Interview – Ghaleb Bencheikh : «La visite de Korsia aurait apporté un plus»
La présence du grand rabbin de France parmi la délégation qui a accompagné le président français «aurait consacré l’ouverture de l’Algérie à l’altérité confessionnelle», pense le président de la Fondation de l’islam de France (FIF). Pour Ghaleb Bencheikh, qui dément avoir remplacé le recteur de la Grande Mosquée de Paris lors de son déplacement avec Emmanuel Macron car, a-t-il corrigé, la vocation de l’institution qu’il préside «n’est pas de pallier les défections», les relations entre l’Algérie et la France «sont tout, sauf banales». Interview.
Algeriepatriotique : Vous avez fait partie de la délégation qui a accompagné le président français Emmanuel Macron en Algérie. Quel bilan faites-vous de cette visite ?
Ghaleb Bencheikh : Nous nous sommes habitués, depuis Valery Giscard d’Estaing, lorsqu’il s’agit de visites des présidents français en Algérie, à un tétraptyque bien connu. Ses quatre volets insistent beaucoup d’abord sur le passé qu’il faut savoir dépasser, en soulignant l’injustice du système colonial. Puis, il faut se tourner résolument vers l’avenir : construire un avenir commun, radieux et mutuellement avantageux. Ensuite, il faut surtout s’adresser à la jeunesse, aux deux jeunesses algérienne et française avec des projets porteurs de sens et d’espérance. Enfin, il y a lieu de promouvoir l’amitié entre les deux peuples. N’oublions pas que l’intitulé même de la visite du président Macron est une visite officielle et d’amitié.
Maintenant, pour répondre directement à votre question. Oui, de mon point de vue, le bilan du déplacement, à Alger et à Oran, du président français Emmanuel Macron est extrêmement positif sur tous les plans ; le point d’orgue en est la signature de «la Déclaration d’Alger pour un partenariat renouvelé».
Si du côté officiel, les présidents algérien et français se sont dit satisfaits des résultats de ce déplacement de Macron en Algérie, les médias, eux, semblent plus mitigés. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Les relations entre l’Algérie et la France sont complexes, passionnelles et passionnées, tantôt tumultueuses, tantôt apaisées. Elles sont tout, sauf banales.
Il me semble que le décalage entre l’expression de satisfaction affichée par les deux présidents Tebboune et Macron et le caractère mitigé que revêtent les appréciations des médias s’expliqueraient par les suspicions que nourrissent certains parmi ces derniers quant à la sincérité des intentions des protagonistes. Leur défiance se fonde sur la récente brouille diplomatique grave qui a assez duré dans le temps. Mais, en amitié, il faudrait bien quelques moments de fâcherie pour que la réconciliation soit intense et chaleureuse. En outre, certaines supputations relatives à la non-application du contenu de la Déclaration d’Alger allaient bon train.
Toujours est-il que beaucoup plus que des gestes d’apaisement ou des marques de détente, plus que des pétitions de principe, c’est une réelle volonté d’aller de l’avant qui est nécessaire et attendue pour que les deux peuples algérien et français, avec comme ossature la communauté franco-algérienne et ses talents, connaissent ensemble dans leur destin commun paix, bonheur et prospérité.
Certaines sources croient savoir que vous avez remplacé le recteur de la Grande Mosquée de Paris à la dernière minute. Est-ce vrai ? Si oui, qu’est-ce qui a motivé ce changement ?
Je n’ai remplacé personne. La vocation de la Fondation de l’islam de France que j’ai l’honneur de présider n’est pas de pallier les défections. Tout simplement, ces sources se trompent et ne peuvent étayer leurs allégations par aucun élément probant.
Ma présence dans la délégation présidentielle française est voulue intrinsèquement. Et, c’est naturellement et avec plaisir que j’ai accédé au désir du président Macron et ai répondu à sa demande. N’oublions pas que nous avons consacré, entre autres, à la question mémorielle des travaux et des débats dans le cadre de notre université populaire afin d’aplanir toutes les difficultés liées à la colonisation et le référent islamique.
La venue du grand rabbin de France a été annulée in extremis, officiellement pour raison de santé. Pensez-vous que la présence de Haïm Korsia en Algérie aurait apporté un plus à la visite officielle de Macron ?
Oui, je crois fondamentalement que la présence du grand rabbin de France aurait apporté un plus à la visite officielle et d’amitié d’Emmanuel Macron. Elle aurait consacré l’ouverture de l’Algérie à l’altérité confessionnelle, notamment au rameau juif de la grande famille abrahamique, en plus du rameau chrétien. Je constate que les autorités algériennes ont octroyé le visa à Haïm Korsia et le président Tebboune lui-même a affirmé à Monseigneur Vesco, archevêque d’Alger, qu’il n’y avait aucune réticence à ce que le grand rabbin de France fût présent en Algérie. Bien au contraire, c’eût été une occasion avec Jean-Paul Vesco et les dignitaires religieux musulmans en Algérie d’avoir un dialogue judéo-islamo-chrétien qui mettrait en avant les valeurs d’accueil, de générosité, d’hospitalité et de fraternité enseignées par le Coran, la Torah et l’Evangile. Ainsi, la confiance sera recouvrée et la paix instaurée sur un substratum de justice et d’équité.
