Démystification de la prétendue «crise berbériste» de 1949
Une contribution de Khider Mesloub – Dans la littérature politique berbériste, il est coutumier d’ériger l’année 1949 en symbole du dévoiement national de l’Algérie, autrement dit de la dénaturation de l’identité culturelle et linguistique algérienne. Pour les impénitents opposants algériens contemporains, toutes obédiences confondues aux orientations politiques confuses, à des fins d’instrumentalisation politicienne, la «crise berbériste» marque également l’inauguration de l’esprit despotique de la gouvernance algérienne.
Il est de la plus haute importance de procéder à la démystification de cet incident appelé improprement «crise berbériste» de 1949 (souvent invoquée par les opposants comme l’étape inaugurale de la répression de toute dissidence politique en Algérie postindépendance, en particulier d’inspiration berbériste, et donc le début de l’ère de la crise de la «démocratie» en Algérie).
En effet, l’idéologie berbériste a toujours décrit, selon une conception complotiste de l’histoire, cet anecdotique événement comme une «crise berbériste». Autrement dit, une cabale ourdie contre les «Kabyles», authentiques défenseurs de la pureté identitaire berbère de l’Algérie, selon les thuriféraires du berbérisme ethniciste ; une conspiration menée contre les «Kabyles» pour leur supposé atavique esprit démocratique, dangereux pour l’Algérie indépendante.
Or, en vérité, cet incident mineur de l’histoire de l’Algérie (connu exclusivement du cercle restreint du mouvement nationaliste algérien de France, donc totalement méconnu de l’ensemble de la population algérienne à l’époque des faits en 1949, ni en Kabylie, région pourtant censément concernée) s’apparente à une guerre d’ego, et non à un affrontement identitaire. A un conflit de leadership, et non une guerre linguistique. Nul doute, les protagonistes de cette «crise berbériste» de 1949 sont majoritairement nationalistes d’expression kabyle (des «Kabyles»).
Il est utile de rappeler que cette crise éclate au sein de la Fédération de France du PPA-MTLD, animée par de jeunes intellectuels francophiles occidentalistes d’obédience laïque, notamment le trublion Rachid Ali Yahia, fraîchement élu à la direction, pour qui la colonisation est jugée comme «une œuvre de salubrité civilisationnelle» dans un pays archaïque dominé par la «rétrograde religion islamique», ennemie du progrès, obstacle à l’émancipation institutionnelle démocratique et sociétale.
De surcroît, selon les berbéristes, la «crise de 1949» illustre la dénégation de la dimension amazighe de l’Algérie, le refus de l’«Algérie algérienne», ce slogan effectivement proclamé en 1949. Or, il faut préciser dans quel contexte ce slogan est énoncé. Dans un contexte colonial où la puissance occupante affirme sans cesse que «l’Algérie est française». C’est contre cette allégation coloniale – Algérie française – que des militants nationalistes algériens proclament que l’Algérie est algérienne, sans l’accompagner d’aucune précision sur sa véritable identité tant elle était évidente pour l’ensemble des Algériens. Cette proclamation – Algérie algérienne – s’adresse en fait aux colons, et non aux Algériens. Ce slogan – Algérie algérienne – est brandi contre les autorités coloniales françaises, et non contre d’autres Algériens pour les convaincre de l’identité spécifiquement algérienne de l’Algérie colonisée par la France. Les berbéristes, par mauvaise foi ou ignorance historique, soutiennent que le slogan «Algérie algérienne» était hissé contre les tenants de l’identité arabe et musulmane de l’Algérie, comme emblème national pour affirmer le substrat berbère de l’Algérie.
Or, le berbérisme est une construction idéologique conçue par la France coloniale. Bien plus : le berbérisme a toujours été, dans la société algérienne, une lubie de petits-bourgeois intellectuels repus. Tous les nationalistes algériens condamnaient énergiquement le berbérisme car il était d’essence coloniale. Aussi, cette crise de 1949 ne peut être caractérisée de «crise berbériste». Car le mouvement nationaliste algérien était totalement exempt de toute contamination berbériste. Pour preuve, pour l’ensemble des nationalistes – avant comme après 1949 –, le berbérisme est considéré comme un courant idéologique construit machiavéliquement par le colonialisme aux fins de diviser les Algériens.
Qu’une infirme minorité d’Algériens d’expression kabyle, francophile et assimilationniste (Si Amar Boulifa, Jean Amrouche, Augustin-Belkacem Ibazizen), ait adhéré à l’idéologie berbériste, cela ne fait aucun doute. Mais le berbérisme, d’essence coloniale, fut toujours fustigé comme une hérésie nationale par les nationalistes algériens.
