A propos d’Algériens et de pieds-noirs (*)
Une contribution de Kadour Naïmi – «Le lendemain, à dix heures du matin, le véhicule de Karim longe le Front de mer. La circulation n’étant pas nombreuse, le conducteur jette de temps en temps un regard vers l’extérieur. J’aimerais me promener avec Zahra ici, avant le coucher du soleil, pour bien conclure une journée !»
L’endroit offre un panorama magnifique, quels que soient le temps et la saison, par ciel clair comme en présence de nuages. Même quand il pleut, Karim aime, protégé d’un parapluie, se promener sur le large trottoir longeant la mer, en écoutant la musique de la «douche du ciel», comme il la nomme. Parfois, si la pluie est toute légère, le promeneur apprécie les gouttelettes ruisselantes sur ses joues.
Ce plaisir vient à Karim de sa première enfance. En été, il aimait aller dans la rue, se dévêtir et, le corps nu, danser sous la pluie, avec ses petits amis. La bonne âme qu’était sa mère admirait son enfant.
Sur le Front de mer, Karim apprécie, également, la vue des élégantes mouettes blanches, chantant et dansant leur plaisir de vivre.
Quant au port, il évoque les départs déchirants mais pleins d’espoir des émigrés, et leurs retours émouvants mais amers, en constatant l’effarante régression sociale.
Un jour, au crépuscule, Karim était accoudé sur la balustrade métallique longeant la promenade du Front de mer. Le ciel, la mer, l’air, le soleil, la lumière offraient leur habituelle beauté. Karim eut cette réflexion : «Je comprends pourquoi les colonialistes se sont battus avec l’énergie et la rage les plus extrêmes pour ne pas quitter ce paradis terrestre !»
Dans la mémoire de Karim reviennent des propos de son vieil ami Hakim :
«Durant la colonisation, Oran était l’unique ville d’Afrique du Nord où le pourcentage d’Européens dépassait celui des indigènes… Les colonialistes s’installaient dans les meilleurs endroits du pays, et en chassaient les autochtones… J’ai voyagé dans tout le pays. En contemplant ses monts et ses plaines, ses côtes maritimes et son désert, ses hauts-plateaux et ses vallées, ses forêts et ses steppes, j’ai compris l’acharnement des envahisseurs à vouloir rester maîtres du pays ; j’ai compris la cruauté inouïe qu’ils ont employée pour combattre nos patriotes… Les capitalistes s’enrichissaient en exploitant les ressources naturelles et en faisant suer le burnous de l’indigène, tandis que les Européens ordinaires, eux, profitaient des miettes qui en découlaient, et adoraient ce fabuleux paysage, inexistant dans leur pays d’origine… Voilà ce qui explique, aujourd’hui, la profonde douleur des pieds-noirs, et le ressentiment haineux des fascistes parmi eux, tous sevrés de leur paradis.»
Hakim conclut :
«Si les pieds-noirs ordinaires avaient été intelligents et généreux, ils auraient reconnu leur responsabilité envers le peuple que leurs ancêtres avaient injustement envahi, criminellement maltraité et sauvagement spolié. Alors, ces pieds-noirs auraient combattu, eux aussi, pour l’indépendance et l’égalité avec leurs coreligionnaires autochtones. Alors, une fois la libération acquise, ils seraient restés pour édifier ensemble une société de liberté et de solidarité. Car, notre peuple, quoiqu’on dise, est hospitalier et généreux, à condition d’être respecté. Mais, extrêmement rares furent les descendants des envahisseurs à reconnaître les méfaits du colonialisme, même parmi leur élite intellectuelle, se proclamant «démocrate». Un membre de celle-ci, en recevant un prix Nobel, eut le culot de déclarer «préférer sa mère à la justice», autrement dit à l’indépendance du pays dont il se croyait le légitime habitant.
Hakim murmura avec mélancolie :
– Les dominateurs et ceux qui en profitent sont, toujours et partout, des imbéciles. Oui ! Des imbéciles ! Même en obtenant le prix Nobel, ils ne comprennent pas la contre-violence manifestée par leurs victimes en réaction à l’impitoyable et criminelle violence exercée contre ces victimes par leurs exploiteurs.
Hakim demeura un instant silencieux. En regardant Karim, il expliqua davantage :
– Oh ! Je n’éprouve aucune haine ni aucun mépris pour ces rapaces humains, qu’ils soient tigres ou hyènes, mais de la compassion. Oui, de compassion. C’étaient des handicapés du cœur, sans générosité, et, par conséquent, du cerveau, sans intelligence. De là, leur ruine finale, et la rancœur torturant leur âme jusqu’à la tombe.
Karim admira chez son vieil ami cette capacité de comprendre sans haïr. «En effet, se dit Karim, à quoi bon la haine ? L’important est de comprendre, puis de trouver la solution.»
K. N.
(*) Extrait d’un roman de prochaine publication.
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