Quelle politique sociale pour relever les défis qui se posent à l’Algérie en 2022 ?
Une contribution de Nouredine Bouderba – La formidable mobilisation populaire du 22 février 2019 est venue rappeler avec force que la voie de développement visant à édifier une Algérie démocratique et sociale comme promis le 1er novembre 1954 a été dangereusement abandonnée. Une déviation qui a commencé en 1980 avec la restructuration-destruction du tissu industriel et économique et poursuivie avec l’auto-ajustement de 1991 et le programme d’ajustement structurel imposé par le FMI en 1994 et enfin par la privatisation-prédation des années 2000. L’Algérie paye aujourd’hui des choix opérés depuis quarante ans.
La pandémie du Covid-19 a mis à nu un monde inégalitaire et injuste ainsi que l’incapacité des Etats affaiblis par les politiques néolibérales en vigueur depuis 1980 à protéger les populations et à répondre à leurs besoins face à la crise. La crise sanitaire a montré que la santé publique n’était pas un coût mais une opportunité pour les Etats. En Algérie, cette pandémie a mis en évidence les conséquences catastrophiques de l’abandon graduel de la gratuité des soins et des déserts médicaux ainsi que les répercussions sur la santé publique de la privatisation de certains secteurs névralgiques, à l’exemple du secteur de la production de l’oxygène médical. Mais la crise a aussi montré que c’est l’hôpital public, et lui seul, qui, malgré son affaiblissement et l’insuffisance des ressources, a relevé le défi en protégeant la population grâce, entre autres, au courage de ses blouses blanches qui ont payé un lourd prix.
La pandémie a montré que le secteur privé qui capte pourtant l’essentiel des dépenses de santé des ménages et de la sécurité sociale, non seulement n’a été pratiquement d’aucun apport face à la crise mais de plus s’est distingué, pour la majorité de ses opérateurs, par une exploitation éhontée de la crise en imposant des prix injustifiés des actes médicaux et d’exploration.
La pandémie a montré enfin l’incapacité de l’Etat de protéger le pouvoir d’achat de millions de travailleurs du secteur économique et des chômeurs, confinés durant des mois.
En 2022, l’inflation mondiale qui touche l’alimentation et l’énergie n’épargne aucun pays et met à mal le pouvoir d’achat des populations même des pays développés. Cette crise et cette inflation qui sont appelées à durer mettent en évidence l’impérieuse nécessité pour les Etats de mettre en œuvre des politiques de sécurité alimentaire et énergétique, de valorisation de leurs ressources naturelles mais aussi de protéger le pouvoir d’achat de leurs populations, en plafonnant les prix des produits de large consommation, y compris énergétiques, et en réglementant les prix et marges des autres produits.
Face à ces défis et à d’autres qui menacent la souveraineté de l’Algérie, le pays n’a d’autre choix que de renforcer la cohésion nationale et la cohésion sociale nécessaires au vivre-ensemble.
En plus des nécessaires ouvertures du champ politique et médiatique, de la promotion des libertés démocratiques individuelles, collectives et syndicales, il ne peut y avoir de consensus national sans le progrès partagé, sans la consécration des droits sociaux fondamentaux et une lutte implacable contre la pauvreté et les inégalités.
Le débat réel que soulèvent ces enjeux concerne des choix fondamentaux pour le pays et la population sur lesquels les forces patriotiques et démocratiques doivent s’entendre :
1- Doit-on consacrer plus de richesses à la satisfaction des besoins des populations en matière de santé pour continuer à faire baisser le taux de mortalité des différents groupes d’âge de la population et allonger l’espérance de vie en bonne santé des Algériens grâce à la prévention sanitaire et à l’accès de tous aux soins ou accepter une politique à deux vitesses caractérisée par l’inégalité sociale et géographique devant la maladie et la marchandisation des soins alors que la nomenklatura se soigne à l’étranger ou dans les cliniques privées en Algérie avec l’argent de la Sécurité sociale ?
2- Doit-on maintenir l’effort d’assurer l’enseignement gratuit et accessible à tous et dans tous les paliers tout en améliorant sa qualité, ce qui n’est possible que si des ressources suffisantes sont mobilisées pour construire d’avantages d’écoles, de classes et de cantines scolaires et de recruter et de former d’avantages d’enseignants pour accueillir toute la population juvénile ? Ou doit-on accepter un système d’enseignement à deux vitesses avec la privatisation et la marchandisation de l’éducation et du savoir ?
