Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme
Une contribution de Khider Mesloub – Dans la société capitaliste, aujourd’hui mondialisée, le dieu-argent régente notre vie. Tout le monde est soumis à sa puissante attraction. Tout le monde lui voue un amour passionné. Chacun le courtise, veut l’atteindre, l’étreindre, le mettre sous son matelas, le coucher sur son compte bancaire pour le féconder, lui assurer des héritiers. L’argent impose sa puissance sociale. De là vient qu’il nous contraint constamment à calculer, à dépenser, à économiser. A être créditeur, débiteur. L’argent humilie l’homme. L’argent corrompt l’homme. L’argent pourrit les gens. L’argent est une matière nocive qui n’a pas d’équivalent, son pareil. Il s’impose comme l’unique valeur devant laquelle toutes les autres valeurs humaines s’inclinent, déclinent, se ruinent. Les valeurs humaines ne rivalisent pas devant sa puissante position dissolvante destructive.
Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme. L’obligation de tout acheter et de (se) vendre constitue un obstacle à toute libération et autonomie authentiquement humaines. L’argent transforme les individus en concurrents, en rivaux, en ennemis. L’argent dévore l’humanité de l’homme. L’échange (monétaire, marchand) est une forme barbare du partage. Le calcul et la spéculation sont devenus le moteur des rapports sociaux.
Comme le proclame un commerçant dans une pièce de théâtre de Bertolt Brecht : «Je ne sais pas ce qu’est qu’un homme, je ne connais que son prix.» Telle est la doxa de toute civilisation asservie au culte de l’argent. Au sein de la société capitaliste, l’homme, en guise de cerveau, s’est doté d’une calculette. Sa raison raisonnante ne raisonne plus. Car elle est accaparée par les calculs égoïstes de sa vie glaciale, parasitée par sa logique comptable. Le quantitatif a triomphé du qualitatif. L’avoir a supplanté l’être, planté son être.
L’argent nous ampute de nos possibilités. Car, dans ce système mercantile, ces possibilités ne se réalisent qu’au moyen de la solvabilité. L’argent méconnaît l’investissement gratuit, il n’est attiré que par l’échange lucratif. De sorte que des millions d’énergies créatives meurent faute d’oxygène monétaire nécessaire à leur accomplissement. Combien d’intelligences demeurent en friche pour ne pas être nées riches. Des millions de diplômés sont réduits au chômage faute de débauché professionnel. Quelle aberration humaine, quel gâchis : le système capitaliste anarchique «éduque-forme» 20 ans durant des centaines de millions d’élèves dans ces écoles-casernes pour, au final, ne leur offrir aucun avenir professionnel, perspective d’insertion sociale, car il n’a pas les moyens de les intégrer dans la production régie par l’argent, la valorisation, l’accumulation.
Quand l’argent se saisit de l’être, l’être se mue en son agent vil et servile.
Une chose est sûre : dans cette période de crise systémique du capitalisme, d’effondrement de l’économie libérale dégénérée, l’humble humanité régénérée (le prolétariat mondial) n’a pas besoin de miser sur l’augmentation de sa réserve d’argent mais, au contraire, d’œuvrer à l’anéantissement de cette matière toxique et létale. Elle doit non seulement exproprier la marchandise et l’argent mais les supprimer. Car, comme l’a écrit Tolstoï : «L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel.»
Plus rien ne doit être ravalé à une marchandise : les individus, les logements, les moyens de production, la nature. Il faut cesser la reproduction des rapports marchands, responsables de notre malheur, de notre dégradation physique, notre dépression psychologique, notre avilissement moral, notre aliénation.
L’argent, symptôme et moyen d’asservissement, n’est que le signe conventionnel donnant le droit ou le moyen de profiter du travail d’autrui. L’argent offre à une minorité fortunée, ces négriers des temps modernes, la liberté d’aliéner celle des autres, autrement dit d’acheter leur soumission, notamment par le travail salarié.
Force est de constater qu’à l’ère de l’argent-roi, n’importe quel vulgaire plébéien est assuré de se hisser aux cimes du pouvoir (j’allais écrire crimes du pouvoir, tant l’homologie des mots induit l’homogénéité des maux : «cime du pouvoir» rime avec le pouvoir du crime ; tout pouvoir (de classe) s’édifie sur l’amoncellement de cadavres politiques, économiques, sociaux) par la grâce de son compte bancaire alimenté par ses prédations. N’importe quel médiocre roturier est capable d’accéder aux palais de la puissance politique (j’allais écrire la puissance phallique tant l’érection de tout pouvoir est une forme de sublimation érotique de l’impuissance sexuelle de tous les gouvernants) grâce à ses liasses de billets amassées à force de prévarications opérées par son esprit de prédation. Et par la grâce de sa puissance financière, se faire respecter, admirer, aduler, élire, obéir. Exiger des autres pour lui de mourir à la tâche à force de travail exténuant et aliénant, de se sacrifier sur le champ de la patrie, cette abstraction nationale régie par les grands argentiers pour leur seul profit, évoluant au sein d’une société marchande irriguée par les seules «eaux glacées du calcul égoïste».
