Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République
Par le moudjahid Ali Hakkar – Mon cher Président de la République, c’est au crépuscule de ma vie que je viens, à 87 ans, pour la première fois de mon existence, du fond de nos montagnes des Aurès, m’adresser à notre président de la République en tant que citoyen et ancien moudjahid, en appelant à votre infini sens du devoir et de l’amour que vous portez à notre pays comme à ses enfants.
Je viens vous adresser une supplique plus pour mon fils aîné et toute l’Algérie que pour moi autant qu’elle nous concerne tous.
Vous voilà à présider – je m’en félicite autant que je vous en félicite – aux destinées de notre pays l’Algérie, cette Algérie pour laquelle nombre de ses plus valeureux enfants ont payé par leur vie le plus lourd des tributs du sang afin de faire cesser notre nuit noire coloniale de 132 ans, notre enfer sur terre où nous subissions l’indicible sort des Damnés de la terre, dénoncé par notre inoubliable frère moudjahid feu Frantz Fanon qui nous illumine encore !
Nous voilà, certes, aujourd’hui libres. Mais à quel prix !
Et tandis que l’empire colonial d’hier, notre agresseur-occupant, ne cesse continuellement jusqu’à ces derniers mois de légiférer des lois et dispositions glorifiant à tours de bras ses crimes contre nous, allant jusqu’à gratifier effrontément ceux qui ont sciemment, ou sur ordre, vilement sévi contre nos populations civiles sans défense en leur octroyant qui une reconnaissance, qui des allocations financières (comme plus tôt ceux à qui on attribuait des primes au nombre de nos têtes et oreilles coupées !), et tandis qu’il a fallu à l’Allemagne, qui a récemment demandé pardon à la Namibie, moins de cinq ans pour qu’elle s’amende de son éphémère occupation du territoire français, les autorités françaises, dont l’Etat nous a fait pire, et leurs élites politiques, tous partis confondus, comme la majorité de leurs médias, en viennent nous concernant tantôt à inverser le sens des responsabilités dans leurs quotidiennes diatribes contre nous, tantôt à nous dire être aussi responsables qu’eux de notre occupation ! Comprendre que notre défense vaut leurs crimes ! Le tortionnaire moins coupable que sa victime ! S’ingéniant à pervertir les faits par la sémantique et le narratif !
Plus de huit millions des nôtres assassinés en 132 ans d’occupation, pas une loi, ni le moindre remord de nos bourreaux ! A qui la faute ? A nous seuls.
Et mon fils aîné Abdelhamid de constamment me rappeler cette tiara safra (bombardier MD Dassault) qui un beau matin a froidement lâché sur lui une bombe au napalm ici : 35.40036197558687, 7.089849443554202 (vue du ciel, malgré le temps écoulé, l’empreinte circulaire du souffle de cette bombe est encore nettement visible, gravée à même le sol cernant les ruines de notre dechra restée depuis en l’état).
Alors âgé de juste deux petites années, mon fils Abdelhamid, rescapé, en a réchappé miraculeusement juste avec quelques brûlures grâce à sa défunte grand-mère qui, à l’intérieur de la demeure, lui a fait rempart de son corps en le mettant sous elle pour le protéger avant que celle-ci ne décède peu après des suites de ses blessures (des témoins moudjahid encore vivants de notre douar – dont ma sœur – qui alimentaient notre maquis vous en attesteront).
Depuis lors, Abdelhamid a grandi avec cette terrible brûlure dans son âme plus que dans sa chair, autant qu’il porte le souvenir des exactions que nous subirons peu après dans les bidonvilles de la région parisienne vers la fin des années 1950 et début 1960, plus précisément de Nanterre, des visites que nous rendions à mon frère cadet emprisonné à la prison de la Santé à Paris dans la même unité que feu Ben Bella (frère qui, grâce à Dieu, est aujourd’hui encore en vie à Khenchela). Nous serons de même profondément marqués par ce mois d’Octobre rouge de notre… sang dans les rues parisiennes et la Seine (Octobre 61). Sans parler des ratonnades auxquelles les policiers de cet «Hexagone», comme le chante leur Renaud, se livreront impunément sur tout ce qui était algérien les années suivantes…
Dès lors, le chemin de vie de mon aîné était tout tracé ! Marqué du sceau de l’infamie, il croupira 28 années durant dans les geôles de la République des «droits de l’Homme», des lumières et des libertés (dont 12 ans à l’isolement total), accusé sans preuve, ni témoin d’avoir au cours d’une fusillade de nuit en 1984 abattu deux policiers français, et ceci sur le fondement d’une procédure que les juges français s’étaient donnés à cœur joie de falsifier en y insérant une multitude d’actes faux (faux en écritures publiques alors passibles pour leurs auteurs de la réclusion à perpétuité) et qui, malgré leurs divulgations et diffusions par quasiment l’ensemble de la presse française durant une campagne de presse de près de dix années ininterrompues (presse écrite, radios et télés, mêmes publiques), et y compris la presse internationale dont notre propre presse, n’y changeront rien !
Sans l’intervention de notre Etat au plus haut niveau et des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme (auprès de laquelle mon fils, du fond de sa cellule, a obtenu par son forcené combat la condamnation de la France à l’unanimité des juges européens), du Parlement européen et du Comité des ministres du Conseil de l’Europe réitérées sans relâche de 1995 à 2012 et qui formulaient injonction sur injonction à la France de le libérer, il serait aujourd’hui au mieux encore en prison (comme le malheureux Georges Ibrahim Abdallah qu’il y a connu), au pire il ne serait plus parmi nous. Toutes les informations concernant son cas sont accessibles en ligne, tant sur le site des médias que du Conseil de l’Europe. Mieux, son cas fait l’objet de thèses et est débattu dans les foras universitaires !
