Quand la France officielle outrage l’Emir Abdelkader au Mucem de Marseille
Une contribution de Pierre Daum – La grande exposition de l’été du Mucem est consacrée à Abdelkader, grand résistant algérien à l’invasion coloniale. On pourrait y voir le signe d’une avancée dans la reconnaissance du caractère illégitime de l’entreprise coloniale. Il n’en est rien. Derrière une beauté formelle se dissimule la même vision coloniale du «bon» rebelle algérien, à l’opposé des «mauvais fellaghas» de 1954.
Pour sa grande exposition de l’été, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille a choisi de présenter la vie de l’Emir Abdelkader (1808-1883), grand personnage historique algérien. Cette exposition, ouverte en avril, a reçu un éloge unanime de la presse et de divers commentateurs. Construite selon un parcours chronologique efficace, dotée de tableaux, de sabres et de manuscrits originaux très bien mis en valeur, l’exposition ne souffre d’aucune imperfection formelle. De même, on ne peut que louer l’intention du Mucem de mettre en valeur un personnage algérien aussi important mais peu connu des Français, et considéré par les autorités algériennes comme un des premiers héros de la résistance à la colonisation française. Cependant, à y regarder de plus près, on est effaré de constater que derrière la magnificence de la présentation réapparaît, sans aucun recul critique, ce même récit du «farouche combattant qui finit par se rendre et par aimer la France» construit par le colonisateur dès la «pacification» de l’Algérie.
Petit rappel historique : né dans une famille de l’aristocratie maraboutique de l’ouest du pays, près de Mascara, Abdelkader unit en 1832 plusieurs tribus sous son commandement et mène une guerre de résistance pendant quinze ans aux envahisseurs français. Il rend finalement les armes en 1847 contre la promesse de pouvoir s’exiler librement en Orient avec sa famille. Quelques semaines plus tard, les autorités françaises se parjurent et l’emprisonnent avec les siens (une centaine de personnes) d’abord à Pau, puis dans le château d’Amboise. Il y restera quatre années, dans des conditions très rudes (froid, humidité, malnutrition), avant d’être relâché à l’automne 1852 par le président Louis-Napoléon Bonaparte, deux mois avant qu’il ne s’autoproclame empereur des Français. L’Emir Abdelkader s’exile alors en Turquie, puis en Syrie, où il passera 28 ans (de 1855 à 1883), avant d’y décéder à l’âge de 74 ans. En 1966, le président Boumediene fera rapatrier ses cendres pour une inhumation en grande pompe dans le Carré des martyrs du cimetière El-Alia, à Alger.
L’exposition du Mucem n’édulcore en rien la violence de l’armée française, évoquant même les massacres de civils algériens partisans d’Abdelkader lors des «enfumades» pratiquées, selon la «doctrine Bugeaud», par les généraux Cavaignac et Pélissier en 1844 et 1845. Le parjure français est largement documenté, comme les conditions de vie à Amboise : une archive nous apprend que sur les 94 personnes composant la cour de l’Emir, 25 y trouvèrent la mort, dont l’une de ses femmes et deux de ses enfants. Arrive ensuite la libération du malheureux prisonnier, après une courte visite de Louis Bonaparte à Amboise. Apparaît alors dans l’exposition un grand tableau de François-Théophile-Etienne Gide, Les chefs arabes présentés au prince président (1852), où l’on voit Abdelkader s’agenouiller devant le maître de la France et lui baiser humblement la main.
Un texte rédigé par les commissaires de l’exposition nous explique que l’Emir, plutôt que de partir tout de suite en Orient, aurait décidé de se rendre à Paris pour remercier le prince français de sa magnanimité. C’est tout. Sans aucune autre explication. Comme s’il était naturel que ce chef rebelle, trahi, emprisonné indument, qui a vu le quart de sa famille et de ses fidèles mourir de faim et de maladies dans les pièces glaciales du château d’Amboise, dont des milliers de ses partisans, ont été «enfumés» sur ordre des généraux français, décide de retarder son installation hors du pays de sa prison pour venir baiser humblement la main du chef de l’Etat ennemi.
L’Emir a-t-il été victime d’un syndrome de Stockholm avant l’heure ? Ou bien y a-t-il eu négociation secrète entre lui et le président Bonaparte dans laquelle, en échange de sa liberté (et d’une pension annuelle de 100 000 francs, nous apprend un fac-similé du Journal illustré de 1852), il s’engageait à aider ce dernier à se construire une image de pouvoir et de bonté utile à son coup d’Etat institutionnel organisé deux mois plus tard – et aux cérémonies duquel, retardant encore plus son départ, Abdelkader va participer ? L’exposition ne pose aucune question, reprenant implicitement à son compte l’idée de l’époque que tous les Algériens, surtout s’ils étaient sages et intelligents comme l’Emir, ne pouvaient que reconnaître non seulement la force militaire de la France, mais surtout la puissance de ses valeurs de modernité et d’humanisme.
