L’importance vitale du devoir de mémoire
Une contribution de Kaddour Naïmi – Il n’est pas question de ressentiment, de haine ou tout autre sentiment négatif, mais seulement de la conscience que préserver la mémoire du passé, la vraie, est indispensable pour vivre au mieux le présent et préparer le futur. Par conséquent, qui tente de faire oublier le passé, de l’occulter, de le traficoter, de l’embellir ou de le salir à outrance, est un ignorant ou un malveillant. Tout passé contient son lot de positivité et de négativité : il s’agit de les reconnaître, et d’en tirer les leçons. Quelques brefs exemples significatifs.
La France, malgré l’Union européenne, n’oublie pas les méfaits de l’occupation nazie, n’y voit rien de positif, et célèbre à chaque occasion la résistance patriotique des Français. Par contre, sa caste dirigeante s’efforce toujours de faire oublier les méfaits de l’occupation coloniale française en Algérie, ose y voir des effets «positifs», et fait tout pour diminuer la valeur de la résistance patriotique algérienne pour l’indépendance nationale. Ce comportement n’est pas étonnant de la part d’une caste qui ne renonce pas à son «rêve» colonial et néocolonial car, sans lui, elle perd son statut «impérial», basé sur la spoliation des ressources des ex-colonies.
De l’autre côté de la planète, la caste dirigeante japonaise nie encore le crime de guerre que fut l’occupation de la ville chinoise de Nankin, durant l’occupation fasciste japonaise, et, bien entendu, occulte la résistance chinoise à cette invasion.
C’est pourquoi les dirigeants chinois veillent toujours, inlassablement, à rappeler à leur peuple ce que furent la criminelle occupation fasciste japonaise, et la glorieuse résistance du peuple chinois. Lors de ma résidence en Chine, j’ai constaté combien de musées, de stèles publiques et autres témoignages de cette époque existent partout dans le pays, jusqu’aux villages de montagnes les plus isolés, sans parler des innombrables et incessants films documentaires et de fiction sur ladite période. J’ai assisté à des manifestations publiques commémoratives et regardé des œuvres télévisées et cinématographiques qui rappellent l’occupation et la résistance. Très instructif et très émouvant ! Certes, les Chinois sont conscients d’avoir des problèmes intérieurs, mais ils sont totalement unis et résolus pour défendre leur patrie contre toute agression externe, et reconnaissent que cette défense exige la solution des problèmes internes.
De retour en Algérie, certains chantent les «beaux jours» de la colonisation, et stigmatisent les «crimes» de la résistance algérienne. J’ai déploré l’insuffisance des musées, des stèles publiques, des manifestations commémoratives, des films et documentaires sur l’époque de la lutte de libération nationale. «Oh ! déclarent certains, ça suffit avec le passé ! Tournons la page ! Regardons l’avenir !» D’autres affirment avec outrance : «Quoi, les méfaits du colonialisme ? Et vos fellaghas, n’ont-ils pas commis des méfaits ?» Dans cette comptabilité mortifère, mettons sur la balance les victimes dont l’auteur est le colonialisme et celles dont l’auteur est la résistance anticoloniale : la différence est énorme et significative, le verdict sans appel.
Voici comment les dirigeants et citoyens chinois considèrent le problème de leur résistance à leurs oppresseurs (je traduis le texte de l’affiche) : «Gardez à l’esprit l’histoire et efforcez-vous d’être fort – 1945-2022 : le 77e anniversaire de la victoire de la guerre de résistance du peuple chinois contre l’agression japonaise.»
Revenons à l’Algérie. Concernant son passé, l’historien Benjamin Stora affirme : «Tout n’a pas encore été dit ou écrit à propos de la longue histoire de la colonisation française (132 ans), et de la guerre d’indépendance algérienne.» (1) Quant au présent de l’Algérie, Yves Bonnet, l’ancien patron de la DST, actuelle DGSI, déclare : «D’une manière générale, la France devrait se faire plus respectueuse des autres pays souverains et cesser de se mêler de ce qui ne nous regarde pas.» (2) On constate ainsi que le passé et le présent s’influencent réciproquement.
Alors, rappelons et affirmons avec fermeté : le colonialisme français en Algérie fut un crime contre l’humanité, une tentative de génocide, empêchée uniquement par la résistance de la population indigène. Et si l’Algérie indépendante existe aujourd’hui, c’est contre la volonté du colonisateur. Et la relation avec ses descendants et profiteurs ne peut être amicale et sereine qu’à la condition que ce crime colonial soit officiellement reconnu, avec les excuses qui s’imposent, pour ne pas parler des dommages et intérêts (les juifs n’en bénéficient-ils pas de la part de leurs oppresseurs allemands passés ? Alors, pourquoi pas les Algériens ?). Et tant que cette reconnaissance de crime colonial n’est pas présentée officiellement, la mémoire de celles et ceux qui sont morts pour la dignité algérienne nous imposent de la réclamer en leur nom.
