Que cache la déclaration-choc de Kissinger devant la finance mondiale ?
Une contribution d’Ali Akika – Henry Kissinger, en idéologue du Temple de la finance, avertit du danger qui guette le monde censé être le «vainqueur» de l’Histoire et que d’aucuns ont signé sa fin. Pourtant, voilà Kissinger en personne qui annonce l’accélération de l’histoire à travers deux idées insupportables à tous ceux qui baignent dans le monde des illusions. L’Ukraine, dit-il, doit faire des concessions territoriales et l’Occident doit cesser de chatouiller la Russie. Kissinger ne dit pas des choses en l’air. En tant qu’acteur de la politique américaine, connaisseur de l’histoire et maîtrisant la philosophie des relations internationales, sa déclaration est une invitation à l’Occident de revoir sa copie. Il sait de quoi il parle car il est l’architecte de la politique américaine pour contenir l’autre monde et notamment un pays qui allait devenir le cauchemar des Etats-Unis. Il a conçu cette architecture en tant que secrétaire d’Etat de Nixon à une époque où l’Amérique était embourbée au Vietnam. Nous sommes en 1972, il organise le voyage de son président en Chine qui sera reçu par Mao Tsé Toung en personne, lequel a laissé le Premier ministre, le raffiné et habile Chou En-Lai, régler les affaires engendrées par le contentieux historique entre les deux pays.
Kissinger a dû briefer son président sur le grand stratège que fut Mao, auteur d’un essai sur la guerre populaire prolongée, nourri de l’art de la guerre de son ancêtre Sun Tzu et De la guerre de l’Allemand Carl Von Clausewitz. Ainsi, après la visite de Nixon, le duo Mao-Chou En-Lai vont récupérer le siège de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU et faire annuler leur statut de paria en brisant leur isolement, notamment économique. Pourquoi à l’époque les Américains ont-ils fait tant de concessions à la Chine ? Kissinger avait compris que l’Amérique avait intérêt à casser les liens entre les deux puissances communistes de l’époque, Russie et Chine, pour préserver le statut de gendarme du monde de l’Amérique. Aujourd’hui, il voit que la guerre en Ukraine est en train de consolider les liens entre ces deux pays. Pour empêcher cette catastrophe, à ses yeux, il demande à l’Ukraine de sacrifier des portions de son territoire. Son raisonnement est le produit de la double casquette d’un homme féru d’histoire et d’un théoricien des relations internationales qui lui ont appris que les frontières sont déplaçables mais aussi réversibles.
Voyons ce que cache sa déclaration au sujet de la Russie et de l’Ukraine. Notons que sa sortie médiatique retentissante a eu lieu à Davos devant un parterre de la crème de la finance mondialisée. Ce monde-là voit sa mondialisation secouée d’abord par le Covid-19 mais, surtout, par des pays qui s’organisent pour échapper à la dictature de ses circuits financiers et bancaires. «L’échappée belle» de ces pays émergents va se traduire par un dédollarisation d’une partie des échanges commerciaux. On peut deviner les sommes astronomiques qui ne vont plus tomber dans l’escarcelle des manitous de la finance. Un dollar affaibli et son périmètre de domination raccourci, donc plus de pressions politiques et autres embargos du gendarme du monde. Avec ces nouveaux acteurs de pays organisés autour du BRICS et autres organisations régionales, on voit se dessiner une jeune «mondialisation» à côté de la vieille mondialisation.
Là aussi, il est facile de deviner que ces deux entités vont se regarder en chiens de faïence. Et qui dit chiens affamés, la férocité devient l’arme pour apaiser la faim. Les deux guerres mondiales ont mis face à face des pays qui avaient la même économie (capitaliste) et grosso modo la même culture judéo-chrétienne. De nos jours, les contradictions sont encore plus aiguisées et la rapacité plus coriace qui poussent à la captation des richesses et au contrôle des routes où elles circulent. Sans vouloir jouer en démiurge, la guerre en Ukraine fait entrer dans la scène internationale Taïwan, donc l’obsession de la Chine qui taraude l’Amérique. Voilà donc le pari risqué et à contrecœur surement de Kissinger, échanger un peu d’Ukraine pour augmenter les chances de son pays face à la Chine, en l’isolant de la Russie.
