Quand le défunt Ghoualmi dénonçait les «monstrueuses invraisemblances»
L’ancien ambassadeur d’Algérie à Rome, à Paris et à Rabat, Mohamed Ghoualmi, a tiré sa révérence ce vendredi. Nous lui rendons un vibrant hommage en republiant sa tribune, teintée d’un sarcasme justifié et ô combien d’actualité, parue dans les colonnes du Monde le 12 mars 2001, dans laquelle il portait l’estocade à la nébuleuse du «qui tue qui», menée – à ce jour – par François Gèze et sa cohorte de félons auxquels le directeur de la maison d’édition-écran La Découverte fait signer ses propres pamphlets, truffés de mensonges et d’aberrations sur l’armée algérienne en contrepartie d’un asile doré en France.
«Ainsi, ce serait l’armée qui massacre ? La réponse définitive à cette question tragique est donnée par Me Imposimato, avocat italien, dans sa préface au livre La Sale Guerre. Pour lui, nul besoin de preuves pour le démontrer : c’est l’armée algérienne qui massacre.
Ainsi, l’armée algérienne, caste étrangère à son peuple car composée à plus de 90% de conscrits et, pour le reste, d’engagés volontaires, tuerait des civils désarmés, bombarderait des villages, brûlerait des enfants, assassinerait des jeunes scouts. Elle assassinerait aussi des jeunes recrues, des officiers, et ses propres unités s’entretueraient, juste pour crédibiliser les infiltrations dans les groupes armés du GIA.
Pourquoi tout cela ? Mais pour se maintenir au pouvoir, pardi !
L’armée algérienne ou ses généraux apportent ainsi une innovation de taille à la pratique politique : pour stabiliser son pouvoir… il faut le déstabiliser. Pour avoir la paix, il ne faut surtout pas cesser de faire la guerre, il faut continuer à l’alimenter. Cette pratique innovante a beaucoup de succès, comme peuvent le constater les esprits lucides.
Qui est depuis de nombreuses années accusé d’incompétence, puis de passivité, puis de complicité et aujourd’hui d’être l’auteur de la majorité des massacres ? Qui est visé par l’insidieuse question du «qui tue qui ?» par une commission d’enquête internationale et est aujourd’hui menacé de poursuites devant les tribunaux de l’espace judiciaire européen ? L’armée algérienne et ses généraux… masochistes.
Un éditeur et quelques intellectuels, à travers un témoignage tronqué, un ouvrage réécrit, entendent peut-être ouvrir les yeux trop longtemps fermés de millions d’Algériens !
Quelle ignorance et quel mépris pour l’une des opinions publiques les plus vivaces du monde arabe, pour son expression et ses institutions politiques, médiatiques, sociales et culturelles ! Quelle négation du combat quotidien et héroïque des Algériens contre le terrorisme et pour l’avènement d’un système plus démocratique. S’ils ne sont pas aveugles ou aphones, les Algériens seraient donc des lâches ou des complices de «crimes contre l’humanité» !
Qu’il y ait eu des exactions, des bavures et des dépassements dans la lutte antiterroriste, la presse algérienne n’a cessé d’en faire état, et les plus hautes instances officielles ne l’ont jamais caché. Des dizaines de cas ont été identifiés et leurs auteurs traduits devant les tribunaux militaires qui les ont sévèrement sanctionnés.
Quelles que soient les opinions des Algériens, elles combinent souvent la critique radicale du pouvoir politique au rejet sans compromis de l’intégrisme et de l’instrumentation du sacré, seules quelques voix isolées sollicitent une intervention étrangère pour trouver une solution à leurs problèmes. Ce n’est ni par xénophobie ni par fierté démesurée : ils savent dans leur immense majorité faire la part des choses. Ils perçoivent le danger mortel de cette équation qui entend renvoyer dos à dos le terrorisme intégriste et l’action des services de sécurité qui a évité à l’Algérie la «solution afghane».