Certes, les principaux acteurs de cette «crise berbériste» de 1949 sont majoritairement d’expression kabyle (des «Kabyles»). Mais ils sont moins accusés pour la promotion de leur langue que de leurs positions laïques, et surtout leur impatience révolutionnaire illustrée par leur empressement d’engager rapidement la lutte armée contre la France coloniale. Contrairement à la direction de l’organisation PPA-MTLD, dirigée par Messali Hadj.
Ni crise berbériste ni crise anti-berbériste, mais crise du messalisme
En effet, résolu à maintenir son hégémonie sur le mouvement nationaliste algérien, le mandarin pusillanime Messali Hadj, partisan du panarabisme, allié des Oulémas, pour domestiquer la colonne vertébrale militaire du PPA-MTLD, l’Organisation spéciale, décide d’écarter ses rivaux laïcs non arabophones, moins pour des raisons idéologiques que stratégiques.
Il faut donc replacer l’exclusion des militants nationalistes en 1949 dans le registre des enjeux de pouvoir personnels au sein de la direction du PPA-MTLD et de la nouvelle stratégie de lutte révolutionnaire armée imposée par l’histoire à l’ensemble des militants nationalistes algériens, et non dans une dynamique d’affrontements identitaire et linguistique. Cette crise de 1949 revêt un caractère politique et stratégique. Absolument pas linguistique ou identitaire. Au-delà des différences culturelles et philosophiques (francophones contre arabophones, laïcs contre islamiques) portées par les militants nationalistes algériens, cette crise traduit les rivalités entre des personnalités indépendantistes, aux obédiences idéologiques opposées, pour le contrôle du mouvement nationaliste désormais voué, non pas à continuer à s’armer religieusement de patience pour bénéficier de la générosité réformiste coloniale, mais à s’armer militairement pour déclencher la Guerre de libération pour le recouvrement de l’indépendance de l’Algérie.
Il ne s’agit pas d’une «lutte de classe linguistique» (arabe contre kabyle), mais d’une lutte de places politiques (sur fond de rivalités idéologiques et religieuses, «francisants» contre «arabisants», laïcs contre islamiques). Une lutte des places qui se poursuit, par ailleurs, après l’indépendance.
En effet, depuis l’indépendance, ces deux entités adverses mais complices (arabo-islamistes badissistes et francophiles-laïcs berbéristes, mouvance culturaliste ou mouvement sécessionniste, par leurs idéologies fondées respectivement sur la Oumma fantasmée – le califat islamique – et la Berbérie imaginaire – Tamazgha) œuvrent à la déconstruction de la conscience nationale et à la délégitimation de l’Etat algérien par leurs revendications réactionnaires religieuse ou ethnolinguistique, mais aussi par leurs dévoiements politiques régressifs, au demeurant entreprises de déstabilisation toujours activement opérationnelles.
Ainsi, confirmée de surcroît par une documentation lacunaire disponible et quelques témoignages directs honnêtes, cette crise de 1949, appelée abusivement berbériste, s’inscrit en réalité dans un contexte politique complexe marqué, d’une part, par la contestation de l’autoritarisme et le culte de la personnalité de Messali Hadj et, d’autre part, par l’impatience révolutionnaire de certains militants nationalistes algériens. Cette crise reflète le conflit entre une base militante combative impatiente d’engager la lutte armée (illustrée par la création de l’organisation spéciale – OS – en 1947) et une direction bureaucratique couarde (le PPA/MTLD), hostile à toute forme d’insurrection.
Autrement dit, les véritables mobiles de l’exclusion des nationalistes algériens en 1949, majoritairement originaires de la Kabylie, ne sont pas identitaires ou linguistiques, comme le soutiennent les berbéristes. Si l’aile conservatrice et légaliste procède à la purge des militants radicaux partisans d’un déclenchement d’une insurrection armée, c’est pour des raisons purement politiques. Car elle est hostile à la lutte armée.
Le témoignage postérieur d’Ahmed Mehsas, un militant du mouvement nationaliste activant dès les années 1940, confirme cette réalité historique : «Le berbérisme n’était pas au centre de la crise, cette dernière était interne au parti […] Le véritable problème de la crise, c’était d’aller à l’insurrection ou pas. C’était ça le problème fondamental, mais il n’était pas exprimé de cette façon. […] L’exclusion des berbéristes était une façon d’affaiblir l’OS [et donc le mouvement national] du noyau dur. […] Ceux qui étaient pour le passage à la lutte armée formaient presque la majorité. Du jour au lendemain, on s’est retrouvé en minorité. Ce n’était pas le fait du hasard», précisait-il.
