selon eux, hisserait l’Algérie au statut de puissance régionale. Misérable et fausse vision de la géopolitique qui, la vraie, s’alimente de l’intelligence de l’histoire.
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