3- Doit-on aller vers plus de sécurité économique, professionnelle et sociale ou se résigner à la flexibilité et la précarité qui feront des travailleurs justes des variables d’ajustement des bénéfices des patrons et des multinationales ?
4- Doit-on consolider le système de Sécurité sociale basée sur la solidarité et la répartition, qui est l’une des plus belles réalisations de l’Algérie indépendante ou faut-il se résigner à une grande insécurité sociale avec des remises en cause de la couverture médicale pour tous et des droits à la retraite ?
5- Enfin, doit-on continuer à améliorer le pouvoir d’achat des Algériens à l’aide des transferts sociaux et les subventions pour ne pas les priver d’un toit, de protéines et calories, de l’éducation, de la santé et de l’énergie, et ce aux prix internationaux de ces produits qui sont hors de leur portée ? Ou faut-il priver une grande partie de la population des bienfaits du développement ?
Les salaires en Algérie sont très bas. Leur part dans le revenu national est passée de plus de 40% dans les années 1980 à 28.1% en 2019. De 1994 à 2019, le salaire moyen en Algérie n’a cessé de reculer en valeur réelle, selon l’OIT.
En 2022, le salaire mensuel moyen, avec l’équivalent de 265 euros, représente entre 4% et 9% seulement de celui d’un salarié des pays européens développés, des Etats-Unis, du Canada ou du Japon avec la particularité d’une distribution très inégale en Algérie.
Par ailleurs, il faut noter que la politique fiscale en Algérie est injuste. Elle ne se conforme pas au principe d’égalité des citoyens devant l’impôt. Progressivité insuffisante, généralisation du régime de forfait pour les fonctions libérales, non-imposition du patrimoine et des grosses fortunes, multiples exonérations et abattements sans contrepartie, niveau très élevé de l’impôt non recouvré, évasion fiscale…
Les dépenses fiscales (qui sont des subventions fiscales) dont personne ne parle se sont élevées, selon la Cour des comptes, à 700 milliards de dinars en 2019. Et encore, il s’agit de dépenses partielles puisque «le ministère des Finances ne tient pas une situation exhaustive de ce genre de dépenses», selon la Cour des comptes.
Toujours en 2019, l’impôt non recouvré s’élève à 13 000 milliards de dinars. Hors amendes judiciaires, il est égal à environ 5 000 milliards de dinars. Soit l’équivalent de 25 ans du montant annuel des subventions alimentaires.
Au sujet de la prétendue surconsommation et du gaspillage
Il n’est pas juste de dire que les prix en Algérie incitent à la surconsommation et au gaspillage. Comparativement à la France, par exemple, où les salaires sont, en moyenne, supérieurs de dix fois à ceux en vigueur en Algérie, il est intéressent de noter qu’en 2022 le prix d’une baguette de pain coûte à un salarié moyen deux fois le salaire d’une minute de travail, aussi bien en France qu’en Algérie. Mais pour un litre de lait, c’est le salaire de 5 minutes de travail pour un salaire moyen algérien contre 2 minutes pour un Français.
Une différence au détriment du travailleur algérien est constatée pour tous les produits de large consommation : 22 min contre 2 pour le sucre, 8 heures contre 2 heures pour une consultation d’un médecin spécialiste avec la précision que les consultations et soins sont pris en charge par la Sécurité sociale et l’Etat à hauteur de 80% au minimum en France contre une moyenne de 20 à 30% pour l’Algérie.
En matière de consommation énergétique, l’Algérie est partie pratiquement de zéro en 1962 au moment où le niveau de consommation avait atteint son plein dans les pays développés. Entre 1800 et 2000, la consommation énergétique a été multipliée par plus de 20 fois en Asie et en Europe et par 150 fois en Amérique du Nord. Toute analyse de l’évolution actuelle de la consommation énergétique en Algérie doit tenir compte de ce décalage.
D’ailleurs, en 2019 la population algérienne qui représente 5,6 pour mille de la population mondiale n’a consommé que 4,4 pour mille de la consommation énergétique mondiale. Avec 1 548 kg équivalent pétrole (kgep) en 2019, un Algérien a consommé en moyenne moins de la moitié de l’énergie consommée par un Européen, un résident des pays du Golf ou par un Iranien. Supprimer les subventions de l’énergie, c’est la précarité énergétique assurée pour la grande majorité des Algériens.
N. B.
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