Par ailleurs, contrairement au discours mystificateur propagé par les berbéristes contemporains, le berbérisme, construction idéologique coloniale, ne pollua jamais le mouvement nationaliste algérien.
Pour preuve : dès le début des années 1930, cinq ans après la fondation de l’Etoile nord-africaine, alors que l’organisation est composée majoritairement d’adhérents algériens d’expression kabyle, le programme adopté en mai 1933 revendique dans ses statuts la reconnaissance de la langue arabe officielle et obligatoire dans l’enseignement. Sans faire aucunement mention de la culture berbère. Qui plus est, la question de la langue kabyle n’est absolument pas évoquée.
Ainsi, dès sa naissance, le mouvement nationaliste algérien est exempt de toute forme de berbérisme (construction idéologique coloniale, réappropriée, par esprit de vengeance, par certains «Kabyles» revanchards, animés d’hostilité à l’égard de l’Algérie après la défaite de leur mouvement insurrectionnel déclenché en Kabylie en 1963 : qui sera traité dans notre prochaine contribution). Pour l’ensemble des militants nationalistes, la langue arabe et l’islam constituent, sans nulle contestation, la matrice identitaire de l’édification de l’Algérie indépendante.
Plus tard, en 1943 (donc à la veille de la prétendue crise berbériste), le Manifeste du peuple algérien, rédigé principalement par Ferhat Abbas (qu’on ne peut accuser d’avoir été un partisan du mouvement islamique), formule toujours explicitement la revendication de la reconnaissance de l’arabe comme langue officielle, sans mentionner aucunement la langue kabyle.
Si «question berbériste» est soulevée en 1949, par ailleurs, dans un esprit ethniciste, elle l’est, de manière marginale (de façon «interne au parti», comme le dirait Ahmed Mehsas), par un certain Mohand Sid Ali Yahia, dit Rachid, proche de Ouali Bennaï et membre du comité fédéral de la Fédération de France du MTLD, au moment où le parti vient de donner la priorité à l’OS, autrement dit à l’action révolutionnaire matérialisée par l’insurrection armée. Au reste, le comportement de Rachid Ali Yahia est qualifié par Aït Ahmed d’«agissements irresponsables». Tout s’est passé comme si ce personnage et ses acolytes d’obédience berbériste, au moment crucial de l’histoire de l’avenir de l’Algérie, décidaient, avec l’intrusion intempestive de leur débat berbériste aux relents ethnicistes, de torpiller ce projet révolutionnaire par leurs doléances identitaires et linguistiques propres à diviser le mouvement nationaliste algérien.
Comme si, durant le massif mouvement de lutte du premier Hirak, la minoritaire invisible communauté homosexuelle et lesbienne algérienne s’était invitée avec ses bannières dans les manifestations pour imposer ses orientations sexuelles à l’ensemble des protestataires, ses revendications relatives aux questions de la procréation médicalement assistée pour tous (PMA). Comment les manifestants du Hirak auraient-ils réagi ? Par leur conversion aux orientations sexuelles et adhésion aux revendications délirantes sociétales de cette minorité LGBT ? Ou par l’exclusion de cette provocante et indécente minoritaire communauté homosexuelle, du fait de son incursion anachronique dans un mouvement contestataire éminemment politique ?
En réalité, cet incident historique ne peut être qualifié de crise berbériste, ni de crise anti-berbériste. Mais de crise messaliste. Autrement dit, cette crise a permis de dévoiler les véritables inclinations politiques de la direction du mouvement nationaliste dirigé par le «zaim» Messali Hadj, à une étape décisive de l’histoire de l’Algérie confrontée au choix fondamental de la lutte armée pour le recouvrement de sa souveraineté nationale.
Au-delà des prétendues dissensions sur l’imaginaire question identitaire de l’Algérie soulevée par un seul militant, Rachid Ali Yahia, comme l’avait écrit dans ses mémoires Aït Ahmed, c’est la question de l’engagement radical dans la lutte armée pour l’indépendance qui agite la direction du PPA-MTLD. En effet, le patriarche dirigeant du PPA-MTLD, Messali Hadj, en dépit de son discours radical, factuellement, ne fut jamais un partisan de la lutte armée. Respectueux des lois de la France coloniale, il refusait d’engager une épreuve de force contre le système colonial.
La crise de 1949 incarne la césure, au sein du mouvement nationaliste algérien, entre réformistes et révolutionnaires. Les partisans de la lutte armée et les tenants de la bataille pacifique.
K. M.
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