L’annonce de la présence du responsable religieux juif a donné lieu à une levée de boucliers sur les réseaux sociaux. En réponse, ce dernier a réitéré sa «proximité avec Israël » dont il a affirmé qu’il ne pouvait la «renier». Comment, selon vous, les deux communautés doivent-elles agir pour faire un distinguo clair entre judaïsme et sionisme, et antisémitisme et antisionisme ?
La raison, le bon sens et l’intelligence hybride du cœur et de l’esprit recommandent de distinguer les registres, de séparer les paramètres et de faire preuve de discernement. Le judaïsme comme religion, tradition et spiritualité ne peut être confondu avec la politique des différents gouvernements israéliens.
En outre, la solidarité du peuple algérien avec la cause palestinienne n’est pas une solidarité d’instinct, allant de pair avec une quelconque appartenance confessionnelle ou ethnique. Il y a d’ailleurs des Palestiniens chrétiens et d’autres athées. La solidarité est fondée sur le droit et la justice et s’inscrit dans le cadre de la légalité internationale.
L’antisémitisme dans l’acception retenue après moult débats, puisque d’aucuns lui préfèrent le terme judéophobie, est la haine, la discrimination et l’hostilité manifestées à l’encontre des juifs parce que juifs en tant que groupe ethnique, religieux ou supposément racial.
A travers l’histoire récente, les motifs et mises en pratique de l’antisémitisme ont dû inclure divers préjugés fallacieux, des allégations mensongères, des mesures discriminatoires ou d’exclusion socio-économique, des expulsions injustes, des massacres effroyables d’individus ou de communautés entières. L’expression antisémite est condamnée et condamnable. Tandis que le sionisme est le nom donné à la fin du XIXe siècle à un mouvement politique. Rappelons que le terme apparaît pour la première fois dans l’histoire en 1890 sous la plume du penseur Nathan Birnbaum.
Il a beaucoup été question d’islam de France ces derniers temps, notamment à l’occasion de la campagne pour la présidentielle d’avril dernier. Or, on n’a pas beaucoup entendu la Fondation que vous présidez au milieu de cette agitation, provoquée, notamment, par le discours islamophobe d’Eric Zemmour, du Rassemblement national et de deux ou trois ténors de la droite. Pourquoi ce silence ?
Pardonnez-moi ! Je vous trouve quelque peu sévère dans votre question. Il se trouve que durant toute la campagne électorale et, bien avant, tout comme nous continuons après, nos prises de position systématiques contre ce candidat haineux ont été claires et incessantes. Je ne citerai que quelques-unes de nos manifestations, à l’exemple de l’important colloque sur la théorie inepte du Grand Remplacement afin de dirimer le bien-fondé de l’idéologie raciste qu’elle sous-tend. La caution intellectuelle amenée par le professeur au Collège de France François Héran et la politologue Catherine Wihtol de Wenden du CNRS ont garanti le succès du colloque, sans parler des réactions contre tous les propos diffamant les musulmans ou nous faisant sortir de l’Etat de droit, comme la proposition d’Eric Ciotti de créer un Guantanamo à la française ! Nous avons toujours dénoncé et réprouvé les attaques dont ont fait l’objet les musulmans, citoyens et résidants légaux, en France.
Comment voyez-vous l’avenir des relations en dents de scie entre l’Algérie et la France à l’avenir, à la lumière de la visite que vous venez d’effectuer avec le président Macron et à l’aune de ce que vous avez vu et entendu sur place ?
Soixante ans dans la vie des nations, c’est court. D’aucuns pensent même que pour la révolution française, nous n’avons pas suffisamment de recul pour tirer toutes les leçons, alors que dire de la révolution algérienne.
La promesse de paix, de stabilité et de prospérité des deux peuples est directement liée à la fidélité aux idéaux de l’humanisme et ceux pour lesquels la révolution française eut lieu pour le côté français et aux idéaux exprimés notamment par la Charte de la Soummam pour le côté algérien.
Résultante d’un passé, certes, douloureux mais qui a néanmoins donné lieu à une intimité fertile, le binôme franco-algérien peut participer à faire de la zone méditerranéenne un incubateur d’avenir. Les défis du monde, les périls et les difficultés les plus tenaces se jouent aussi dans cette zone à la grande histoire. Le couple franco-algérien peut être le noyau d’un mouvement durable vers le développement de la rive sud, seul à même de sauvegarder les équilibres et de nourrir les ambitions communes.
Aux tensions mémorielle et migratoire doivent se substituer l’élan créateur et la dynamique des échanges fructueux. Tout comme le couple franco-allemand a été le fer de lance de l’Europe, l’Algérie et la France peuvent être motrices de la «nouvelle Méditerranée». La jeunesse, encore une fois, y jouera un rôle déterminant. C’est pour cela que nous sommes nombreux à espérer un OFAJ, l’Office franco-algérien pour la jeunesse, inspiré du modèle franco-allemand.
Interview réalisée par Karim B.
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