Relations en dents de scie entre l’Algérie et la France : pour que ce passé passe
Une contribution d’Abdelkader Kateb – Tout en m’inscrivant en faux contre la teneur de l’éditorial du journal Le Monde, qui s’est empêtré, encore une fois, dans sa livraison d’hier dans une forme de guérilla idéologique qui rend la moindre initiative suspecte des pires intentions entre Alger et Paris. A priori, il ne s’agit là que d’une constatation de bon sens. On est même en droit de se demander pourquoi de tels propos, à l’occasion de la visite officielle en Algérie du président Emmanuel Macron, achevée avec un «partenariat renouvelé» entre les deux pays.
Dans leurs déclarations, certains lobbies, repris par le journal, ont, de nouveau, montré une propension à étaler des appréciations inopportunes, peu amènes et donc inacceptables car les relations officielles imposent à tous un devoir de responsabilité et une obligation d’objectivité qui n’autorisent ni des commentaires déplacés ni des déclarations se situant en porte-à-faux avec la volonté clairement affirmée par les présidents Tebboune et Macron.
Comme le remarquait Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire, «chaque fois que nos sociétés se prennent à douter d’elles-mêmes, on les voit se demander si elles ont eu raison d’interroger leur passé». Raison de plus pour entreprendre au plus vite ce voyage que la raison commande. Et auparavant, de prendre le temps de regarder en face toutes les questions.
Malgré la persistance d’une tension abstraite liée aux vicissitudes de l’histoire, l’ouverture d’un débat constructif autour de la question mémorielle par l’entremise de la création d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour plancher sur la colonisation et la guerre d’Algérie est en soi encourageante en perspective d’une relation stratégique, globale et stable.
Plutôt que d’un passé «qui ne passe pas», mieux vaudrait parler, s’agissant du passé colonial en Algérie, d’un passé méconnu.
Dans cette réflexion, je n’ai pas, bien sûr, une telle prétention, mais je souhaite, en me fondant sur des exemples concrets, en déterminer les raisons des oublis et des silences, dans un contexte prêtant à toutes les polémiques et interprétations biaisées de l’histoire.
Victor Hugo disait un jour qu’«on va garder l’Algérie parce que nous lui apporterons la civilisation». Ce fameux slogan de la «mission civilisatrice» a longtemps fait les choux gras de la propagande coloniale, alors que les faits historiques montrent qu’il s’agit véritablement d’une «mission de colonisation», qui s’est métamorphosée, dans bien des cas, en «mission d’extermination», et ce, de l’aveu même d’historiens français, qu’il serait inutile de citer ici nommément.
Il n’en demeure pas moins qu’un débat serein est nécessaire pour analyser ces faits et apporter une évaluation de ce passé qui fait l’objet d’un mutisme. La colonisation a été un mal absolu, portant de grandes atteintes aux valeurs culturelles universelles. Les droits de l’Homme ont été totalement bafoués, puisque la colonisation a commencé, juste après la capitulation du dey Hussein par un génocide à Alger et ses environs en 1830.
Et nous assistons, aujourd’hui, à un transport des mémoires dans la mesure où la colonisation s’est, entre-temps, déplacée à l’intérieur même de l’Hexagone grâce, notamment, à la communauté algérienne qui porte en elle une mémoire traumatisée. La réticence de certains en France à reconnaître le génocide en Algérie témoigne plus profondément de ce que l’histoire de la colonisation reste à revisiter. Car dans cette longue marche, les commémorations prennent parfois l’allure d’une introspection collective que l’on voudrait exorcisante et purificatrice face à cette période noire.
Aujourd’hui, ce passé est soumis à de nouvelles questions, qui touchent aux identités meurtries, aux mémoires brisées. Cette irruption pose avec acuité la question des enjeux de l’histoire, à l’heure où, peut-être plus que jamais, cet espace se trouve investi d’une demande forte.
Les débats sur ce passé colonial sont des exemples frappants d’un véritable télescopage entre la mémoire et l’actualité, dans lequel les médias et les politiques dépassent et surpassent les historiens. Si l’on n’en croit certains milieux en France, la guerre d’Algérie serait encore un sujet tabou. D’où l’impérieuse nécessité de décoloniser les mémoires. «Mais la mémoire vive de la Guerre de libération nationale ne saurait être réduite à une simple succession de batailles, aussi glorieuses fussent-elles.» «Mémoires de ce passé qui ne passe pas : pareille efflorescence témoigne à quel point (nos) sociétés semblent craindre de perdre leur passé, bien plus que d’être submergées par lui. Pourtant, un tel trop-plein ne laisse pas d’être préoccupant quant aux difficultés qu’éprouvent finalement nos sociétés à assumer leur passé.
Face à la souffrance, les mots deviennent rapidement dérisoires quand le souvenir se fait tenace, notamment par rapport à des mots difficiles à entendre. Récemment encore, ces sujets étaient rarement discutés dans les pages médias des journaux français, qui préféraient les manœuvres sémantiques et rhétoriques et leur habileté à s’octroyer une maîtrise des formes de domination.
Pour revenir à l’histoire, par souci épistémologique, un article de Jean-Paul Sartre sur le sujet, paru en mars 1956, sous le titre «Le colonialisme est un système» démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme et appelle au combat contre ce système. Le texte revient largement sur la question de la violence.
L’historien Eric Hobsbawm affirmait, quant à lui, qu’«aujourd’hui, l’histoire est plus que jamais révisée ou même inventée par des gens qui ne souhaitent pas connaître le passé véritable, mais seulement un passé qui s’accorde à leurs intérêts. Notre époque est celle de la grande mythologie historique».
La création d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour plancher sur la colonisation et la guerre d’Algérie pourrait être une porte de sortie pour que ce passé passe. Cette instance permettra justement de regarder l’ensemble de cette période historique sans tabou.
A. K.
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