Une guerre nucléaire est-elle possible en Europe ?
Une contribution de Hocine-Nasser Bouabsa – Pendant les dernières trentaines années, les relations entre Moscou et Washington n’ont, en réalité, jamais été un fleuve tranquille car si la Russie présidée par l’alcoolique Boris Eltsine s’était pliée de gré ou de force au diktat états-unien après la disparition de l’URSS, celle que Poutine commande depuis plus de vingt ans est beaucoup moins disposée à accepter la dominance, que les Etats-Unis se sont fixés comme paradigme de leur politique étrangère.
Depuis le début de la guerre d’Ukraine, ces relations ont pris une tournure ouvertement hostile et beaucoup d’indices confortent l’idée qu’une guerre froide version 2.0 – entre, d’une part, le camp atlantique dominé par les Etats-Unis et, d’autre part, la Russie, de facto l’héritière unique de l’ex-bloc communiste – s’est installée entre l’Oural et les Rocky Mountains. Mais l’épicentre apocalyptique d’une confrontation ouverte, en cas d’escalade non contrôlée, se situera sans doute en Europe, continent où les Etats-Unis ont bâti leur première ligne de défense contre l’«ours» russe, comme la propagande occidentale aime bien désigner le plus grand pays de la planète.
Le sentiment des Russes d’avoir été dupés par l’OTAN
Bien que la logique de la guerre froide reste inchangée, trois grandes différences entre l’ancienne et la nouvelle version de cette guerre influencent massivement le développement des évènements résultant de l’invasion de l’Ukraine : 1) le glissement de la ligne de démarcation entre les deux protagonistes, du cœur de l’Allemagne – divisée de 1945 à 1991 en République fédérale d’Allemagne (RFA) avec sa capitale Bonn, membre de l’OTAN, et en République démocratique d’Allemagne (RDA) avec sa capitale Berlin-Est, membre de l’ex-Pacte de Varsovie – vers l’est, en Ukraine. 2) les Russes, en général, et leurs dirigeants, en particulier, sont persuadés que l’OTAN les a dupés et n’a pas honoré les accords conclus, et ressentent encore les douleurs de l’humiliation occidentale qu’ils ont dû supporter, en raison de la naïveté politique de Gorbatchev ; 3) la Russie est gouvernée par un chef d’Etat omnipotent, prêt à utiliser toutes les options, inclue l’arme nucléaire, pour défendre les intérêts de son pays car il est convaincu que c’est la pérennité de la Russie, en tant que nation, qui est en jeu.
Des milliers d’ogives nucléaires braquées sur l’Europe
Si le premier point, c’est-à-dire le glissement de la ligne de démarcation vers l’Ukraine, représente un atout géostratégique et militaire pour l’OTAN par rapport à la situation des années 1980, les deux autres ont cependant une valeur psychologique déterminante en faveur de la Russie, dans le sens que les dirigeants de ce pays connaissent la grande valeur de l’arsenal nucléaire russe comme arme dissuasive et que la population russe les soutient dans leur stratégie de confrontation. Le président français Macron et le chancelier allemand Scholz, qui ont plusieurs fois longuement communiqué avec le président russe, ont bien compris l’équation dangereuse de l’arme atomique associée à la détermination de Poutine de s’en servir en cas de besoin. Ce dernier a d’ailleurs confirmé publiquement la validité de cette option et a déjà déclenché les mécanismes sécuritaires préparatoires et opérationnels qui y sont liés. Pour donner du poids aux déclarations de son chef, l’armée russe a procédé récemment à des manœuvres militaires simulant l’utilisation de l’arsenal nucléaire avec plus de 1 000 soldats.
Certes, les Etats-Unis ont peut-être une chance minimale d’échapper à une apocalypse totale, en cas de confrontation nucléaire, cependant l’Europe n’aura pas cette chance, surtout en raison de la proximité géographique avec la Russie, qui possède plus de 6 000 ogives nucléaires et dont un nombre important menace de radier l’Europe de ce monde. Il est donc dans l’intérêt de l’Europe, de sa périphérie méditerranéenne et du continent africain – qui est très dépendant de l’Europe – avec leurs populations totales de presque 2 000 millions d’habitants que le conflit de l’Ukraine ne déborde pas et que la raison prenne le dessus sur les faux calculs de l’égoïsme états-unien.
Une Helsinki (CSCE) élargie pour bannir le spectre d’une guerre nucléaire
Sachant 1) que le président russe n’acceptera pas tant qu’il est en vie une défaite de son pays et que si on acculait encore longtemps l’armée russe sur le terrain de la guerre classique par la livraison de grandes quantités d’armes à l’Ukraine, il finirait par donner l’ordre à l’utilisation de l’arme nucléaire, 2) que les Etats-Unis et l’Europe ne souhaitent pas une guerre nucléaire et 3) que la Russie ne peut pas tenir une éternité face aux sanctions que lui imposent ses adversaires, il clair qu’aujourd’hui ou demain l’OTAN et la Russie vont devoir s’assoir à nouveau autour d’une table pour négocier la future carte sécuritaire de l’Europe, dans le cadre d’un arrangement similaire au format de la conférence d’Helsinki. Donc, autant donner la chance à la diplomatie et la médiation pour que les premières rencontres entre les deux belligérants aient lieu le plus tôt possible.
