Interview – Soufiane Djilali : «Notre société s’est gravement déstructurée !»
Algeriepatriotique : Le parti de Jil Jadid est en phase de reconstruction. Beaucoup d’intellectuels ont récemment intégré le parti. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Soufiane Djilali : Comme tout parti politique qui se respecte, Jil Jadid fait, à chaque échéance importante, son bilan et son autocritique pour dépasser ses propres limites. Je vous rappelle que c’est un jeune parti qui a réussi à se faire une place sur l’échiquier politique alors qu’il est né dans un milieu hostile et sans aucun appui, ni réseau préalable. Nous avons traversé les premières années (2011-2020) dans une opposition radicale au régime d’alors. Notre profonde conviction était que le précédent président de la République et ses équipes représentaient un danger existentiel pour l’Algérie. Aujourd’hui, il y a une opportunité pour avancer une nouvelle vision malgré la persistance d’une crise profonde et multidimensionnelle. Il s’agit de convaincre l’opinion publique sur les choix à faire, sur le projet de construction !
Beaucoup de ceux qui critiquent Jil Jadid nous accusent d’avoir été un opposant à Bouteflika et non pas à un système. D’abord, ils ne font pas la différence entre régime politique et Etat. Ils mélangent tout sous le vocable de système pour expliquer qu’une opposition radicale doit tout rejeter. Or, le «système» est en fait une mentalité qui est le soubassement de l’organisation de l’Etat. La réalité est que les textes législatifs, depuis la Constitution jusqu’aux lois les plus simples, sont dans les normes démocratiques et de droit. L’Etat de non-droit est justement la non-application de ses propres lois ! Je comprends parfaitement la problématique du «changement de système», mais celle-ci touche non seulement à la nature du régime politique mais aussi à une question anthropologique, ce qui relève d’un autre ordre en relation avec l’état de la société elle-même.
Mon opposition au régime Bouteflika était liée fondamentalement aux choix stratégiques touchant à la viabilité de l’Etat algérien. Je vous rappelle qu’il avait mis en place un pouvoir corrompu, prédateur et opportuniste. Il avait décidé d’affaiblir l’Etat algérien en manipulant les institutions, même les plus sensibles. Il avait ouvert le pays aux intérêts étrangers au détriment des nôtres, neutralisé notre diplomatie et livré l’administration à la gabegie. Cela n’a rien à voir avec la typologie institutionnelle ou le mode de management du pays. Bouteflika avait engagé l’Algérie sur une voie qui allait l’affaiblir, en liant ses intérêts vitaux à des centres de décision exogènes. C’était notre souveraineté qui était en jeu.
Pour revenir à votre question, oui, Jil Jadid attire de plus en plus d’intellectuels patriotes qui veulent contribuer à une action citoyenne pour offrir à notre société un courant politique moderne, respectueux de nos valeurs et conscient de ses intérêts stratégiques. Les formes d’engagement sont multiples. Certains souhaitent s’intégrer dans les structures (en particulier au sein du conseil scientifique), d’autres préfèrent garder leur autonomie mais collaborer librement, à titre individuel, ou même au sein d’une structure de concertation, à l’image d’un forum ou d’un think tank. L’essentiel pour nous est de construire un réseau d’intelligence qui travaille pour un projet de société d’avenir et dans l’intérêt du pays. Je tiens à préciser que la plupart de ces intellectuels sont désintéressés d’autant plus qu’ils bénéficient de situations professionnelles très favorables, souvent à l’étranger.
Je sais que Jil Jadid est attaqué sur le fait que sa base serait élitiste. La vérité est que la composante humaine est très diverse. Il y a l’universitaire mais aussi le simple fonctionnaire ou même le chômeur. En réalité, si élite il y a, elle est celle de la conscience patriotique et n’a aucune relation avec l’argent ou une forme de caste au-dessus du peuple. Il n’y a qu’à voir comment ont été élaborées les listes lors des élections. Pour le reste, il faut comprendre que pour nous, l’objectif n’est pas d’embarquer les gens sur des promesses populistes, juste pour avoir des voix et gagner des élections. Ce qui nous motive, c’est la construction d’un grand parti national bâti sur une doctrine solide et qui apportera, le moment voulu, de vraies solutions aux problèmes structurels accompagnées par des hommes et des femmes capables de les porter. Sinon, le parti est ouvert à tous, sans restriction.
Selon des indiscrétions, la défaite de Jil Jadid lors des élections législatives fut amère pour les membres du parti à tel point que l’idée de dissoudre le parti vous a effleuré l’esprit. Si oui, qu’est-ce qui vous a empêché de passer à l’acte ?