De nos jours, pour reprendre à notre compte un dicton cité par le philosophe Kant : «Tout homme a son prix pour lequel il se vend.» Aujourd’hui, avec la dégradation de sa valeur réduite à sa plus simple expression monétaire dévaluée, nous dirions : pour lequel il se brade, il se solde, au plus offrant.
Quand l’argent se saisit de l’être, l’être se mue en son agent vil et servile. L’argent permet de blanchir l’âme la plus ténébreuse, d’absoudre les criminels de guerre, de disculper les puissants scélérats, les potentats du pouvoir et des affaires. Il permet d’embellir la laideur par sa seule possession. De transmuer l’ignorance en intelligence tant l’argent rend brillant. L’argent s’impose comme l’argument d’autorité, voire l’autorité de régulation de l’argumentation, tant sa puissance exerce sur tous les sujets la censure. L’argent permet d’unir des individus aussi hétérogènes qu’antagonistes, former des couples aussi dissemblables qu’incompatibles, par son unique pouvoir d’aimantation transactionnelle vénale.
L’argent permet de vacciner une minorité de privilégiés contre le virus de l’infortune, au détriment de l’immense majorité de l’Humanité infectée par la pandémie d’indigence, ce covid de la misère chronique inoculé par la société marchande, dominée par les classes financières parasitaires qui vouent une vénération absolue à leur dieu-argent couplée à une aversion atavique au peuple, nourri, dans certains pays, par ces mêmes machiavéliques classes régnantes bellicistes, à l’opium religieux, ce soporifique aliment qui a la puissance de soulager la misère sans dépenser le moindre argent.
La religion offre le luxe de supporter richement sa pauvreté, par la grâce du capital-croyance, cet opulent trésor divin source de la foi du pauvre. Elle procure la chance de remplir virtuellement son être sans posséder réellement le moindre avoir. La religion est une sorte d’assurance-vie octroyée au croyant, lui garantissant un capital-bonheur mais uniquement dans l’Au-delà, versé une fois décédé, après avoir mené une existence parcourue d’accidents sociaux et économiques non pris en charge par la société gangrenée par l’insécurité existentielle. Une société déchirée par les injustices sociales, par ailleurs dominée par les puissants, épargnés, eux, par l’infortune. Donc assurés, de leur vivant, de profiter de leur capital-bonheur terrestre hic et nunc.
Quand tout se monnaye, même l’honneur et la dignité, la vertu et la morale, c’en est fini de l’humanité.
Plus que jamais, nous devons œuvrer à l’instauration d’une société humaine universelle débarrassée des rapports marchands, s’atteler à l’éradication du fétichisme de l’argent, à l’anéantissement de la dictature du profit. Œuvrer à l’édification d’une société produisant non pour vendre mais pour satisfaire les besoins essentiels humains. Une société dans laquelle les hommes et les femmes reçoivent leurs produits et leurs services librement, selon leurs besoins, sans médiation monétaire.
Une société dans laquelle les relations humaines sont directement établies, sans transaction pécuniaire. Dans laquelle les oppositions de classes seront abolies. A rebours de cette société capitaliste belligène où les individus s’opposent, selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux, leurs origines ethniques et nationales.
Songeons que, pour prendre seulement l’exemple de l’Algérie, il y a à peine plus de cinquante ans, toutes les catégories du monde capitaliste (argent, marchandise, salariat, etc.), ces rapports marchands étaient totalement inexistants au sein de la société algérienne. De même qu’ils étaient ignorés dans d’autres pays semi-féodaux, semi-colonisés. Pierre Bourdieu l’a amplement démontré dans ses travaux consacrés à l’Algérie. Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de l’absence totale des catégories marchandes capitalistes dans la société kabyle. En effet, en opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu a présenté les paysans kabyles (fellahine) comme participant (ou ayant participé) à une économie du don ou «de la bonne foi» dans laquelle le «travail» individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l’esprit de calcul. Il a démontré que, dans la société kabyle, il n’y a pas de distinction entre «travail» (activité) et loisirs. Bourdieu a caractérisé le bouniya – l’homme de la bonne foi «pure» – par son attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que personne ne songe à perdre, à employer ou à économiser. Dans la société algérienne, la hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d’une ambition diabolique. Tout le contraire de la société de l’urgence en cours dans les pays capitalistes modernes. Dans ces sociétés, le temps, c’est de l’argent (time is money).