Dès lors, c’est sur ce fil conducteur-là que se poursuit l’exposition. On y voit un Abdelkader échangeant une correspondance avec plusieurs grands esprits français, dans laquelle il exprime son admiration pour la France, son peuple et son esprit de modernité. Il effectue plusieurs voyages à Paris pour participer, comme invité de marque, aux expositions universelles. Une pièce entière est consacrée à son soutien sans faille au projet de percement du canal de Suez par le diplomate et entrepreneur français Ferdinand de Lesseps, un projet éminemment colonial, destiné à transporter à moindre coût les matières premières de l’Indochine et des Indes vers l’Europe – mais de cela, l’exposition n’en dit mot, préférant rapporter la glose de l’Emir vantant un canal «reliant les peuples de l’Orient à ceux de l’Occident».
Et, surtout, le Mucem nous montre un Abdelkader, certes, musulman, voire très pieux et très pratiquant, mais soufi – ce qui signifie, dans l’imaginaire occidental, un gentil musulman pas du tout agressif. Et en plus vaguement franc-maçon, preuve évidente de sa «tolérance» ! Avec comme point d’orgue les fameuses émeutes antichrétiennes de juillet 1860 à Damas, où Abdelkader se serait interposé au péril de sa vie pour les sauver. Un épisode répété ad nauseam dès qu’il s’agit de l’Emir Abdelkader (l’exposition en fait même un «précurseur des droits de l’Homme»), comme s’il était a priori étonnant qu’un musulman veuille sauver des chrétiens. Par contre, rien ne mentionne la religion des assaillants, laissant supposer qu’ils étaient musulmans – alors qu’ils étaient druzes, une ethnie dont les croyances ismaéliennes sont très éloignées de l’islam.
Presque un siècle plus tard, en 1949, quatre ans après le soulèvement de Sétif et de Guelma et les massacres d’Algériens qui s’ensuivirent, le gouverneur général français d’Algérie fit ériger près de Mascara une grande stèle à la mémoire d’Abdelkader. Sur la face principale du monument est inscrite une phrase attribuée à l’Emir : «Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l’oreille, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères à l’intérieur et à l’extérieur.» Magnifique travail de propagande, qui vide tout sens politique à la contestation de l’ordre colonial inaugurée à Sétif, et qui, au lieu de dénoncer les crimes perpétrés depuis un siècle par la France sur le peuple algérien, propose «l’apaisement des communautés». Cette stèle n’apparaît nulle part dans le Mucem. Et pourtant, on le comprend, elle y aurait été bienvenue, tant sa citation reflète l’état d’esprit macronien à l’origine de l’exposition.
Le Mucem est, en effet, un musée national inauguré par le président François Hollande en 2013. La nomination de son directeur se fait en Conseil des ministres et le choix de ses grandes expositions requiert l’aval du ministre de la Culture. Après avoir inauguré l’érection d’une stèle en hommage à Abdelkader à Amboise, le 5 février 2022, l’Elysée a nommément cité, dans un communiqué daté du 18 mars suivant, l’exposition du Mucem comme faisant partie de la «démarche de vérité [du président Emmanuel Macron] visant à construire une mémoire commune et apaisée». L’étape suivante sera d’ailleurs la création d’un «musée de l’Histoire de France et de l’Algérie», qui devrait ouvrir ses portes à Montpellier, nous précise le communiqué. Un comité scientifique est déjà mis en place, piloté par Florence Hudowicz, conservatrice au musée Fabre de Montpellier, et… co-commissaire de l’exposition Abdelkader du Mucem.
Dès 2003, un premier projet de «musée de la France en Algérie» avait vu le jour à Montpellier, porté par Georges Frêche, ancien édile sulfureux de la ville. Selon les mots du maire, ce musée était destiné à «rendre hommage à ce que les Français ont fait là-bas». Après une première démission du comité scientifique, choqué de se faire insulter par M. Frêche («Rien à foutre des commentaires d’universitaires trous du c…, on les sifflera quand on les sollicitera !»), l’édile avait sollicité Florence Hudowicz pour tenter de relancer le projet. Puis il était mort, son successeur avait repris la flamme, et un nouveau comité scientifique avait été constitué, toujours sous la direction de Mme Hudowicz. En 2014, changement de maire et abandon brutal du projet. Il réapparaît aujourd’hui au cœur de la politique mémorielle d’Emmanuel Macron, soi-disant dans un esprit radicalement différent, selon les quelques éléments recueillis ici ou là. En parcourant attentivement l’exposition du Mucem, on a toutes les raisons d’en douter.
Ouverte le 6 avril dernier, l’exposition se poursuit jusqu’au 22 août 2022. Elle est accompagnée d’un catalogue très intéressant, publié aux éditions Actes Sud, comportant des textes plus critiques que l’exposition elle-même.
P. D.
Journaliste, chercheur
Ndlr : Le titre est de la rédaction. Titre originel : Abdelkader au Mucem : une vision coloniale de l’Emir.
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