Aussi, de même que je n’ai jamais une fois de toute ma vie quémandé la moindre faveur et j’ai, au contraire, toujours vécu chichement et humblement de mon labeur, de même ma présente démarche ne me fera pas dévier de ma philosophie de vie.
Celle-ci s’inscrit dans une tout autre motivation qui est une demande de justice. Il s’entend là que je viens solennellement vous demander :
1- de soutenir les actions que mon fils Abdelhamid a engagées auprès des autorités françaises pour qu’elles reconnaissent, d’une part, le crime du bombardement au napalm de la demeure où il est né et dans laquelle il se trouvait alors et, d’autre part, que ces mêmes autorités entrent en voie de réparation/restauration de cette même demeure, et ce sans souffrir des Accords d’Evian et clauses secrètes qu’on ne saurait valablement opposer, et
2- pareillement que pour lui, pour tout notre peuple et notre pays, son devenir et sa sécurité autant que son Histoire et son identité, nous vous conjurons d’instituer au plus tôt la loi décrétant crimes contre l’humanité, l’occupation de notre pays par la France du 14 juin 1830 au 3 juillet 1962, y incluant, y compris ses camps dits de «regroupements», ses essais chimiques et nucléaires et ses millions de mines anti personnel qui continuent d’attenter jusqu’à aujourd’hui à nos vies et dont elle se garde de nous remettre les cartes de leur emplacement. Il serait plus que temps. Au besoin, initiez-là via un référendum national, la voix du peuple étant la voix de Dieu. Vous en serez loué. Ainsi, grâce à vous chacune de nos victimes pourra demain saisir nos juges et ester contre l’Etat français génocidaire. Et ce sera justice.
D’autant, le fait que la France se refuse d’apprendre de ses crimes même passés 60 ans (!) quand elle est toujours prompte à pointer du doigt les autres pour qu’ils reconnaissent les leurs, nous en dit aussi long que sont révélatrices ses continuelles digressions contre nous, tous corps confondus, devenant les seuls boucs émissaires de leurs maux et de leurs tares.
Si comme le déclarait le défunt et glorieux général GIAP «l’impérialisme est un mauvais élève», la France en est bien ici le dernier de la classe (il ne lui suffit pas, en sus de 1963, de nous avoir créé et favorisé depuis 1975 un autre dangereux point de fixation au Sahara Occidental et qu’occupe son «interdépendant» et alter ego régime marocain expansionniste à qui elle a cru pouvoir céder plus tôt, en 1847, notre fleuve de la Moulouya pour «service rendu» ayant permis la prise de notre Emir Abdelkader, ses troupes sont à nos portes, notamment dans ce pauvre Mali qui nous est si proche, cernant toutes nos frontières avec d’autres forces occidentales au fumeux prétexte de «lutte contre le terrorisme» qu’elle couve elle-même et instrumentalise à satiété, non encore depuis les années 2010 mais depuis les années 1970-80 avec l’apport de ses satrapes et affidés du Golfe visant à mettre à sac notre région et à abattre du même coup toute République réfractaire en application de leur doctrine du chaos créateur… que documente très bien le sociologue Jacques-Alexandre Mascotto).
Cette même France qui, non contente d’avoir bombardé au napalm mon fils Abdelhamid, lui volera ensuite 30 ans de sa vie en l’enterrant vivant dans ses basses fosses indignes, en quartier d’isolement (et en le transférant à 50 reprises !) ; elle l’affligera, dixit ses propres juges, en guise de représailles, d’un «traitement inhumain et dégradant, violant l’article 3 de la CEDH prohibant la torture» (pour un seul exemple : interdits nous avons été de lui rendre visite les cinq premières années de son incarcération !) s’étant habituée à tous nous insulter.
Tel est l’envers du miroir de cette «patrie des droits de l’Homme» pour laquelle mon propre père comme des dizaines de milliers des nôtres s’étaient battus de 1939 à 1945 pour la libérer du joug nazi et qui, en retour, – ô comble de l’ingratitude ! – non seulement se sont vu nier tout droit indemnitaire ou de pension mais, encore bien pire, ont vu plus de quarante-cinq mille des leurs se faire sauvagement massacrer le 8 mai 1945 à Kherrata, Sétif, Guelma, cette même France qui reniait sa promesse de nous rendre notre liberté si on l’aidait à recouvrer la sienne et pour qui nous devions demeurer ad vitam aeternam «ses indigènes» et obligés (elle en oublie même que sa Constitution de 1958 est aussi… la nôtre, et la nôtre pas la leur). Nous n’avons pourtant pas de haine, seulement une sourde colère.
En accédant à mes deux demandes, votre nom y sera à jamais associé pour la postérité. Et en les exauçant, que ce soit dans cette vie ou dans l’autre (que je vous souhaite évidemment le plus tard possible), on retiendra que vous avez su rendre utile ce qui est nécessaire.
Puissiez-vous faire que cette œuvre de justice soit. Pour Dieu. Pour l’Algérie. Pour nous tous. Pour nos générations futures. Il n’est de contrainte ne pouvant s’y opposer.
Il n’est question ni de pardon ni d’oubli. Juste la justice, rien que la justice.
Que vive éternellement l’Algérie, libre et indépendante ! Gloire et éternité à nos martyrs !
Je vous souhaite santé et longue vie.
Fraternellement et indéfectiblement vôtre.
A. H.
Khenchela, cité de la Kahina
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