Dans le cadre de ces négociations, l’importance démographique de chaque pays devrait être prise en considération. En effet, il est inacceptable que des petits pays tels l’Estonie, la Lituanie, Lettonie, la Tchéquie, la Slovaquie et Moldavie avec leurs quelques millions d’habitants puissent avoir l’outrecuidance d’exiger de l’Allemagne et la France (ensemble, 150 millions habitants) de faire à leur place la guerre contre la Russie. La crainte de ces petits pays est légitime et compréhensible, et doit être suffisamment prise en compte à travers des garanties internationales, mais ils ne peuvent pas prendre toute l’Europe et même l’Afrique en otage en poussant au pourrissement.
Pour rappel, c’est à Helsinki que s’est tenue la première Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) entre 1973 et 1975 et qui fut clôturée par la signature de l’Acte final d’Helsinki le 1er août 1975. C’est cette conférence qui fut à l’origine du dégèlement des relations est-ouest dans les années 1970.
Pour pouvoir s’engager dans la voie d’une nouvelle version de Helsinki (ou Vienne), il faut, d’une part, stopper immédiatement la livraison d’armes à l’Ukraine – l’objectif est de diminuer l’intensité des combats –, et d’autre part, former un groupe de pays neutres qui se chargeraient de convaincre la Russie d’accepter un cessez-le-feu immédiat. Un tel cessez-le-feu est la condition sine qua non pour pouvoir reprendre l’exportation des céréales russes et ukrainiennes qui font défaut actuellement sur le marché international. Ce qui rend ces produits alimentaires de base inaccessibles pour les populations les plus déshéritées de la planète, en général, et en Afrique, en particulier.
Il est clair que les négociations vont durer plusieurs années. Pendant ce temps, il faut opter en parallèle pour une stratégie de négociations de petits pas pour dégager des accords partiels qu’il faut plus tard intégrer au fur et à mesure dans l’accord global en fonction des progrès. L’expérience gagnée pendant Helsinki I sera certainement d’une utilité pour les parties.
Zone-tampon entre l’OTAN et la Russie
Une des raisons majeures que la Russie invoque pour justifier l’invasion de l’Ukraine concerne l’extension de l’OTAN vers l’Est et particulièrement l’intention des politiciens au pouvoir à Kiev actuellement d’intégrer l’Alliance atlantique. Leur démarche est d’autant injustifiable qu’inutile parce qu’elle provoque un déséquilibre sécuritaire massif au détriment de la Russie, mais ne génère aucune plus-value sécuritaire pour l’Ukraine. Au contraire, ce pays souffrirait d’une adhésion à l’OTAN plus qu’il ne gagnerait car il deviendrait automatiquement le champ de bataille d’une confrontation militaire entres les deux blocs.
Le mieux pour l’Ukraine est donc d’opter pour la neutralité garantie dans le cadre d’un Helsinki II. Ce statut de neutralité devrait aussi à court terme concerner la Moldavie. La Finlande et la Suède devraient, elles aussi, conserver ce statut qui a bien profité à leur population dont le niveau de vie est l’un des meilleurs au monde. Prétendre que la Russie menace leur sécurité est un immense non-sens parce que ce dernier pays ne l’a pas fait depuis plus de 70 ans.
Dans le long terme, la zone-tampon que jouait l’Ukraine pour séparer l’OTAN et la Russie devrait être non seulement conservée mais élargie à d’autres pays, comme l’Estonie, la Lituanie, Lettonie et même à la Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie et l’Arménie pour former une longue ceinture de séparation.
La sécurité des pays de cette zone-tampon devrait être garantie par des accords ancrés dans le droit international. Tout acte militaire hostile à leur égard devrait déclencher automatiquement une condamnation et une riposte de toute la communauté internationale.
La mise en place de l’architecture de sécurité et de paix esquissée ci-haut est un long processus et nécessite un large soutien des populations européennes, à travers une démarche pacifiste, comme ce fut le cas pendant les années 1980. Il est regrettable que le mouvement qui fut l’incubateur de cette démarche, en l’occurrence le parti des Verts allemands a dévié de son idéologie pacifiste initiale et a rejoint pratiquement le camp des va-t-en-guerre atlantistes et qu’il ne soit donc plus en mesure de jouer le rôle d’un peace maker.
Je reviendrai sur ce sujet dans une prochaine contribution.
H.-N. B.
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