La tragédie algérienne ne se déroule malheureusement pas in vitro, comme le suggèrent certains laborantins de la politique. Comme elle serait facile à résoudre si c’était le cas ! Soyons sérieux ! La tourmente dont l’Algérie émerge progressivement est trop profonde, trop complexe pour être appréhendée à travers des visions simplistes et réductrices.
Elle a menacé les fondements de l’Etat républicain et touché à l’essence même de la société algérienne. Elle en a affecté toutes les forces vives, toutes les composantes et toutes les institutions.
Elle a, paradoxalement, créé aussi d’immenses virtualités porteuses de modernité et d’avenir, car elle contraint l’Algérie à relever des défis trop longtemps différés dans l’ensemble arabo-musulman : rénovation d’une pensée religieuse sclérosée, séparation du politique et du sacré, légitimité des pouvoirs, transition démocratique, place de la femme, citoyenneté, émergence d’une véritable opinion publique.
S’il est naturel et normal que cette crise interpelle les consciences, elle doit aussi mobiliser les intelligences. Toutes les intelligences, et pas seulement celles qui alimentent un «débat» à sens unique et bénéficient d’une couverture médiatique qui étouffe toutes les autres.
Des opinions inhibées par cette répulsion très française à défendre le «képi» (surtout s’il est algérien), même lorsqu’il défend des valeurs qu’elles partagent, se taisent. Seules quelques voix isolées, noyées dans le tintamarre médiatique, s’élèvent ici en France pour susciter un vrai débat.
N’y a-t-il pas quelque arrogance à exclure de ce débat la quasi-totalité de l’intelligentsia algérienne dès lors qu’elle ne tire pas suffisamment fort sur le pouvoir, les militaires et les institutions de son pays ?
Le débat existe en Algérie, les intellectuels qui le souhaitent peuvent le rencontrer. Ils seront peut-être surpris de constater que tant l’éditeur François Gèze que le sous-lieutenant Habib Souaïdia sont interviewés et leurs propos intégralement publiés par les quotidiens algériens. Les tabous qui, hier, pesaient sur l’Algérie auraient-ils trouvé l’asile politique en France ? C’est vrai qu’il a fallu attendre quarante ans pour lever ceux qui pesaient sur la Guerre d’Algérie !
Alors qu’elle mène toujours une lutte implacable contre un terrorisme aveugle, l’armée, comme toutes les institutions, est au centre d’un débat public digne d’un grand pays démocratique. Si elle bénéficie de larges et sincères soutiens, elle est aussi l’objet de critiques, parfois objectives, mais aussi très souvent motivées par des visées politiques dangereuses pour le pays et sa stabilité.
Une tendance lourde s’affirme cependant qui, non seulement s’oppose vigoureusement à la diabolisation de l’armée, mais œuvre aussi à la protéger et à la préserver à travers l’approfondissement du processus démocratique et la consolidation des précieux acquis de la concorde civile, initiée par le président Abdelaziz Bouteflika, soutenue par l’ensemble des institutions et adoptée à une écrasante majorité par le peuple algérien.
Pour donner des leçons de démocratie, il faut être démocrate. Si l’on veut vraiment aider les Algériens, qu’on ait l’honnêteté élémentaire de les écouter tous et pas seulement ceux qui confortent les préjugés. Qu’on ouvre les grands médias en prime time, comme on l’a fait pour La Sale Guerre, aux survivants des massacres, dont les témoignages ne sont entendus ici en France que dans des cercles confidentiels
Qu’on interroge les Algériens dans leur diversité sur ce qu’ils attendent ou n’attendent pas de ceux qui veulent les aider et qui sont parfois animés des meilleures intentions. Pour cela, nul besoin d’aller ailleurs, des centaines de milliers vivent ici en France, cinq cent mille se rendent chaque année en Algérie, pays lointain, opaque, fermé, occupé par une caste étrangère, peuple bâillonné…»
M. G.
Ancien ambassadeur d’Algérie en Italie, en France et au Maroc, décédé ce vendredi.
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