Il n’y a pas de doute que les résultats des élections législatives n’étaient pas à la hauteur de nos espoirs. Je vous rappelle que nous avions une présence politique de premier ordre ces dernières années, que nos listes étaient de grande qualité et que la campagne électorale avait été, de l’aveu de tous, une grande réussite. Malheureusement, le taux de participation a été très faible ; la logique clientéliste et les puissances d’argent toujours en action ont prévalu le jour du scrutin. Tout cela pour dire que ces élections ont été pour nous un moment de déception. Les résultats en sièges ne correspondaient absolument pas aux efforts du parti. Notre message n’a pu mobiliser des électeurs en nombres suffisants. Il reste que les règles du jeu politique sont ce qu’elles sont. Enfin, pour nous, il ne s’agit pas de défaite. Nous entrons pour la première fois à l’APN et nous avons plusieurs élus locaux dont des présidents d’APC.
Maintenant, à nous de fortifier notre base et d’avancer. Les changements n’interviendront que progressivement. Les forces d’inertie sont encore très actives. La phase électorale nous a menés à déclencher une profonde réflexion au sein du parti, sans aucun tabou, d’autant plus que le congrès est à l’horizon (il est prévu pour les 24 et 25 juin). Cependant, je peux vous assurer qu’à aucun moment il n’a été question de dissoudre le parti. Lorsque, avec quelques membres fondateurs, nous avions décidé de créer Jil Jadid, notre décision était de faire un parti pour les nouvelles générations et n’était en aucun cas lié à un succès ou à un échec à des élections.
Par contre, il y a eu un débat ouvert en interne sur la meilleure stratégie à entreprendre pour l’avenir et quelle direction pouvait être en situation de conduire le parti dans les meilleures conditions. Les conclusions sont consignées dans une longue synthèse, résultat d’un très large débat au sein de toutes les structures nationales et locales durant six mois et qui sera présentée lors du 2e congrès ordinaire.
Est-il vrai qu’un programme politique complet est en phase d’élaboration en perspective de la présidentielle de 2024 ? Si oui, pouvons-nous connaître quelques idées et engagements de Jil Jadid ?
Jil Jadid avait adopté lors de son premier congrès ordinaire en 2017 son projet de société. Un programme politique détaillé a ensuite été préparé en vue des élections législatives de 2021. Cependant, ce programme reste ouvert et devra être constamment amélioré. C’est d’ailleurs l’une des responsabilités du conseil scientifique qui est actuellement formé d’une vingtaine de commissions thématiques, à l’image de l’organisation d’un gouvernement. Chaque commission est en charge d’élaborer de nouvelles propositions, de reformuler des approches et de réactualiser les contenus. Ce travail n’est lié à aucune échéance particulière. Nous voulons seulement rester connectés à l’évolution du pays. Ces documents, projet de société et programme politique, sont librement accessibles sur le site du parti (jiljadid.org). Chacun peut critiquer la qualité et la pertinence de ces analyses et propositions.
Les partis d’opposition ont quasiment disparu de la scène politique et ce juste après la présidentielle de 2019. Aujourd’hui, quelle est, concrètement, la place des partis politiques en Algérie ? Comment évolue Jil Jadid au milieu de ce flou politique ?
La vie partisane en Algérie est difficile et compliquée. Nous sommes dans une société qui est profondément bouleversée par son histoire contemporaine. Le contact entre la modernité exogène et nos structures sociétales traditionnelles a eu pour conséquences l’effondrement de notre ancien système de vie, sans alternative viable pour le moment. Notre société a perdu ses repères traditionnels et n’a pu encore acquérir ceux de la modernité, qui, elle-même, reste un impensée. L’individu lui-même est dans un désarroi existentiel. D’où le malaise général, la défiance de tous envers tout, l’instabilité des positions, les contradictions comportementales…
Les pouvoirs publics n’ont jamais abordé ces questions sous cet angle. Depuis l’indépendance, les programmes politiques consistaient en propositions économiques, sociales ou financières. Personne n’a sérieusement posé la question de la transition sociétale qui allait secouer les Algériens, en particulier dans les années 1990. Le pouvoir s’était occupé tant bien que mal de la gestion du quotidien mais jamais de son âme. Sans culture, il n’y a pas de civilisation. Or la culture, c’est l’expression de l’esprit d’une nation. A part quelques visionnaires qui avaient prêché dans le vide, les dirigeants étaient obsédés, parfois de bonne foi, par la dimension matérielle de la vie. Ne dit-on pas «science sans conscience n’est que ruine de l’âme» ? On peut paraphraser en disant «civilisation sans culture n’est que ruine sociétale».