L’inquiétude contenue de Kissinger trahit une préoccupation qui gagne l’Occident car cette fois ce n’est plus l’escapade dans un pays fragile où on fait un petit tour et on s’en va. Cette fois, il a une Russie en face de lui, et Kissinger conseille de ne pas chatouiller la Russie qui a brisé les reins des armées de leur époque, la France de Napoléon et l’Allemagne d’Hitler. Pourquoi cette «gentillesse» envers la Russie et un conseil-avertissement à son Occident ? Parce que la Russie possède l’arme nucléaire et Kissinger sait que les Russes sont décidés à l’utiliser quand ils voient les Etats-Unis vouloir les affaiblir, comme l’a déclaré ouvertement le ministre américain de la Défense. Kissinger a aussi remarqué la bourde de Joe Biden disant ne pas vouloir provoquer une guerre mondiale. Pour le stratège Kissinger, c’est plus qu’une erreur, une faute car on n’offre pas pareil renseignement à l’ennemi. Bref, Kissinger, en bon stratège, a voulu aussi, en tant qu’ex-adhérent du Parti républicain de Nixon et Trump, rappeler au démocrate Joe Biden qu’il n’est pas facile de piéger Poutine en le menaçant à travers l’OTAN. Il semble lui dire que le président russe est un joueur d’échecs et bon élève du jeu de Go, inventé par le pays de son ami Xi Jinping.
Le joueur d’échecs calcule plusieurs coups d’avance et le joueur de Go occupe du terrain pour fixer l’ennemi, les évacue ensuite pour les regrouper ailleurs pour atteindre le véritable but de sa guerre. Toute cette stratégie qui est en train d’être appliquée est passée au-dessus de la tête des «experts» des cafés de commerce, psalmodiant leur rengaine des victoires ukrainiennes sur les plateaux de télé, stratégie qui n’a pas échappé sans aucun doute au docteur Kissinger. Comme n’a pas échappé à son esprit la détermination du président Poutine consistant à mettre en échec le but d’affaiblir son pays, quitte à utiliser l’arme nucléaire. Kissinger n’a pas remarqué la même détermination chez Joe Biden ; en revanche, il a noté le refus d’engager l’armée américaine sur le terrain, préférant affaiblir la Russie par le biais des Ukrainiens et des mercenaires étrangers.
Ainsi, parmi les bouleversements géopolitiques, la guerre en Ukraine fait découvrir une petite fissure dans la sacro-sainte dissuasion de l’arme de terreur nucléaire. Ce n’est pas un hasard si, en pleine guerre, les Russes ont sorti et expérimenté le fameux missile hypersonique Sarmate qui peut atteindre n’importe quel point de la terre sans qu’aucune défense anti-aérienne ne puisse l’arrêter, ni le dissuader. La raison est simple : sa vitesse de dix à quinze fois la vitesse du son le met à l’abri de toute interception…
«Nouvelle mondialisation» rivalisant et menaçant l’ancienne mais fatiguée mondialisation. Celle-ci perd des marchés traditionnels qui tournent le dos au dollar, difficultés d’accéder aux matières premières qui n’obéiront plus au dieu-dollar. Si l’on ajoute que le monopole des sciences et des technologies nouvelles n’est plus l’apanage du seul Occident et si la dissuasion nucléaire ne joue plus son rôle de retenue et de sagesse, l’Occident retrouvera la bonne et vieille guerre entre l’épée et le bouclier. Et dans ce registre, ce sont les sandales en caoutchouc de Hô Chi Minh qui ont eu raison des godasses des G.Is américains. Ce sont donc toutes ces données et les bouleversements engendrés par la guerre en Ukraine qui constituent les matériaux d’analyses de Kissinger. Son message-testament adressé aux milliardaires réunis dans la station touristique de Davos est un dernier service qu’il veut rendre à un système qu’il a brillamment servi au prix des malheurs de peuples. Celui de la Palestine par exemple…
Pour conclure, il y a une étrange énigme dans ce système de la mondialisation qui produit des cerveaux comme Kissinger l’Américain et des Français comme Villepin (1) qui l’avertissent des dangers mais dont il ne tient pas compte. Et l’énigme de cette mondialisation est encore plus épaisse quand on la voit financer une «armée» de la désinformation qui s’illustre tous les jours par ses mensonges grossiers. Une machine capable de dire une chose et son contraire dans une même phrase. Exemple, les Russes conquièrent et entrent dans une ville-clé du Donbass alors que leur armée se délite, dit béatement la présentatrice télé (2). Rappelons que cette machine de mensonges a tiré à boulets rouges contre Kissinger quand il a osé demander au pouvoir ukrainien de céder des territoires. En vérité, il n’y a pas d’énigme dans les comportements de tout ce beau monde. C’est seulement l’expression des contradictions d’un système dont les acteurs/concurrents ne peuvent les surmonter que par la violence, comme ce furent le cas des boucheries des Deux Guerres mondiales.
A. A.
1- Aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, des voix s’élèvent contre des va-t-en-guerre sans partager forcément les mêmes idées ou les mêmes intérêts. Le cas de Dominique de Villepin, Premier ministre de Chirac, est l’exemple d’une bourgeoisie nationale qui ne veut pas se laisser avaler par les classes moyennes converties à la mondialisation.
2- Ce genre de paradoxe infantile me rappelle celui de régression féconde qui n’est que l’expression d’une impuissance intellectuelle à faire parler le réel.
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