Preuve que le capitalisme n’est pas naturel, mais un mode de production historique, spécifique, transitoire, voué à disparaître. Pour une fois, le passé est le meilleur miroir de l’avenir, le meilleur reflet du devenir. N’oublions pas que seule la rétrospection nous permet de tracer la prospective, d’avoir une perspective. Présentement, la mémoire est le miroir de l’avenir. Pensons qu’il existe encore dans notre vie des séquences sans médiation monétaire, sans argent : dans l’amour, dans l’amitié, dans la sympathie et l’entraide. Quotidiennement, nous cultivons encore ces échanges millénaires, sans présenter de facture à notre interlocuteur, à notre prochain.
Qui nous empêche d’élargir ces rapports humains gratuits à toutes les sphères de la société ? La réponse : nous-mêmes. Par notre «servitude volontaire», notre lâcheté, notre pusillanimité, notre frilosité en matière de combativité, nous refusons de nous libérer de nos chaînes, de nos catégories de pensées marchandes, de nos valeurs mercantiles, de notre cupidité, de notre oppression protéiforme. Le système capitaliste a fait de nous des esclaves… de son Argent (Son argent car il – les détenteurs de capital – ne consent à nous céder que des miettes monétaires pour nous permettre à peine de survivre) que nous adulons comme une déité.
De manière générale, la critique demeure inopérante sans s’accompagner d’une perspective : la transformation de l’ordre existant. Cependant, la perspective sans la critique demeure aveugle. De même, la critique sans perspective demeure impuissante.
Il est intolérable, pour notre existence, de dépendre d’autres individus (patrons, employeurs publics, gouvernants) qui tiennent entre leurs mains notre destin individuel et collectif. Il faut en finir avec l’autodomination et l’autocratie. Le système de domination capitaliste est le plus totalitaire, le plus complexe, le plus destructeur. Notre vie est tellement conditionnée par le capital que nous reproduisons le système quotidiennement sans être conscient de l’existence d’une autre alternative. Le capital colonise nos cerveaux. On pense au travers de ses catégories marchandes et monétaires posées comme naturelles et éternelles. Donc, tout bouleversement implique la suppression et la négation du capital. De sorte que toute transformation des structures sociales implique la mutation de notre base mentale ; et aucune mutation de la base mentale sans la suppression des structures sociales aliénantes.
Indéniablement, aujourd’hui nous ne sommes plus au stade des protestations, ni des indignations. Ni, pareillement, à la phase de la rénovation de la démocratie financière, ni du lifting de la politique bourgeoise. Ni à l’ère de la lutte pour l’égalité et la justice, ni à l’ère du combat pour l’Etat social et l’Etat de droit. Toutes les politiques économiques du capital ont échoué : le libéralisme, le keynésianisme, l’Etat-providence, le stalinisme, les socialismes tiers-mondistes militarisés, l’islamisme, le populisme, le multiculturalisme, le fascisme, etc. Tous ces combats sont révolus, surannés. La société capitaliste n’offre plus d’avenir. Elle est en pleine putréfaction. Elle est vérolée. Elle suinte de tous ses pores la mort, déchaînée par ces porcs gouvernementaux et financiers, installés confortablement à Washington, Paris, Londres, Tel-Aviv, etc. L’humanité doit donc renouer avec la Vie. Il faudrait ressusciter le vivant de l’homme enseveli par le capital.
L’époque est à la transformation radicale des conditions sociales et économiques ; à la suppression de toutes les valeurs marchandes capitalistes qui nous enchaînent, oppriment, avilissent, affament, menacent d’anéantissement par la guerre généralisée en cours. Il faut abolir notre statut d’esclave (salarié, chômeur à vie, «citoyen veau-tant»). Il faut nous libérer de cette prison mentale bourgeoise qui nous prive de notre authentique liberté. Il faut se libérer de toutes ces figures immanentes de la domination capitaliste : politique, Etat, démocratie factice bourgeoise, argent, salariat, marchandise. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée, marquée au fer rouge sang. Cette vallée de larmes, cet immense rocher de Sisyphe de malheurs qui revient en rond, en cycle par la faute des crises économiques capitalistes récurrentes et écœurantes.
Il s’agit de se réapproprier notre existence. De faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Il nous faut plus être ceux que nous sommes forcés d’être : des estropiés de la vie, contaminés par l’asservissement volontaire, donc soumis à cette société capitaliste fondée par l’argent, sur l’argent, pour l’argent, cette matière toxique qui empoisonne l’humanité, emprisonne sa liberté authentique.
M. K.
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