Ainsi, dans l’Algérie d’aujourd’hui, il est difficile de stabiliser un courant de pensée cohérent et homogène sous forme de parti politique. Nous devons faire un long et persévérant travail pour clarifier et stabiliser des concepts, expliquer les fondements idéologiques en actions et opter pour des choix conscients pour tel ou tel projet de société.
En ce qui concerne Jil Jadid, nous faisons de la formation interne un axe important de notre activité. Les cadres du parti sont appelés à assimiler les cinq degrés de formation qui lui sont dispensés (initiation, projet de société, programme politique, géopolitique et idéologies).
Sachez que ce travail est effectué grâce à l’engagement des cadres, tout cela sans aucun appui financier de qui que ce soit, sinon celui des adhérents par leurs cotisations. La progression dans les structures du parti est en lien direct avec le niveau de formation de chacun. Notre objectif est d’avoir une ressource humaine de grande qualité, bien formée politiquement et capable d’assumer son rôle en tant qu’élite issue du peuple pour construire l’avenir de l’Algérie.
Dans votre livre Algérie, une nation en chantier, sorti en 2002, chez les éditions Casbah, vous écrivez : «L’Algérie a besoin d’un peu de temps encore. Le temps que les nouvelles dynamiques en germes s’épanouissent et remplacent les anciens rapports de force qui ont jusque-là prévalu». Vingt années plus tard, les anciens rapports de force sont toujours là…
Oui, absolument. C’est d’ailleurs une question qui se pose au-delà de la pratique politique. Tout le monde parle de rapports de force dans ce qui s’apparente à une lutte fratricide. J’entends surtout les discours enflammés de certains nous expliquant que le seul moyen de réaliser le changement est de contraindre le pouvoir à céder en utilisant la force populaire. D’où vient cette idée de «rapport de force» et que veut-elle dire exactement ?
Le rapport de force est, comme son nom l’indique, une relation d’exercice de la contrainte d’une partie sur l’autre. Ce type de relation relève d’un comportement naturel mais primitif depuis que la vie s’est installée sur terre. Même les végétaux peuvent exercer des influences de lutte et parfois de prédation les uns sur les autres. Le règne animal est en perpétuelle guerre entre les espèces et à l’intérieur d’une même espèce. D’où d’ailleurs les grandes théories de la sélection naturelle darwinienne. Homo Sapiens n’a pas échappé à ces règles naturelles pour la survie. Le besoin de sécurité individuelle ou du groupe, la rareté des ressources alimentaires ou tout simplement la cupidité ont été à la base de la constitution des pouvoirs qui ont pris plusieurs formes jusqu’à la construction des Etats modernes. La course au pouvoir s’était faite sur la base de la force jusqu’à ce que l’homme se soit rendu compte que son intérêt bien compris était l’organisation de règles consensuelles et impersonnelles pour accéder au commandement.
C’est cette organisation qui a fait sortir l’humanité de l’ère primitive pour la faire entrer dans le cycle de la civilisation. Le phénomène est fondamentalement lié à un élargissement de la conscience humaine. Sortir de l’animalité et le conditionnement par les instincts pour s’élever vers des formes plus évoluées et détachées des pulsions de l’égo : c’est cela le sens profond de toutes les grandes traditions spirituelles.
Pour resituer votre question dans les contextes historique et géographique qui sont les nôtres, laissez-moi vous dire combien notre société traditionnelle s’est gravement déstructurée, laissant les Algériens dans un désarroi profond. Nos relations se sont dégradées, la confiance en notre système de vie s’est évanouie. Le réflexe de survie pousse les individus à se réfugier dans leur périmètre de sécurité, qu’il soit tribal, clanique, identitaire ou religieux. Ces catégories deviennent porteuses de valeurs et d’ambition contradictoires. Cet antagonisme génère et aggrave les tensions et crée ainsi des conditions conflictuelles. En l’absence de mécanismes sociétaux et/ou étatiques de régulation, le rapport de force s’installe entre les antagonistes comme issue naturelle à leur crise.
Cette notion de «rapport de force» vient de ce comportement réflexe des individus, très profondément ancré dans leur psyché. Jetez un œil sur notre société, regardez les rapports entre les conjoints, les parents et leurs enfants, les «éducateurs» et les enfants, les employés et leur patron ou tout simplement entre gouvernés et gouvernants. Tout se construit sur ce rapport de force, entre dominants et dominés.
Si nous aspirons à une société moderne dans le sens d’une société éduquée, hautement civilisée, où il fait bon d’y vivre et où les rapports humains sont pacifiés alors il nous faut introduire le rapport de raison à la place du rapport de force. Pour cela, il faut faire un travail d’éducation dès l’école, il faut impliquer les grands médias et les réseaux sociaux dans cette logique. Il faut du temps, des efforts, de la générosité… mais c’est cela le vrai engagement envers sa société. Apaiser les esprits, apprendre à assumer ses responsabilités, respecter les autres dans leurs croyances, convaincre par la persuasion et la patience…
C’est à un changement de paradigme auquel appelle Jil Jadid. Je crois que la société a besoin d’un tel discours, et non d’un discours de haine et d’exclusion.