Posons, donc, la question : en Algérie, où sont et quelle est la signification réelle des manifestations qui permettent de garder à l’esprit l’histoire et stimulent l’effort d’être fort, et cela dans tous les domaines ?
Certes, nos rues sont pleines de noms de moudjahidine tombés au champ d’honneur, mais combien de citoyens y prêtent attention ? Certes, une stèle se dresse au cimetière des martyrs à Alger, mais combien y voient la signification réelle ? Deux faits semblent dignes d’être relatés.
Lors du cinquantième anniversaire de l’indépendance, une pièce théâtrale commémorative fut présentée au Théâtre national d’Alger en présence de l’ex-président Bouteflika. Je fus totalement effaré de cette œuvre : la lutte de libération nationale était représentée comme une sorte de «Folies Bergères» ! J’eus les larmes aux yeux tant je considérai insultés ceux qui ont donné leur vie pour notre indépendance, et je peinai à maîtriser mon indignation de voir le président du pays assister à cette mascarade, sans parler de l’argent gaspillé et du metteur en scène étranger (il n’y aurait donc pas de metteur en scène algérien digne et compétent ?). Me revinrent en mémoire un spectacle théâtral nord-coréen (Mer de sang) et un autre chinois (La Fille aux cheveux blancs) sur leur résistance à la même invasion fasciste japonaise, et, faisant la comparaison avec la pièce présentée au TNA : honteuse régression, ridicule imposture, manque de dignité, insulte à l’histoire et à la mémoire, affligeante médiocrité «artistique» !
A Oran, j’ai découvert un musée de la mémoire sur la Guerre de libération nationale. Absolument instructif et bouleversant ! Les visages jeunes et vieux, de simples chômeurs, d’ouvriers ou d’intellectuels, d’hommes et de femmes qui ont souffert jusqu’à la mort pour notre indépendance nationale, pour me donner la dignité de n’être plus un «bougnoule» colonisé. Quand j’ai demandé qui eut l’initiative et finançait ce très utile lieu, deux anciens moudjahidine m’ont déclaré que l’entreprise était uniquement la leur et que le financement était uniquement le leur et de quelques autres citoyens. De l’Etat, rien ! Et me revinrent en mémoire tous les lieux de commémoration sur la résistance populaire anticoloniale que j’ai visités au Viet Nam, et ceux de la résistance antijaponaise visités en Chine. Par comparaison, en Algérie, pas assez (pour utiliser un langage poli).
Dernièrement, le chef d’état-major de l’ANP, le général d’Armée Saïd Chengriha déclara : «La bataille, vitale et décisive, que nos jeunes sont appelés à mener et à gagner est celle de la conscience.» Totalement juste ! Reste à déterminer comment. Et savoir que pour y parvenir, seuls les citoyennes et citoyens absolument patriotiques intègres en sont capables. Il est absolument urgent de faire revivre l’esprit qui a permis la victoire contre le colonialisme français, et que cet esprit stimule l’effort pour neutraliser les néo-colonialismes qui menacent aujourd’hui la patrie, c’est-à-dire ses matières premières, son territoire et son peuple.
Certains objecteront : «Eh, là ! Cet appel vise à détourner le peuple des problèmes intérieurs dont souffre le pays !» Réponse : tout au contraire, l’appel à raviver l’esprit patriotique de la Guerre de libération sert également à résoudre les problèmes intérieurs, car, pour une nation, plus elle résout ses problèmes intérieurs, plus elle est capable d’affronter avec succès ses problèmes extérieurs. Comme les Chinois, les Vietnamiens, les Cubains, les Russes et autres peuples menacés par la dictature impérialiste, efforçons-nous de trouver des solutions correctes à nos divisions internes, et soyons fermes sur notre unité patriotique face aux menaces externes. Elles ont déjà détruit l’Irak et la Libye, essaient de détruire la Syrie, étouffent le Liban, assujetti le Maroc, maintiennent le peuple palestinien dans l’apartheid. N’est-ce pas assez comme avertissement aux patriotes algériens afin de maintenir vivace le souvenir de nos résistantes et résistants, et nous efforcer à être à leur hauteur, pour contribuer à l’instauration d’une planète de peuples solidaires, affranchis de toute forme de domination impérialiste ?
K. N.
1- https://tribune-diplomatique-internationale.com/benjamin_storahistoirecolonisationguerre_dalgerie/
2- https://www.algeriepatriotique.com/2022/09/06/exclusif-yves-bonnet-le-bilan-de-la-visite-de-macron-a-alger-reste-mediocre/
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