Les extrémistes islamistes algériens entreprennent des campagnes de prosélytisme à travers les réseaux sociaux, ciblant la femme, leur première préoccupation. L’Etat peut-il lutter contre leur propagande sur le Net ?
L’islamisme politique a été un malheur pour les musulmans. Au final, il n’a apporté que mort et destruction. Au lieu de voir en l’islam un message divin, appelant l’homme à s’élever, à dépasser ses peurs, ses contradictions et, surtout, son égo, l’idéologie islamiste a opéré par l’inverse, stimulant l’intolérance, l’exclusion, les jugements intempestifs et brutaux, la misogynie, la violence et l’archaïsme.
Il n’y a pas de doute que beaucoup d’Algériens sont à la recherche d’une voie de salut. Ils vivent mal l’acculturation et la déstructuration de leur société. La recherche du refuge apaisant et sécurisant dans la religion absolutiste ou l’identité ethnique révèle ce malaise de vie. Pour sortir de ce marasme, l’Etat est la seule entité capable d’organiser les moyens humains, pédagogiques et sécuritaires pour offrir un projet de société qui prenne en compte cette dimension. Si les programmes de l’Etat s’arrêtent à l’énumération des projets de construction des logements ou de création d’emplois, alors nous aurons laissé de côté les questions de fond qui, tôt ou tard, nous reviendront à la figure comme un boomerang.
Voyez ce qui se passe en Occident, une civilisation fondée sur la dimension matérielle et technologique. Malgré son immense richesse matérielle, les difficultés humaines auxquelles il doit faire face aujourd’hui sont d’ordre civilisationnel. A nous de tirer les bonnes conclusions des expériences des autres pour éviter les grands pièges et construire ainsi un avenir plus heureux.
Vous avez demandé une audience à l’ambassadeur de la Fédération de Russie en Algérie. Vous a-t-il reçu ? Que pouvez-vous nous dire sur cette rencontre ?
Oui, j’ai fait cette démarche parce qu’il m’est très rapidement apparu que le conflit en Ukraine reflétait un enjeu beaucoup plus grave que celui d’une crise entre deux pays voisins. Par ailleurs, j’ai été heurté par la réaction incroyablement violente des Etats, politiques et médias des pays de l’OTAN à l’encontre de la Russie. Je voulais donc comprendre la situation en écoutant la partie russe dont la voix avait été totalement étouffée par les médias classiques auxquels nous avons accès. Son Excellence l’ambassadeur de Russie, dont la mission en Algérie est d’ailleurs arrivée à terme, a pris le temps qu’il fallait pour expliquer les raisons profondes des décisions de son pays.
L’Algérie tente de se maintenir en position de neutralité par rapport à l’opération russe en Ukraine. Cela dit, se tenir à l’écart du conflit semble déranger l’Occident. Quelle a été votre analyse par rapport au ballet diplomatique des grandes puissances en Algérie ? L’Algérie peut-elle craindre des sanctions à cause de sa neutralité ?
A son corps défendant, l’Algérie s’est trouvée dans une position délicate dans cette affaire car elle détient des éléments de solutions pour les deux pôles en conflit. Par sa position géographique de proximité avec l’Europe, ses richesses en hydrocarbures et son positionnement politique, elle est devenue intéressante pour tout le monde. Il est donc naturel qu’elle subisse des sollicitations, et même des pressions de toutes parts. Il est donc difficile pour elle de garder intactes ses relations diplomatiques et ses intérêts économiques avec tous les partenaires. L’Algérie a des liens économiques et commerciaux avec l’Occident, en général, que l’histoire et la géographie ont façonnés. Mais elle a aussi des liens diplomatiques et sécuritaires avec la Russie.
Notre position équilibrée, sans engagement dans un pôle ou l’autre, nous permet de préserver notre souveraineté et nos intérêts. Il reste qu’à long terme un monde multipolaire offrirait de bien meilleures garanties pour chacun. Un monde unipolaire, globalisé et, surtout, soumis à l’idéologie mondialiste équivaudrait, au niveau planétaire, au totalitarisme qu’à eu à vivre par exemple l’ex-URSS. L’Occident a appris au monde les bienfaits de la pluralité, de la démocratie et des contre-pouvoirs institutionnels. L’idéologie mondialiste portée par certains courants politiques occidentaux en est la négation. La multipolarité est donc la garantie de la démocratie au niveau mondial.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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